Mon meilleur ami, son mariage et sa sœur



Bonjour à tous,


aujourd'hui, je vous propose de découvrir le premier chapitre de ma novella "mon meilleur ami, son mariage et sa sœur" parue en décembre dernier.

Si le cœur vous en dit, le texte est disponible en intégralité sur Amazon et chez tous vos revendeurs numériques préférés !

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Je vous souhaite de passer un bon moment avec Clem et Lola !


Chapitre 1

Foutue interdiction de fumer dans les lieux publics... Lola regretterait à jamais les bars enfumés, imprégnés jusque dans les murs de l'odeur du tabac froid. À l'époque, avant toutes ces conneries de santé publique, un certain charme se dégageait de ces atmosphères brumeuses, à couper au couteau. Une sorte de flou qui enveloppait les inconnus, les rendait plus séduisants, nimbés de leur mystère. Plus maintenant. Les secrets des inconnus s'étaient évaporés en même temps que la fumée des Camel et tout était devenu trop net.

Le pied posé sur la barre cuivrée du comptoir, Lola suivait distraitement les allées et venues des hommes et des femmes peuplant les lieux. Les spots au-dessus du zinc accrochaient des reflets paresseux dans les cheveux et sur les peaux. Claires, sombres, dorées, noires. Roux, bruns, blonds, rasés, grisonnants, carrément dégarnis...

Sa dégaine à elle dissuadait les tentatives d'approche. Tant mieux. Ce soir-là, elle avait envie de passer du temps en tête à tête avec son cafard. Comme tous les autres soirs, Minus. Ou alors, peut-être qu'elle n'en avait pas envie, mais juste l'habitude. Possible. Probable.

Pourtant, elle était revenue dans ce foutu bled pour la bonne cause. Pour se réjouir. Après tout, on n'est pas tous les jours le témoin de mariage de son meilleur ami, avec lequel on a partagé conneries et cuites.

Bien que la vie ait géographiquement éloigné Lola et Fred, la perspective de cette union baignait la jeune femme d'une pointe de mélancolie. Tout ça flairait un peu la fin d'une époque. Celle des virées dans les bars jusqu'à pas d'heure, des week-end improvisés, des nuits passées devant des redif' de catch et des matchs de foot...

Toutefois, il fallait bien que les époques se terminent et que même les adolescents attardés basculent comme par inadvertance dans l'âge adulte. Il n'était même pas question de jalousie. Lola était sincèrement heureuse que Fred ait décidé de poser ses valises à côté de celles de Gwen. Après des relations plus ou moins aléatoires avec des meufs qui l'étaient encore plus, son meilleur ami avait enfin fait le bon calcul. Gwen était ce genre de jolie fille, talentueuse en prime, à qui tout réussit. Même la gentillesse et la modestie.

Lola ne comprenait donc pas pourquoi elle ruminait autant, seule au bar. Elle était arrivée une nuit plus tôt que prévu, sans prévenir personne. Sans doute avait-elle besoin de ce palier de décompression pour renouer avec la ville de son enfance, reconnecter la flic dure à cuire qu'elle était devenue avec l'ado en colère, complètement paumée, qui avait fui ce bled sans se retourner, quinze piges plus tôt. D'ailleurs, si ce n'avait été pour le mariage de Fred, pas dit qu'elle serait un jour revenue au bercail.

Engluée dans sa morosité, elle buvait son verre de Bourgogne de manière automatique, sans même le savourer, comme si elle descendait une quelconque piquette à la place de ce premier cru.

Ce comptoir était trop familier, trop chargé de souvenirs. Lola l'avait usé, de quinze à dix-sept ans, essayant de truander un barman qui n'était pas dupe afin de se faire servir un peu de tise. Elle y parvenait de temps en temps, quand Jojo lui tendait un verre de cidre alors qu'elle réclamait du gin. Le plus souvent quand elle se pointait avec le nez en sang, un coquard et le reste du visage ravagé d'écorchures. Le prix de la sérénité...

Dans ce genre de bled de merde, quand ton père s'est barré, que tout le monde appelle ta reum « la dinguo » et que tu n'as pas décidé d'être une jolie poupée docile qui rase les murs, il ne te reste parfois que tes poings pour faire entrer le message dans les caboches les plus récalcitrantes.

C'était tous ces souvenirs abandonnés avec plus ou moins de succès sur la route de son départ précipité qui étaient en train de remonter d'un coup. Telle une bouffée d'angoisse qui appuyait sur l'estomac de Lola et lui obstruait la gorge. Pas un bon plan de mélanger ça avec de l'alcool...

Son idée de « renouer » à petits pas avec son enfance n'était plus si géniale désormais qu'elle pataugeait dedans, surtout baignée par l'éclairage pourri du bar, les rires de gens qu'elle avait peut-être connus « à l'époque » et dont elle avait presque tout oublié, hormis les petites cruautés.

Ou alors, se dit-elle en triturant son portable, elle pouvait toujours appeler Fred pour lui expliquer en se marrant à quel point elle était conne. Il se marrerait aussi, pour la forme, pour ne pas l'embarrasser et parce qu'il la connaissait trop bien. Puis il lui dirait de ramener son cul afin qu'elle découvre enfin la maison qu'il avait achetée trois ans plus tôt et dont elle avait jusqu'ici réussi à esquiver la visite. Bah ouais, il aurait fallu revenir...

Elle hésita un long moment, retournant son vieux Nokia entre ses doigts, notant distraitement une nouvelle fêlure dans un coin de l'écran. Une de plus. Un jour, elle allait devoir le changer, ne serait-ce que pour le boulot. Les autres flics n'arrêtaient pas de gueuler qu'elle n'ouvrait jamais ses mails. En attendant, elle n'avait pas à se soucier de se prendre un savon par les gars des moyens généraux parce qu'elle avait encore bousillé un iPhone dernier cri au milieu d'une interpellation.

– Salut.

Perdue dans ses pensées, Lola n'avait même pas remarqué que quelqu'un avait posé son auguste postérieur sur le tabouret voisin. Pas assez proche pour envahir son espace personnel, mais assez pour qu'il ne puisse pas y avoir erreur sur la personne à qui était destiné cette entrée en matière.

Pas quelqu'un en fait. Quelqu'une. Une surprenante et fort jolie quelqu'une. Une peau dorée, de grands yeux bridés aux pupilles sombres, de courts cheveux teints dans une très lumineuse nuance de gris et un débardeur beaucoup trop léger pour ce début d'automne, qui découvrait des épaules rondes ainsi que des bras joliment dessinés que rehaussaient des tatouages multicolores. Des fleurs, pour la plupart. Tout un buisson aux nuances pastel, très douces, et dont il était pratiquement impossible de détourner le regard. Lola avait l'impression de voir surgir en relief un de ces dessins animés qui parlent des jours de pluie sur fond de notes jouées au piano, mais qui se terminent tout de même bien, avec une pointe de mélancolie résiduelle.

Un reste d'éducation lui rappela que dévisager son interlocutrice de la tête aux pieds n'était pas la manière la plus polie de faire connaissance, quand bien même elle n'avait pas initié la conversation.

– Salut, répondit-elle en plongeant dans le regard de l'inconnue.

La jeune femme – en tout cas plus jeune qu'elle – lui souriait. Il y avait de la lumière, de la joie et de la malice dans ce sourire. Lola y plongea tant elle avait peu l'habitude de croiser ces émotions dans sa vie quotidienne. Les couleurs et l'impression de douceur qui se dégageaient de l'inconnue lui donnaient envie de s'installer plus confortablement sur le tabouret déglingué, de commander un autre verre de vin, un blanc un peu sucré peut-être, et de laisser le temps filer sans plus se préoccuper de rien.

– Tu n'es pas du coin, nota son interlocutrice. Je ne t'ai jamais vue ici. Il n'y a pas beaucoup de touristes, alors on remarque vite les nouvelles têtes.

Du genre bavarde, hein ? Voilà qui tombait bien. Lola n'avait jamais été très douée pour entretenir la conversation, mais comme elle n'appréciait pas non plus les silences qui s'éternisent, il était toujours agréable de rencontrer des gens disposés à taper la discute pour deux. En plus, son inconnue avait une jolie voix mélodieuse qui ponctuait ses phrases de consonnes traînantes ; de quoi conférer à sa diction des inflexions sensuelles.

– On ne peut rien te cacher, répondit Lola en tendant la main. Lola.

Armée de son plus beau sourire, l'inconnue lui serra la main. Une paume tiède, à la peau onctueuse.

– Titi. C'est comme ça que mes amis m'appellent. Et, s'il te plaît, ne me demande pas où est Gros Minet. Tu gâcherais tout alors qu'on a à peine commencé.

Tout gâcher?

Lola haussa un sourcil. Il était rare que les autres la surprennent. Dans son boulot, on en voyait tous les jours des vertes et des pas mûres. Pourtant...

Les gens aussi brutalement directs sans être agressifs étaient rares. Titi était-elle en train de flirter au risque de se faire envoyer bouler ? Difficile à dire. Lola n'avait pas l'habitude d'être abordée ainsi, même pour une simple conversation dans un bar, histoire de passer le temps. Fred avait coutume de dire que son air mal embouché empêchait prétendants et prétendantes de se lancer.

La faute à son expression sévère, à ses traits trop aigus, à ses yeux d'un vert trop profond et à ses fringues davantage choisies pour leur aspect pratique sur le terrain que pour leurs qualités esthétiques. Pourtant, une fois cette première barrière franchie, ses ex-copines avaient coutume de lui dire qu'elle était jolie avec sa silhouette élancée, sa masse de cheveux châtains le plus souvent nattée et ses quelques taches de rousseur autour du nez.

Titi, elle, n'avait pas eu l'air d'hésiter avant de l'aborder. Ou alors, elle était du genre à aimer les défis. Tant mieux, parce que la chance sourit aux audacieux. En dépit de ses idées noires, Lola se dit qu'une aussi jolie distraction ne pourrait que lui être bénéfique. Elle n'avait jamais été du genre à bouder les quelques menus plaisirs qui atterrissaient d'eux-mêmes sur son chemin.

Elle s'accouda donc au bar, décontractée, et plongea dans les yeux noir charbon. Juste pour voir jusqu'où elle pouvait s'aventurer.

– Promis, je laisse les Gros Minet et les Grand-Mère là où ils sont. Je t'offre un verre ?

Lola retint un petit rire en voyant Titi écarquiller les yeux. Soit elle ne s'attendait pas à remporter la partie aussi facilement, soit elle se rendait compte qu'il y avait plusieurs manières d'interpréter sa... convivialité. Les prochaines secondes seraient décisives et donneraient sa réponse à Lola. Le sourire réjoui qui se dessina sur les jolies lèvres de Titi parla pour elle, avant même que la jeune femme s'accoude à son tour au bar, le regard joueur.

– Avec plaisir. Qu'est-ce que tu bois ? Oh, vin rouge. Appelle ça un cliché si tu veux, mais à te voir là, seule, sombre et ténébreuse comme un héros de western, je t'aurais plutôt imaginée avec un verre de bourbon. On the rocks. Et une carabine Winchester.

Lola décida de rentrer dans son jeu.

– J'ai laissé mon Colt et mon Stetson avec mon cheval. Je suis ici incognito. Ma tête a été mise à prix.

Titi était encore plus jolie quand elle riait, la tête basculée vers l'arrière, sa poitrine ronde se soulevant à la lisière du décolleté de son débardeur, les joues rosies.

– Attaque de diligence ?

– Non. Bagarre dans un bar. La fille du shérif était trop coquette.

Jimmy, son collègue des stups, n'arrêtait pas de répéter à Lola qu'elle draguait avec la subtilité d'un bulldozer. Elle le reconnaissait volontiers. Si elle était encline à accepter les rencontres de passage, elle l'était beaucoup moins à perdre son temps et aimait savoir sur quel pied danser. Tant pis pour cette lente danse d'approche où les regards se frôlent sans tout à fait oser se croiser.

– Je comprends, répondit Titi, sans même hésiter. Et encore, ce n'était pas la fille du pasteur. S'il vous avait surprises, tu aurais fini avec le goudron et les plumes.

– Hélas, je n'ai pas eu le plaisir de goûter à ses charmes. Elle s'était déjà enfuie avec un Sioux quand je suis arrivée en ville.

– Oh, quel dommage. Mais, tu sais, lui souffla Titi en se penchant, mutine, je suis disposée à te consoler. Il ne faut pas rester avec un tel chagrin sur le cœur...

Et dire que c'était Lola qu'on traitait de bourrin en matière de drague... Titi non plus n'y allait pas par quatre chemins. À tel point que Lola ressentit le besoin de rétrograder d'une petite vitesse. Un léger coup de frein moteur, histoire de ralentir en douceur.

– L'offre est tentante. Plus que tentante, ajouta-t-elle en voyant Titi se préparer à encaisser le choc. Mais il me semble que je te dois un verre. Histoire de faire un peu connaissance...

Le visage de Titi s'éclaira de nouveau. Sans doute était-elle soulagée de ne pas s'être mangé un râteau ferme et définitif. Pour le lui confirmer, Lola lui effleura l'épaule du bout de l'index. Une pivoine rose pâle déployait ses pétales à cet endroit.

– Et puis j'ai envie d'en savoir plus sur tes tatouages.

– Tu aimes ? demanda Titi.

On aurait dit une gosse quémandant un compliment, que Lola s'empressa de lui offrir.

– Beaucoup. Les traits sont magnifiques. Et les couleurs... C'est lumineux et pastel à la fois. Splendide.

– Une tatoueuse irlandaise que je suivais depuis des lustres est venue en France pour une convention. C'était l'occasion. Ça a été une super journée. Et une super nuit...

Lola l'imaginait d'ici...

Dans l'intervalle, elle adressa un signe au barman. Un nouveau. Jo n'était plus là depuis un bon moment. De toute façon, même à son époque, ce vieux schnock avait déjà dépassé la date de péremption. Son successeur était un grand type avec une barbe de hipster, maigre comme un coucou et paré d'une expression peu affable. Lola lui avait trouvé une tête à claques dès son arrivée.

– Qu'est-ce que je peux pour vous ?

– Alors, tu bois quoi ?

Titi n'hésita même pas.

– Une pression. Une Grim'.

Le barman devait la connaître, car il se fendit enfin d'un truc ressemblant à un vague sourire. Qui se fana aussitôt quand il avisa le verre de Lola encore à moitié plein. Un peu qu'il aurait aimé lui recoller une tournée à quasiment dix balles, mais avec un arrière-goût de bouchon à son pinard servi trop froid, il pouvait toujours se brosser.

Lola ne rechignait jamais à payer une bonne bouteille à son juste prix, surtout depuis qu'un de ses anciens supérieurs lui avait appris à apprécier les produits de la vigne. C'était d'ailleurs un de ses seuls luxes dans la vie. Son portable était défoncé, sa bagnole ne passerait sûrement pas le nouveau contrôle technique et son appart miteux en banlieue parisienne aurait mérité deux à trois mois de travaux avant d'être qualifié d'habitable. Mais elle s'en foutait. Dormir, se nourrir, aller bosser. Recommencer. La base, quoi...

Le barman se remua assez les miches pour revenir avec la commande dans un temps raisonnable. Les deux femmes se trouvèrent de nouveau seules, mais le silence n'eut pas le temps de coloniser tout l'espace, car Titi leva son verre sans se préoccuper de la petite coulée de mousse sur le bord.

– À la nôtre alors !

– À la nôtre, répondit Lola en faisant doucement tinter son verre contre celui de Titi.

Elle reprit une gorgée, surprise de voir que son vin s'était un peu amélioré. Plus ouvert, meilleure température. Ça ne le rendrait jamais exceptionnel, mais au moins était-il buvable maintenant.

– Et sinon, relança-t-elle. À part aborder des inconnues dans les bars, qu'est-ce que tu fais de ta vie ?

– Je suis l'amie des bêtes. Papattes, babines, gamelles, tout ça... Et toi ?

Lola hésita un instant tout en inclinant son verre pour apprécier la robe vermillon du vin. Révéler qu'elle était flic, c'était quitte ou double. Entre ceux dont les yeux commençaient à briller d'une curiosité morbide et les gauchos du dimanche pressés de l'imaginer en train de tabasser des Reubeus dans les cités d'Aulnay-sous-Bois...

– Je bosse aux mœurs...

Titi ne sursauta pas, se contentant de hausser un sourcil qui n'était ni narquois ni surpris. Plutôt l'air de dire « Et alors ? ».

– Flic, donc ? Je t'aurais plutôt vue à la crim'. Dans toutes les séries à la con, les flics bossent à la crim'.

Lola haussa les épaules.

– Que veux-tu... Il faut aussi des gens pour coffrer les maquereaux.

– Ah, donc toi aussi tu bosses dans l'animalier ! Merde, pardon. Cette blague est de mauvais goût. Oublie.

Non, Lola n'avait pas envie d'oublier. Plutôt de sourire face au naturel de Titi et à ses vannes douteuses. Un rire joyeux, loin de la crasse qu'elle remuait au quotidien, la chatouilla. Peut-être que si elle avait rencontré cette nana à Paname, elle aurait pu envisager davantage qu'un coup d'un soir, juste histoire de garder cette lumière dans sa vie pour les petits matins de drame.

Quand elle rentrait cassée de sa nuit à battre le pavé et à user les comptoirs de clubs sordides. Après avoir passé trop de temps à essayer de comprendre les propos d'une jeune nana qui n'alignait que quelques pauvres mots de français, hachurés de larmes et d'un accent des pays de l'Est, le visage marbré de coups. Ou après avoir enregistré le témoignage de ce gars victime d'agression sexuelle que personne d'autre n'avait écouté. Parce que ça n'arrive pas qu'aux femmes...

Alors, oui, peut-être que de rentrer dans un appart moins miteux pour trouver une Titi dans son lit, nue et lourde de sommeil entre les draps, pourrait lui rendre le sourire. Dans un autre univers. Plus simple. Mais comme le monde était décidément aussi merdique que compliqué, il n'y aurait que ce soir et maintenant.

Jusqu'ici, l'approche frontale leur avait plutôt réussi. Lola décida donc de réitérer. Parce que si elle devait repartir seule ce soir, sans même le souvenir du goût de Titi, elle savait déjà qu'elle le regretterait toute sa vie.

– Tu as quelque chose de prévu  ? Après, je veux dire ?

Titi lui offrit un sourire. Lent. Merveilleux. Sensuel.

– Après ce verre avec toi ? Ou après les quelques heures qu'on va passer au lit ?

Lola éclata de rire, toute morosité envolée. Elle qui voulait de la simplicité, elle était servie.

– Tu es toujours aussi sûre de toi ? demanda-t-elle.

– Toujours quand je sais ce que je veux. Et c'est toi que je veux. Depuis que je t'ai vue...

La gorgée de vin que reprit Lola était encore dix fois meilleure que les précédentes. Ou alors la perspective des heures à venir donnait à cette piquette un goût de millésime.

– Ça a le mérite d'être clair...

Titi haussa les épaules tout en repoussant quelques mèches de son drôle de carré en zigzag derrière son oreille, révélant ses doigts gainés de bijoux aux reflets cuivrés.

Elle avait des bagues à chaque doigt, des tas de bracelets...

La mélodie se faufila sans y être invitée dans l'esprit de Lola, joyeuse et envolée.

– J'aime les situations claires, répondit Titi. Ça évite à tout le monde de perdre son temps. Bon, après, on me dit que je manque de romantisme, mais on ne peut pas tout avoir. Et puis je ne t'imagine pas tellement en train de sortir les violons et les pétales de roses sur le plumard. Je me trompe ?

– Je suis démasquée. J'avoue, j'aime quand les choses sont dites. Ça évite les mauvaises surprises.

Titi ne répondit pas tout de suite, le temps de se plonger dans sa bière qui abandonna une corolle de mousse sur sa lèvre supérieure. Lola eut envie de se pencher pour l'effacer d'un coup de langue, mais se retint. Elle se contenta de passer son pouce sur la peau douce, ravie de voir Titi écarquiller les yeux.

Elle ne parvint pas à se convaincre de retirer son doigt quand il atteignit la commissure des lèvres douces. L'instant crépita de tension, paradoxalement très intime. Les deux femmes savaient déjà où ce petit jeu de séduction les conduirait. Elles prenaient simplement le temps de savourer l'attente, conscientes de n'en avoir que peu et désireuses de profiter un maximum de chaque étape. Le renoncement d'un lendemain qui serait là trop tôt trottinait déjà en arrière-plan.

La langue de Titi pointa, juste un peu. Humide et douce. Contre la pulpe de son pouce. Une seconde, guère plus. Lola se sentit aspirée par le charbon des yeux qui l'avaient capturée. Incapable de bouger. Paralysée. Ensorcelée.

– On se tire d'ici ?

Sa voix sortit rauque et hachée, chargée de ce désir qu'elle avait jusque-là dissimulé sous une couche de nonchalance. Désormais, elle ne jouait plus. Elle n'avait plus qu'une envie : plonger dans les bras de Titi, se laisser happer par la joyeuse sensualité qu'elle devinait à fleur de peau. Les caresses et les petites morsures. La lente montée d'un plaisir qu'elles s'amuseraient à différer.

En réponse, Titi se contenta de hocher la tête, comme si cette brusque accélération la laissait sans voix. Puis elle glissa de son tabouret, abandonnant derrière elle sa bière à peine entamée. Sans compter, Lola sortit un billet froissé de la poche de son jean qu'elle déposa sur le comptoir. Il y avait sans doute trop, mais elle n'était pas en état d'attendre que le barman ronchon daigne se pointer, se traîne jusqu'à sa caisse et lui rende sa monnaie. Elle quitta à son tour son perchoir.

Dans la rue éclairée par quelques lampadaires au chaud halo jaune, la nuit était tombée, accompagnée d'une lourde pluie d'hiver. L'odeur de l'averse s'attardait dans l'air, mélange de terre humide et de ville qui s'égoutte.

– J'ai... une chambre à l'hôtel en face, hésita Lola. Pour cette nuit. Après, je suis logée chez des amis. Mais, ce soir...

Elle bafouillait, se justifiait. Même pour elle qui aimait les situations claires et directes, elle ne pouvait manquer ce petit relent de sordide qui s'attardait dans sa proposition.

Hey, poupée, ça te dit, j'ai une chambre pas loin...

Heureusement, Titi ne s'en formalisa pas et lui prit la main, menant la danse. Elle se mordit la lèvre, mi-rieuse, mi... Lola n'aurait su dire.

– En même temps, ça aurait peut-être été compliqué à justifier auprès de tes amis. Que tu te pointes avec moi, je veux dire.

Pour le coup, Lola sourit. Non, même à la veille de son mariage, ça aurait sans doute beaucoup fait rire Fred de trouver deux filles au lieu d'une dans son vieux clic-clac rapiécé. Il aurait rigolé, balancé une blague lourde et aurait proposé à Titi de se joindre à eux. Juste histoire de voir comment Lola allait réagir.

– Oh, ce serait passé comme une lettre à la poste. Avec beaucoup de vannes, mais rien d'insurmontable.

Lola n'avait pas envie d'épiloguer sur le sujet, seulement de profiter d'avoir, pour quelques heures encore, Titi pour elle seule. De noyer dans les rires faciles ce qui aurait dû être une soirée de déprime. Reprenant le contrôle des opérations, elle entraîna donc sa compagne vers l'enseigne de la pension familiale qu'elle avait toujours connue ainsi. En lettres de bronze altérées par les décennies, mais toujours solides.

Un digicode et elles accédèrent au hall garni d'autant de tapis que de plantes vertes. Derrière le comptoir, le veilleur de nuit s'était endormi, un livre posé sur son ventre rebondi. Elles le dépassèrent en riant sous cape, comme deux gamines décidées à faire le mur. Boudant l'ascenseur, elles s'engagèrent dans les escaliers qu'elles montèrent en se bousculant.

Un étage, deux étages. Le souffle un peu court. Trois étages. Enfin le palier, lui aussi recouvert de tapis usés par le passage des visiteurs. Elles suivirent le couloir jusqu'à atteindre la chambre de Lola qui déverrouilla la porte, les doigts fébriles.

Elle n'eut pas plus tôt écarté le battant que Titi la poussa à l'intérieur et claqua le battant derrière elles, les coupant du reste du monde avant de se jeter à sa tête comme si leur vie en dépendait. Ses lèvres étaient douces, humides, incroyablement décidées. Lola y découvrit un goût de bière et de framboise qui lui donna envie de perdre la tête.

Pour la première fois depuis bien longtemps, elle s'y autorisa.

A suivre dans la version intégrale !

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