Chapitre 1 Bienvenue à Montréal


C'était sans doute la crise de la trentaine qui avait mené Albane Corriveau devant cette ancienne bâtisse du début du XXe siècle, rue d'Iberville, à Rosemont, l'un des quartiers convoités par les expatriés à Montréal. La trentaine, ou un cœur brisé après des années sacrifiées au profit d'un homme qui, une fois que son entreprise d'installations électriques industrielles avait fleurie, a pu se permettre de passer tout son temps libre dans les bras d'une autre, moins à cheval sur les cahiers de compte que sur les genoux de celui qui en détenait les ficelles, à en croire les factures de bijoutiers savamment passées sur le solde de l'entreprise. Albane, elle, n'avait pourtant pas compté ses heures pour lui permettre de garder la tête hors de l'eau lors de ses premières années d'activité. La jeune infirmière n'avait pas lésiné sur les investissements de ses propres deniers pour l'aider à atteindre son statut de dirigeant employant pas moins d'une centaine de personnes pour réaliser les travaux qu'il ne se fatiguait même plus à vérifier par lui-même. Et c'est d'ailleurs lorsqu'elle voulut le surprendre à son bureau que Albane découvrit le pot aux roses. Ce n'était pas faute d'avoir levé les yeux aux ciels maintes fois devant les scénarios clichés de « Petits secrets entre voisins », seul programme viable sur lequel elle tombait lorsqu'elle revenait de garde avant que le soleil ne se lève, et qui lui avait pourtant appris que faire une surprise à son conjoint sur son lieu de travail n'avait rien d'une bonne idée. Mais, que voulez-vous ? Albane était une grande romantique, et c'est ainsi qu'elle avait décidé de fêter leur anniversaire de rencontre, qui est depuis aussi devenue la date de leur rupture.

S'en sont suivies larmes, engueulades, et valises sur le palier. En plus de lui avoir aspiré toutes ses économies et tout son amour, cet odieux personnage dont elle ne voulait même plus ne serait-ce que prononcer le nom s'était attribué leur appartement du 15e arrondissement de Paris, leur chien, et tous les souvenirs de leur vie passée. Il ne restait plus qu'à Albane le maximum que pouvait contenir son bagage, amené sans surcoût dans la soute d'un long courrier qui lui avait coûté une partie non négligeable de son solde de tout compte. Elle avait même été contrainte de léguer ses produits de soins à celle qui lui avait volé sa place sans une once d'embarras. Inutile de clôturer sa ruine dans des frais d'avocat, le grand patron avait désormais plus que les moyens de lui prendre en plus sa dignité. Et tandis qu'il la troquait pour une jeune mannequin tout juste dans la vingtaine - on n'était plus à un cliché près -, Albane choisit de recommencer sa vie à zéro de l'autre côté du planisphère, contre l'avis des quelques proches qui lui restaient. Bien sûr que cela n'avait pas été si simple de partir de l'autre côté de l'océan, seule, loin de ses parents et de son frère, mais tout comme sa relation lui avait prouvé : rien n'était définitif. Et elle ressentait le besoin viscéral d'écouter ce coup de folie, vivre pleinement sa vie, sans plus avoir à la consacrer à qui que ce soit d'autre qu'elle-même.

Oui, Albane Corriveau était suffisamment restée dans son cocon, il était désormais temps pour elle de se transformer en la femme papillon qu'elle avait abandonnée le jour où elle avait tenu pour la première fois la main de cet homme ingrat, dix années auparavant. Mais avant que les ailes ne lui poussent, encore fallait-il qu'elle parvienne à se faire une place dans l'immense pays qu'elle avait choisi pour l'accueillir. Obtenir son permis de travail temporaire n'avait pas été des plus simple, il lui avait fallu beaucoup de patience et bien des souffrances administratives avant d'en percevoir la confirmation. Et il ne lui garantissait même pas une place douillette au milieu des Québécois, son aventure pourrait bien tourner court dans les semaines qui suivent, pour peu qu'elle ne parvienne pas à faire ses preuves ! Mais ce n'était pas le moment de douter de soi ! Après huit longues heures de vol, il serait stupide de reculer maintenant. C'est ainsi que la petite brune, cheveux négligemment attachés dans un chignon pour masquer le jet-lag qui la guettait, gravit les quelques marches qui la menaient à sa colocation. C'était tout ce qu'elle pouvait se permettre à cet instant, avec les maigres finances qui lui restaient. Et cela avait au moins eu le mérite de rassurer sa mère, bien trop inquiète à l'idée de laisser sa précieuse fille seule dans ce pays dont elle ne connaissait que peu de choses. Au moins quelqu'un s'apercevrait de sa disparition, le cas échéant. D'ailleurs, il serait peut-être judicieux d'envoyer un SMS à ses parents pour les prévenir de son arrivée. Ou peut-être les appellerait-elle une fois installée, après tout, ils voudront tout autant savoir si elle se trouve bien dans cet appartement partagé, et lui quémanderont une description complète des autres habitants. Pourvu qu'il n'y ait que des femmes, il manquerait plus qu'elle ait à faire face au regard réprobateur d'un paternel un peu trop protecteur après avoir permis à un homme de réduire le cœur de sa « petite » fille en miettes...

La main relevée, prête à annoncer son arrivée, la porte s'ouvrit soudainement sur une jeune femme tout sourire, et à l'aspect aussi farfelu que l'aura qu'elle dégageait :

— Salut coloc' ! Wahou ! Je t'imaginais plus... jeune. Ça va nous faire tout drôle ! Tu seras un peu notre petite maman ! 

Existe-t-il un mot pour décrire ce double coup de poignard logé en plein cœur de la « pas si vieille » Albane ? Elle n'eut pas le temps de réagir, qu'une autre fille, à peine plus âgée que la première, la tira en arrière pour passer sa tête dans l'encadrement de la porte. À la pâleur de son visage et la grimace qui barra celui-ci lorsque la lumière du soleil gagna ses pupilles noisettes, il n'y avait que peu de doute sur la nature sédentaire de celle-ci. Néanmoins, une fois qu'elle eut regagné l'ombre de leur intérieur, elle n'oublia pas de houspiller sa cadette aux cheveux bariolés des couleurs de l'arc-en-ciel :

— Non, mais ce n'est pas comme ça qu'on accueille les nouveaux, Amé ! Est-ce que je dois te rappeler que nos quatre derniers invités n'ont pas tenu la semaine ?

— La faute à qui ? Si tu essayais de sourire et d'être un peu moins à cheval sur la propreté, peut-être qu'on pourrait ENFIN diviser le loyer par trois ! 

— Les règles permettent de garder un espace sain pour tous !

— Et les couleurs permettent de l'égayer un peu ! Tu as déjà songé ne serait-ce qu'à ouvrir le store de ta fenêtre ? 

Si la vie d'Albane était jusqu'il y a peu d'une normalité affligeante, elle était prête à surmonter les préjugés qui lui venaient pour entrer sous ce toit qu'elle avait eu tant de peine à dénicher, et c'est pleine de bonne volonté, et surtout bien au courant de son manque de possibilités, qu'elle tenta de s'immiscer dans la chamaillerie entre la pétillante excentrique et son antithétique introvertie à l'apparence grunge, à moins que ce ne soit de la négligence ? Albane n'était plus en âge d'en juger, et tant que chacune respectait son espace, elle n'allait certainement pas mettre son nez busqué dans celui des autres.

— Bonjour, il semblerait que je sois au bon endroit. Je m'appelle Albane, et j'ai tout juste 30 ans. 

Cette petite précision lui semblait nécessaire. Si quelques années les séparaient avec la très colorée « Amé », la brune, elle, ne s'en sentait pas moins qu'à l'aube de son existence. Sentiment probablement lié au fait qu'elle doive tout reprendre à zéro, ou presque. « La vie est un éternel recommencement », disait Fleurette Levesque, « seule l'acceptation de la défaite signifie la fin de tout. Tant et aussi longtemps que l'on sait recommencer, rien n'est totalement perdu. » Et c'est bien parce qu'elle s'accrochait à ces paroles qu'Albane se tenait bien droite devant la porte du logement. Mais combien de fois devra-t-elle recommencer ? Elle qui imaginait les déboires de l'amour derrière elle, et l'avenir d'une famille devant, la voilà à nouveau seule. Mais aussi difficile que la pilule soit à digérer, sa solitude gagnée avait une délicate saveur de liberté. On ne l'y reprendrait plus ! Plus d'amourettes, plus de sacrifice désintéressé, elle ne se souvenait d'ailleurs même pas comment s'y prendre pour rencontrer et séduire le sexe opposé. Et la bonne nouvelle, pour elle, comme pour son père, c'est que personne ici n'appartenait à la caste des détenteurs de pénis. Enfin elle se garderait bien d'utiliser ce terme devant celui qui semblait encore croire qu'elle ignorait l'existence même de cet organe.

— Je pensais que tu avais plus que ça ! s'exclama la plus jeune peu après sa présentation. Moi c'est Amélinia ! Mais tu peux m'appeler Amé, en général ça évite à tout le monde d'écorcher mon nom... Et elle, c'est Vipérine ! Oui, comme les serpents, mais ça fait plutôt référence à la mauvaise herbe qui... 

— Je peux me présenter toute seule, Amé, répliqua l'intéressée.

— Une mauvaise herbe... répéta Albane, peu fervente de botanique.

— Mes parents ont un humour... particulier. 

— Elle n'était pas désirée, compléta Amélinia, définitivement sans filtre.

Albane nota dans son esprit de s'abstenir de confier le moindre secret à cette jolie bavarde. Il n'y avait qu'à voir le regard dépité de la rousse derrière elle pour comprendre que sa colocataire était du genre grande bavarde.

— Peut-être que vous pourriez me faire visiter ? proposa la brune, dans l'idée de changer de conversation.

Sans demander son reste, Vipérine saisit l'occasion pour écarter sa cadette du passage, avant d'énoncer très sommairement les quelques pièces de l'appartement. Il faut dire qu'il n'y avait pas grand-chose à en dire, la décoration manquait cruellement, en-dehors de quelques guirlandes de papier crépon bricolées sans aucun doute par Amélinia, dans le but d'égayer le lieu, d'un canapé enfoncé et son fauteuil dépareillé, et une plante qui n'avait plus de vivace que sa catégorisation. Le coin cuisine avait été rangé pour l'occasion, mais les ronds de café sur le bar laissaient entendre que ce n'était pas forcément une habitude. Fidèles à leurs besoins vitaux aux antipodes, Amélinia s'était octroyé la chambre la plus au sud, et Vipérine avait préféré le nord plus ombragé. Albane n'avait plus qu'à poser sa valise dans la dernière pièce vide restante, située entre les deux autres. Sans surprise étant donné le prix du loyer, elles partageraient toutes trois une même salle de bain désuète, mais avec le minimum vital, ainsi que par chance, des WC séparés. Il lui faudrait certainement un petit temps d'adaptation, mais c'était optimiste que Albane remplit son armoire des quelques vêtements qu'elle avait apportés. Une session shopping s'imposerait dès lors qu'elle touchera son premier salaire, et elle gardait bien en tête qu'il lui faudrait songer à l'hiver canadien bien plus rude que ceux qu'elle avait toujours connus, parmi ses investissements.

— Poulet, ou crevette ? l'interrogea Amélinia sur le pas de la porte de la chambre, un sachet de nouilles chinoises dans chaque main.

Est-ce que cela aussi faisait partie de leurs habitudes alimentaires ? L'infirmière sentit qu'elle n'allait effectivement pas tarder à revêtir le rôle de « Maman » sous ce toit. Hors de question que ses colocataires se retrouvent anémiées. Elle irait dès le lendemain remplir le frigo, en signe de paix. Elle avait effectivement pu avoir un aperçu de la place qui lui était allouée à l'intérieur, mais aussi des quelques sodas et carottes flétries perdues au milieu des plats préparés.

Après avoir opté pour le poulet et attendu que la théière finisse de siffler sur le gaz, Albane se décida à en apprendre un peu plus sur ses compagnes d'infortune. Elles étaient toutes deux étudiantes, la brune aurait pu le deviner seule étant donné leurs âges et les looks que seuls des étudiants pouvaient se permettre d'arborer avant de se voir pris dans l'étau du monde professionnel. Amélinia avait choisi le droit, ce qui eut le mérite de surprendre la nouvelle venue, l'imaginant plutôt du genre artistique, et Vipérine se consacrait à l'ingénierie informatique. D'après Amé, elle passait d'ailleurs autant de temps à programmer qu'à jouer, ce pour quoi elle refusait de laisser la lumière du jour se refléter sur son écran. Lorsque Albane avoua son métier, cela ne fit que réjouir un peu plus l'arc-en-ciel de la maisonnée. Il se trouvait que justement, elle était d'une maladresse sans borne, et qu'une infirmière était la bienvenue pour traiter les petits bobos, puisque sa coloc hématophobe se refusait à le faire. Voici donc ce qui justifiait le régime alimentaire très basique de ces demoiselles.

Mais tandis que la conversation se faisait très naturellement entre le trio, malgré les différences d'âge et de caractère, Albane fut soulagée de constater qu'elle n'avait aucune inquiétude à avoir de ce côté-là. Et c'est forte de cette conviction qu'elle se décida à appeler ses parents afin de les rassurer sur le bon déroulé de cette première journée. 

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