Chapitre 33 - Révélations
Lorsque nous sommes tous les deux assis, l'un en face de l'autre à une table au fond de ce café, et après que le serveur nous ait livré nos boissons, je ne peux m'empêcher de lui poser la question qui me taraude l'esprit depuis une bonne demi-heure :
— Qu'entendais-tu par "vieux réflexe" tout à l'heure ?
— L'humour, avoue-t-il, détaché. J'utilisais ça avant pour me sortir de discussions ou de situations dans lesquelles je ne voulais pas me trouver.
Nous ne sommes pas si différents finalement, moi aussi j'ai longtemps utilisé cette technique pour sembler heureuse. Mais, cette révélation en inclut implicitement une autre :
— Donc je suis une discussion ou une situation dans laquelle tu ne veux pas te trouver, conclue-je, vexée.
— Non ! Enfin oui, en quelques sortes. Je ne sais pas comment t'expliquer, Elyssa...
Il baisse les yeux, confus. Il a l'air sincèrement mal depuis tout à l'heure et je n'ai pas envie de le brusquer. Pourtant, j'aimerais mieux le comprendre alors je l'encourage à continuer :
— Eh bien essaie !
Et cela a l'air de l'aider car il se confie enfin à moi :
— Je ne sais pas aimer quelqu'un. Mais toi, je t'ai aimé dès la première fois où je t'ai vu. Ta délicatesse, ton ambition, ton petit côté têtu et rancunier. J'aime tout chez toi.
Oh ! Je ne m'attendais pas à ça, je rougis instantanément avant de lui souffler, gênée :
— Je ne sais pas quoi dire...
Mais il me coupe, sans me laisser terminer ma phrase :
— Laisse-moi finir, s'il-te-plait !
Je me tais donc, et il continue :
— Mais surtout, je t'admire Elyssa. Tu as réussi à faire ce que je n'ai jamais réussi : me relever après les épreuves de la vie. Tu as vingt-trois ans et tu parviens plus à sourire que moi. Tes parents sont décédés de la maladie, ton frère est mort dans un tragique accident, et tu es toujours souriante. Tu illumines chaque pièce où tu passes. Et moi, ma mère est là, malade certes, mais en vie comme tu me l'as si bien rappelé il y a peu, et je ne suis même pas capable d'aller la voir sans finir effondré ensuite. Je ne te mérite pas, termine-t-il, la tête baissée comme honteux de ses propos.
Il rigole j'espère ? Il n'a rien à m'envier ! Quand mon frère est décédé je suis resté deux semaines enfermée dans ma chambre avant de réussir à sortir. J'étais dévastée et ne voyait plus comment parvenir à vivre sans lui. C'est pourquoi je rajoute, furieuse qu'il se compare avec moi, lui qui a réussi à créer une entreprise mondialement connu alors que sa vie partait en vrille :
— Tu n'as pas à m'admirer. Je n'ai pas eu le choix de me relever, et je fais des cauchemars presque chaque nuit, tu n'as rien de moins que moi. Chacun appréhende les épreuves comme il peut. Ce n'est pas un concours !
— Mais tu ne te noies pas dans l'alcool toi... culpabilise-t-il, repensant sûrement aux plusieurs verres qu'il a enchainé tout à l'heure.
— Alors ne le fais plus et trouve une autre alternative pour faire disparaitre ton mal-être l'encouragé-je en posant ma main sur la sienne. L'alcool n'est pas la seule solution.
Cependant, mes paroles ne semblent pas le réconforter car les larmes aux yeux, il rajoute d'une voix tremblante :
— Je déteste être comme ça. Je déteste paraitre faible. Le pire, c'est qu'il n'y a que toi qui fait ressortir cette facette de moi, c'est pour cette raison que je te rejette. Les autres, je suis désagréable, froid, et j'arrive à les empêcher de creuser. Mais toi, je n'ai pas envie d'être cet homme avec toi. Et je te déteste pour cela.
***
Je n'avais jamais vu Matthew comme cela, peiné, triste, faible. Et étrangement, cela m'a fait l'aimer encore plus. J'aime savoir qu'il n'est pas que cet homme froid, arrogant et séducteur que j'ai rencontré le premier jour. Cependant, je suis également triste de voir qu'il n'a jamais pu extérioriser cette tristesse qu'il a en lui. Nous ne sommes pas si différents finalement, nous voulons tous les deux rester fort mais intérieurement nous sommes brisés par les aléas de la vie. Néanmoins, ce qui m'a le plus touché est qu'il m'a murmuré qu'il savait que j'étais la seule à pouvoir le reconstruire. En effet, quand je l'ai connu j'étais également brisée, et si aujourd'hui je me sens mieux c'est parce qu'il fait partie de ma vie. Si aujourd'hui j'arrive à me lever chaque matin avec envie, c'est parce qu'il est là. Alors si lui a réussi à me redonner l'envie de vivre, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour l'aider.
Ainsi, ce sont sur ces mots qu'il a quitté la table pour aller payer l'addition au comptoir. N'étant pas le genre d'homme à se pencher sur ses sentiments, songeant d'ailleurs qu'il ne m'aurait jamais dit ça s'il n'était pas sous l'empire de l'alcool, je pensais donc que la discussion était terminée. Mais lorsqu'il revient du bar, il s'assoit face à moi, me prend la main et ajoute :
— Tu sais, ma mère n'a pas toujours été comme ça. Je veux dire, avant elle était "normale".
— Je me doute. J'ai connu ça d'une certaine façon tu sais, pas comme toi évidemment, mais lorsque mes parents étaient sur la fin, ils ne nous reconnaissaient presque plus avec Jason. Et c'était très dur. Je n'imagine même pas pour toi qui vit ça tous les jours...
— Ce qui est le plus dur, ce n'a même pas été de la placer dans un Ehpad ou de la voir perdre peu à peu ses facultés, le pire restera toujours qu'elle me confonde avec mon père.
Effectivement, au vu de sa réaction quand sa mère l'a appelé Brandon, j'ai bien compris que sa relation avec son père n'était pas au beau fixe.
— Tu lui ressembles d'après ce qu'a dit ta mère, c'est sûrement pour cela, tenté-je d'expliquer sa confusion.
— Apparemment oui, malheureusement. Je le déteste lui aussi.
C'est ainsi que je vois ses yeux passer de la tristesse à la haine en parlant de son géniteur. Sentant qu'il a besoin d'en parler, je le questionne :
— Pourquoi ça ? Si ce n'est pas indiscret...
— Disons qu'en plus de nous avoir abandonné quand j'avais dix ans, il trainait dans des affaires louches. Mon avocat m'a même appris qu'il avait fait de la prison. Je me suis promis de ne jamais lui ressembler, mais il faut croire que la génétique en a décidé autrement.
Il semble beaucoup lui en vouloir. Je ne comprendrais jamais ces gens qui font des enfants mais ne les assument pas ensuite ou leur donnent un mauvais exemple. Je coiçois mieux maintenant pourquoi il s'est forgé cette carapace autour de lui et autour de ses sentiments, c'était une façon de se protéger, lui qui semble avoir déjà tant souffert.
— C'est pour cela que tu m'as dit, au début, qu'il était mort ? lui demandé-je timidement, pas sûre qu'il ait envie de reparler de ça.
— Oui, pour moi il est mort. Il n'est rien. Juste mon géniteur.
Ses mots sont durs, cruels presque. Mais au fond je le comprends, comment peut-il aimer quelqu'un qui n'a rien fait de positif pour lui ?
— Tu sais, ton physique et la génétique ne change rien à qui tu es à l'intérieur. Tu choisis qui tu souhaites devenir, mais pas ta famille. C'est ce que tu décides de faire de cette génétique qui est important, pas qui est ton père.
Mes paroles doivent le rassurer, essayant de lui montrer qu'il n'est pas comme son père, car il sourit avant de reprendre la parole, un sourire triste s'affichant désormais sur son visage :
— C'est justement pour cette raison que ma mère a été mon seul parent, et a endossé ce rôle avec brio. Mais quand elle est tombée malade, je venais à peine de commencer à monter mon entreprise et je n'ai rien vu. Je m'en suis beaucoup voulu.
— Tu ne pouvais pas savoir, Matthew. Tu n'es pas médecin, le rassuré-je comme je peux, en essayant de trouver les bons mots.
— J'aurais pu m'en douter, ou du moins me poser des questions. Il y avait des signes que je n'ai pas vu. Par exemple, parfois je l'aidais à faire ses chèques car elle voyait moins bien en vieillissant, puis d'un coup elle se mettait à constamment vérifier ce que je mettais dessus, comme si elle ne me faisait plus confiance. Et cela fait partie des premiers signes de la maladie.
— Mais tu ne pouvais pas savoir ! Tu ne pouvais pas imaginer cela ! lui répété-je pour qu'il intègre l'information.
Il ne peut pas s'en vouloir de cette manière indéfiniment. Il n'y est pour rien !
— Tu ne comprends pas, cela aurait pu être dangereux pour elle ! Nous nous sommes rendu compte plus tard avec les médecins, qu'elle prenait des surdoses de médicament car elle oubliait quand est-ce qu'elle avait pris la dose précédente.
— Je pense que tu ne pouvais pas le voir. Personne ne voudrait imaginer sa mère malade. J'en sais quelque chose, lui prends-je la main pour appuyer mes propos.
— Je pense surtout que je n'ai pas voulu voir l'évidence, et je m'en veux pour cela. C'est pour cette raison que je vais au moins une fois par semaine la voir avant d'aller travailler.
Peut-être n'a-t-il pas voulu voir l'évidence effectivement. Mais qui pourrait lui en vouloir ? Est-ce que quelqu'un ici dans ce monde rêve qu'un de ses parents soit malade ?
Ses paroles me touchent. Depuis toutes ces années il s'en veut pour n'avoir rien vu, il fait tout son possible pour survire seul, pour être là pour elle. Il va la voir chaque semaine. Tout le monde ne le ferait pas. Beaucoup ne prendraient pas cette peine de perdre leur temps avec un proche malade. Néanmoins, une information retient mon attention :
— Désolé de te couper mais là tu es en train de me dire que le jour où je t'ai mis un rendez-vous avec un client le matin vers huit ou neuf heures tu n'as pas pu aller voir ta mère ?
— Non, c'est vrai, sourit-il à ce souvenir.
— Mais tu ne pouvais pas savoir. J'y suis allée le lendemain, ne t'inquiète pas, ajoute-il immédiatement pour me rassurer, voyant la honte s'emparer de mon corps et mon visage se décomposer.
Je me sens si bête tout d'un coup. Avant, je ne le voyais que comme un homme fort, arrogant, je voulais lui montrer que je pouvais lui résister, que tous ses désirs ne pouvaient pas être réalisé en un claquement de doigt. Je n'ai jamais imaginé qu'il y avait peut-être des raisons derrière ce que je considérais comme un caprice de ne pas souhaiter de rendez-vous avant neuf heures.
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