Mon oxygène
Ah, le printemps... Je ne sais même pas si j'aime ou si je déteste cette saison. Le choix semble facile pour la plupart des gens. La nature qui s'éveille après la saison froide, la douce chaleur de la fin du mois de mars, les fleurs sur les pommiers, les bourgeons sur les rosiers... Oui, c'est vraiment une saison paradisiaque. Sans doute la plus belle de toutes.
Mais pas pour moi. Plus maintenant. C'est vrai, avant, c'était la période où on se rendait dans le parc de ma petite ville, moi et mes amies, où on discutait, on riait aux éclats, on était heureuses.
Maintenant... Maintenant je sais que tout ça c'est fini. Maintenant je sais que le parc, la piscine avec mon frère, les soirées feu de camp, c'est fini.
Moi qui, au printemps, étais à mon apogée, moi qui, quand il se terminait, avais hâte qu'il revienne l'année prochaine... Moi qui me penchais par la fenêtre pour mieux voir le ciel sans nuages, qui souriais en voyant ma chienne poursuivre les papillons... Je ne peux plus que regarder mélancoliquement à travers la fenêtre, clouée à mon lit, je ne peux plus qu'entendre les aboiements de ma chienne. Je ne peux plus que laisser couler mes larmes.
J'ai peur. J'ai tellement peur. Je ne veux pas partir, je ne veux pas quitter tout ça. Tout le monde me dit que mon départ sera paisible, que je ne souffrirai pas, mais moi j'ai peur. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas quitter tout ça, imaginer mes amies sans moi au parc, mon frère qui s'amuse tout seul à la piscine, mes parents détruits, ma chambre vide. Non, je ne veux pas.
Pourquoi, mais pourquoi est-ce qu'il a fallu que ça tombe sur moi ? Pourquoi m'obliger à quitter ce monde que j'aime tant ? Il y a huit milliards de personnes sur Terre, alors pourquoi est-ce que c'est moi qui dois partir, moi et pas un de ces hypocrites qui détruisent le monde, le polluent, se fichent de tout ? Et surtout, pourquoi maintenant ? Je n'ai que seize ans, je suis jeune, je n'ai presque rien vécu... Ça aurait pu tomber sur un adulte, même un vieillard, mais non, c'est une adolescente, c'est moi qui vais mourir. Et puis pourquoi pendant le printemps, pourquoi lors de ma saison préférée ?
Je refermai mon journal. Les larmes coulaient librement sur mes joues. Les médecins m'avaient annoncé que j'allais mourir dans un mois, au tout début du printemps. Je ne savais pas si c'était bien ou mal. D'un côté, je reverrai les coquelicots fleurir une dernière fois, j'assisterai à la naissance des agneaux une dernière fois, ce qui était un cadeau incroyable.
Mais... j'allais voir tout ça de loin, en me disant que c'était l'ultime fois. J'allais pleurer en voyant une fois pour toute cette saison que j'aimais tant, et me dire que c'était la dernière fois de ma vie que j'y assistais.
C'est pour ça que j'hésitais tant : ma peur de voir cette saison venir, et avec elle ma dernière heure, ou mon amour pour elle ?
J'aurais tellement voulu être courageuse. Affronter ma maladie avec fierté, et profiter une dernière fois de tout ce que j'aimais dans le monde, plutôt que d'avoir peur, que d'appréhender ce moment où ma vie s'éteindrait.
Mais surtout, j'aurais tellement aimer pouvoir espérer. Espérer que je guérirais d'un coup, que je pourrais reprendre ma vie normalement.
Mais je ne me berçais pas d'illusions. Le cancer gagnait toujours.
C'est pour ça que je redoutais tant l'arrivée du printemps. Parce que je savais que, cette année, il allait m'emporter avec lui.
Je relis ce que j'avais écrit dans mon journal. J'avais écrit ces quelques lignes en m'imaginant que peut-être, quelqu'un allait les lire, après ma mort. J'avais essayé de les rendre les plus émouvantes possible. Mais j'étais incapable de dire si j'avais réussi. Je n'avais pas le recul nécessaire. Ne serait-ce que penser à mon trépas me faisait larmoyer, alors impossible de savoir si ce que j'écrivais émouvrait quelqu'un.
Je soupirai en refermant le petit carnet en cuir rouge. C'était le psy qui me l'avait donné. Je n'étais allée le voir qu'une fois, pour lui parler de ma peur de la Faucheuse. Évidemment, il n'avait rien pu faire, le pauvre, mais il m'avait conseillé d'écrire, histoire de me décharger. Ça m'avait incroyablement soulagée.
Je me laissai tomber sur le dos sur mon lit, gênée par la canule nasale qui ne quittait pas mes narines.
Je me mis à fixer le plafond. Existait-il un paradis ? Ou bien était-ce le vide après la mort ?
Pour moi, par contre, on ne renaissait pas. Impossible, puisque le nombre d'humains sur cette planète ne cessait de changer. Si on renaissait, on devrait rester à un nombre fixe de vivants. Donc ça, impossible.
Je ne savais plus en quoi croire. Moi, Laya Rivens, seize ans, j'allais mourir d'un cancer du poumon.
Le pire, c'est que je ne savais même plus quoi penser. Parfois, j'essayais d'être forte, de sortir de mon isolement. Mais j'y retournais bien vite, en voyant les yeux remplis de pitié des gens.
Depuis que ma maladie s'était déclarée, il n'y avait plus que ça. La pitié. La pitié, la pitié, et encore la pitié. Toujours, où que j'aille, quoi que je fasse. Ça ne faisait que renforcer ma peur. Je ne voulais plus, je ne pouvais plus supporter cette sympathie affreuse dans les yeux des gens.
Je rouvris mon journal tout net.
... J'en ai marre. Marre, marre, marre. Pourquoi est-ce qu'ils sont tous comme ça ? Je peux pas avoir quelqu'un qui se comporte normalement avec moi ? Il me reste un mois, un tout petit mois, quatre semaines, trente et un jours à vivre ! Et je veux les vivre ! Les vivre pour de vrai ! Et... J'appelle pas ça vivre. La vie, c'est quand tes amies se moquent de toi en rigolant ! La vie, c'est quand la boulangère ose te demander si ça va. La vie, c'est que les gens n'évitent pas de s'asseoir à côté de toi dans le bus. Moi, je ne vis pas. Pas comme j'aimerais le faire.
Sérieusement, c'est être égoïste que de demander que les gens se comportent normalement vis-à-vis de moi pendant UN mois ?
Je m'énervais. Les pensées tournaient de plus en plus vite dans ma tête. J'avais de plus en plus de mal à respirer. Il fallait que je me calme, ou ce petit mois qui m'était accordé allait très vite se transformer en minutes.
Je reposai à nouveau mon journal et mon stylo, avant de me lever précautionneusement. J'attrapais tout le matériel qu'il me fallait pour survivre, et je sortis en criant à ma mère que j'allais faire un tour, avant de fuir, qu'elle n'ait pas le temps de rappliquer pour me dire d'être prudente.
Normalement, toute fille aussi malade que moi ne pourrait pas sortir ainsi seule, mais moi j'avais tellement harcelé les médecins pour qu'ils me laissent sortir , prétextant que de toute façon, mon cas était déjà fichu, et j'ai fini par obtenir gain de cause, et j'ai gagné ma liberté, à condition que je sois très prudente et que je prenne toutes les précautions nécéssaires.
Le chariot roulant qui contenait mon air derrière moi, je me dirigeai vers le parc.
Je m'arrêtai juste avant d'y entrer, hésitante. Avant, j'adorais cet endroit. On y allait avec mes amies, on profitait du beau temps, on parlait, on riait à l'ombre des platanes, par terre.
Aujourd'hui, je m'assis seule au soleil.
Quel supplice c'était pour moi de voir les autres s'amuser, jouer, rire comme je le faisais naguère. Quel supplice de voir les enfants courir en essayant de s'attraper, tout en sachant que mon corps était désormais trop malade pour faire de même.
Je soupirai et m'allongeai sur le sol en fermant les yeux, profitant au maximum de ce monde plein de vie que j'allais quitter. Définitivement.
Mes doigts se serrèrent entre eux. La terreur me serra les entrailles. J'avais peur, j'avais peur, peur de la mort, de la douleur, du manque d'oxygène, des machines de l'hôpital qui s'affolaient, de ma vision qui se floutait, des cris des médecins, des pleurs de ma famille. Cette scène future se déroulait en boucle dans mon esprit. Je serrai les dents. Tentai de lutter contre les larmes. Échouai.
Je rouvris les yeux pour profiter de ce printemps, de ma dernière saison. Inspirai à plein nez l'odeur des fleurs, m'imprégnai du pépiement des oiseaux. Mais cette peur ne me lâchait pas. Au contraire, elle se renforçait de plus en plus. Je ne voulais pas quitter tout ça, je...
-Eh ?
Je me redressai d'un coup.
-Dis-moi...
Mon cœur s'arrêta.
-tu peux...
Ma bouche s'entrouvrit.
-me rendre...
Mon monde bascula.
-un service ?
En une fraction de seconde.
J'avais devant moi un beau jeune homme, accroupi en face de moi, souriant gentiment.
Je bafouillai :
-Par... Pardon ?
Il sourit et répéta :
-Dis-moi, tu peux me rendre un service ?
Je restais interdite devant le garçon. Les cheveux noirs, les yeux bleus, le teint clair, il était à tomber. Mais surtout. Surtout.
Il me parlait normalement. Il ignorait le tuyau qui allait jusqu'à mon nez. Il ignorait ma respiration sifflante, mes cernes, ma maigreur. Il se comportait comme les gens avec la Laya d'avant. Comme si tout allait bien. Que tout était redevenu comme avant. Que j'allais pouvoir vivre une longue vie, profiter du printemps encore de nombreuses fois, apprendre à le connaître.
C'est pour cela que j'étais si surprise devant ses paroles. Pourtant je répondis, toujours en bredouillant :
-Euh... ça dépend ce que c'est... Je suis pas trop en état de faire des efforts physiques, alors...
Il me coupa avec un sourire chaleureux :
-Non non, ça devrait être bon. À moins que tu sois pas capable de tenir un stylo, et à ce moment-là, je te demanderais ce que tu fais là, et pas à l'hôpital.
Ne passons pas par quatre chemins. Je tombai amoureuse de lui. Comme ça. Instantanément. Son humour, sa façon agréable et douce de mentionner ma maladie. Ce n'était peut-être pas non plus le grand amour, comme Roméo et Juliette, mais...
-Pourquoi ? lui demandai-je, un peu méfiante.
Je tentai d'ignorer la petite voix en moi qui disait : « Méfiante ? Mais bien sûr... Pourquoi tu souris à pleines dents, alors ? ».
J'admets, je souriais.
-Mes potes m'ont parié vingt-cinq euros que j'arriverais pas à me ramener avec le numéro d'une fille. Les autres sont toutes par bandes, c'est fou. Toi t'étais là, t'étais seule, t'avais l'air sympa. Je te promets que je t'appellerais pas, ou quoi, mais vingt- cinq euros, c'est beaucoup...
Il grimaça, tandis que je rigolais en inscrivant mon numéro sur le post-it qu'il me tendait. Puis il s'éloigna, tout fier. Je le regardais partir vers son groupe de potes, un léger sourire sur les lèvres. J'étais déçue qu'il m'ait promis de ne pas me rappeler, mais il m'avait permis d'être heureuse pendant trois minutes de ma vie, d'oublier tout ça. Et pour ça, je lui serai éternellement reconnaissante.
En rentrant, je ne cessai de songer à ce bel inconnu, que je ne reverrai sans doute jamais, mais qui avait été le premier depuis bien longtemps, à me laisser entrapercevoir une fraction de seconde ma vie d'avant.
Lorsque je m'allongeai sur mon lit, toutes mes émotions négatives m'avaient rattrapé. Je ruminai mes idées noires. Je m'imaginai dans mon cercueil, pendant mon enterrement, avant d'être enfouie sous la terre, où je...
Mon téléphone sonna. Je bondis dessus, avec toute la rapidité dont était capable mon pauvre petit corps fragile. Je décrochai en essayant d'avoir l'air calme et posée :
-Allô ?
-Salut ! Je sais que j'avais promis de pas te rappeler, mais tu m'intrigues trop, et je suis pas vraiment du genre à tenir ma parole.
Ma respiration se coupa. C'était lui.
-S'il te plaît... J'ai pas dû te paraître très engageant tout à l'heure, mais j'ai préparé mon texte pendant une demi-heure, alors... Non, non, attends pardon, oublie, c'est pas ça. Je disais : S'il te plaît... J'ai pas dû te paraître très engageant tout à l'heure, mais j'ai vraiment envie de te connaître, alors... ça te dirait qu'on se voie, un jour ?
J'éclatai de rire. Et ça me fit un bien fou. Sauf que quand je ris, s'ensuit d'une crise de toux de quarante neuf secondes. J'étais certaine qu'il allait raccrocher.
Mais non. Il attendit patiemment que je retrouve mon souffle, puis plaisanta :
-Ouf, je commençais à me dire que je connaissais pas ton adresse pour les pompiers.
Mon rire se coupa aussitôt. Jamais personne ne s'était permis de faire une blague sur mon cancer. Jamais. Personne. Sauf lui.
-Ou...Oui ! Ouais ce serait cool ! lui répondis-je.
-Ok... Demain au parc, à seize heures, alors ?
-Ouais. Oui, j'y serai.
Il raccrocha. Je me laissai retomber sur le dos. Ce garçon, dont je ne connaissais même pas le nom, venait de me redonner un semblant de normalité dans ma vie si merdique depuis deux ans.
Et me voilà, trois semaines plus tard, assise sur mon lit d'hôpital, si proche de la mort, en train de l'embrasser. Ethan. Celui qui avait bouleversé ma vie, embellit mon dernier mois, mon dernier baiser. Et nous voilà, en train de nous embrasser pour la première fois, sous le plafond blanc et familier de ma chambre à la clinique. Les papillons dans mon ventre se faisaient de plus en plus agités.
Désormais, je n'avais plus peur de la Faucheuse. J'avais peur des effets de ma mort sur lui. Comme le disait Hazel, dans Nos Étoiles Contraires, j'étais une grenade, qui allait exploser. Je le lui avais d'ailleurs exposé clairement, et j'avais essayé de l'éloigner de moi, mais il ne s'était pas laissé faire, disant qu'il préférait me voir, me parler, rire avec moi, tant qu'il le pouvait encore. Je n'avais pas pu résister à ces si belles paroles. Je lui ferais mal, oh ça oui. Mais, lui comme moi voulions profiter de la vie, si courte. Peu importe ce qui s'ensuivra. Pour l'instant, on était vivants tous les deux. Et même si ça ne durerait pas longtemps, je voulais profiter. Respirer la vie à pleins poumons, même si les miens étaient abîmés.
Il était certes ma plus triste, mais aussi ma plus belle histoire, et il était hors de question de m'en séparer tant que je serai de ce monde.
Je revins à notre baiser. Ma canule nasale me gênait. Je m'écartai, et la retirai. Il fronça les sourcils.
-Laya, tu en as besoin... C'est ton oxygène...
Je pressai mes lèvres sur les siennes en lui soufflant :
-C'est toi, mon oxygène...
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