- Ornella, pourquoi veux-tu autant te rendre au fond du jardin ?
Je me rappelle que ma tante me posait toujours cette question quand mes parents m'envoyaient passer l'été à Ravenbrook.
- La zone autorisée n'est pas assez grande pour toi ? répétait-elle inlassablement de sa voix cristalline, un grand sourire collé sur le visage.
- Voyons Maddie, c'est juste de la curiosité, tu sais bien comment sont les enfants à cette âge-là, répliquait aussitôt Maman dans une hâte très précipitée, fusillant sa sœur adoptive du regard.
Ma mère, Arabella, n'avait toujours pas digéré que mon grand-père ait préféré léguer la demeure familiale à sa petite sœur adoptée durant l'enfance, Magdalena, alors qu'elle ne partageait pas notre sang. Elle savait pertinemment que Tata Maddie ne pouvait pas avoir d'enfants mais ne se privait donc pas de lui faire remarquer à chaque opportunité. Telle était Arabella Sinclair, une enveloppe charnelle emplie de malice, de cupidité, de jalousie et d'hypocrisie, ou du moins est-ce la façon dont je la vois aujourd'hui.
Et moi, je les écoutais se disputer à mon propos sans pouvoir intervenir. Maman rusait et lui lançait des piques sournoises remplies de sous-entendus tandis que Tata l'ignorait royalement, mais je savais que bien qu'elle soit une bonne actrice, ses paroles l'attristaient. Et je ne pouvais absolument rien faire.
Rien.
Et la question m'obsédait toujours autant : qu'y avait-il de si secret au fond du jardin de Ravenbrook ?
♤♤♤♤♤
Je cours.
La nouvelle m'est parvenue, déchirante, fracassante, telle une détonation brisant le silence sans faille régnant à Ravenbrook.
Les brindilles tombées au sol éraflent la plante de mes pieds maculés de sang, ma vue est brouillée par un torrent de larmes sourd et le soleil se joint à ma tristesse : il disparaît derrière une barrière de nuages sombres.
Je ne peux pas y croire, c'est impossible. Je ne peux pas. Je ne peux pas. Je ne peux pas.
La pluie commencent à tomber, collant mes vêtements trempés à ma peau et mes cheveux humides à mon visage rougi par le froid. Ou peut-être sont-ce juste mes larmes qui me donnent cette illusion ? Je ne sais pas, je ne sais plus rien.
Non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non...
Je trébuche sur quelque chose de dur, probablement une pierre, et m'écrase contre le sol tapissé de feuilles en décomposition. Je reste ainsi pendant plusieurs secondes à hurler sans bruit ma peine puis m'assoit par terre en voyant que ça ne sert à rien. Fichue journée.
Je m'adosse à un arbre à proximité, relève le visage, fais l'effort de détacher une feuille tombée au sol qui s'était accrochée à mes cheveux moites suite à ma chute et ne peux m'empêcher de me remémorer les événements de cet après-midi, à ce trop-plein d'informations qui me semble maintenant presque irréel. Pourquoi ? Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ?
Non, non, non, non, non, non, non, non...
Bientôt, sans que je m'en rende compte, mes paupières se closent et je plonge doucement dans un profond sommeil sans rêves.
♤♤♤♤♤
Beautiful dreamer, wake unto me,
Starlights and dewdrops are waiting for thee ;
Sounds of the rude world heard in the day,
Lull'd by the moonlight have all passed away...
Beautiful dreamer, queen of my song...
Mes yeux s'entrouvrirent au son de cette voix mélodieuse aux notes chantantes que j'aurais reconnue entre mille.
- Tata ?
- Ah, tu es enfin réveillée ! me répondit la voix de ma tante que j'avais à présent sans nul doute identifiée.
Des millions, que dis-je, des milliards de questions se bousculaient dans ma tête, cognaient et rebondissaient de tous les côtés, créant un joyeux vacarme dans mon esprit.
Il ne fallait pas que je me précipite, l'espoir n'était souvent que synonyme ou signe avant-coureur de déception à venir, je l'avais appris à mes dépens bien trop tôt.
- C'est impossible... T-tu ne peux pas être là, tu es... articulai-je d'une demi-voix pâteuse.
- Je suis ?
- Maman m'a dit que tu étais décédée...
- Petite, je ne suis pas morte, pour la simple et bonne raison que je ne suis pas ta tante. Par contre, Magdalena Sinclair est bien décédée, je suis désolée pour toi...
Mes yeux restèrent secs, je n'avais plus aucune larme à faire couler à force de trop pleurer. Je me forçai à me mettre en position assise pour inspecter mon interlocutrice et l'endroit où je me trouvais, qui ne ressemblait en aucun point à ma chambre à Ravenbrook.
J'étais dans un immense lit à baldaquin dont les draps jaunes et dorés offraient une très bonne harmonie avec l'imposant lustre de cristal de la pièce.
Les murs étaient recouverts de papier peint aux couleurs vives et variées où étaient ça et là accrochés quelques tableaux représentant tous différents champignons tous plus étranges et multicolores les uns que les autres.
La propriétaire de la voix chantante était une jeune femme de petite taille aux longs cheveux rose pastel coiffés en deux queues de cheval de part et d'autre de sa tête et aux grands yeux bleus qui luisaient d'un éclat joyeux. Elle portait une étonnante robe à rayures blanches et noires dont l'énorme jupon bouffant arrivait aux genoux de ses courtes jambes. La personne qui se dressait devant moi de toute sa petite hauteur arborait un air fier et déterminé, ce qui ne l'empêchait pas de flotter dans son vêtement trop large pour elle. Enfin, on pouvait apercevoir à ses pieds de drôles de chaussures rouges dont le bout rebiquait vers le haut. Celui-là même était décoré d'un grelot qui tintait à chacun de ses pas.
"Vu la décoration, je suis dans un rêve dont la protagoniste est champignophile ou quelque chose comme ça..." pensai-je aussitôt à la vue des tableaux et de cet étrange personnage.
- J'en oublierai presque mes bonnes manières ! s'exclama soudain la jeune fille au physique atypique. Je suis Candy, Gardienne de la Réserve de Ravenbrook et reine des lapins géants multicolores et cannibales, et tu es ici dans ma Cabane, de l'autre Côté !
Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire à la mention de ces fameux "lapins géants multicolores et cannibales".
- Ne te moque pas d'eux, tu vas vexer Porridge ! fit-elle avec un faux air fâché.
Et c'est là que je vis la chose qui se trouvait derrière elle : c'était un immense lapin rose d'au moins trois mètres de haut qui tenait d'une patte une hache et de l'autre une sacoche de cuir brun pailleté. C'était donc lui, Porridge.
- Ne t'inquiète pas, il ne mord pas !
Le lapin titanesque me fixa de ses yeux rouges et le regard qu'il m'adressa me donna envie de retourner me cacher sous la couette dorée du très grand lit où je m'étais réveillée et de ne plus en sortir.
- Vous voulez me faire croire que ce truc est réel ???
- Oh, ne sois pas si dure avec Porridge, tu devras être gentille avec eux en temps que nouvelle Gardienne du Château !
- C'est-à-dire ? demandai-je, franchement perdue.
"Je crois que c'est le rêve le plus étrange que j'ai jamais fait..."
- Avant de mourir cette nuit, feu ta tante, Magdalena Sinclair, était la Gardienne du Château de Ravenbrook. Étant donné que je t'ai retrouvée de mon Côté du portail séparant les deux parties du jardin, tu es la nouvelle Gardienne, la seule à pouvoir passer d'un monde à l'autre.
- C'est impossible.
- Écoute Candy, fit soudain une voix tonitruante.
- Le lapin parle ??? Et vous voulez me faire croire que tout est normal ?
- Les lapins ne parlent pas, de ton Côté ?
- Bien sûr que non ! affirmai-je avec véhémence.
- C'est triste pour eux. Tu te rends compte, ils ne peuvent même pas s'exprimer ! Pauvres créatures...
Je crois que je n'avais jamais observé quelqu'un avec d'aussi grands yeux de merlan frit qu'à ce moment-là.
Afin de conserver une conversation un minimum normale, je décidai de changer de sujet et de laisser de côté le fait que Porridge parlait.
- Vous savez donc qui je suis ?
- Petite, bien sûr que je le sais ! Tu es Ornella Sinclair, fille biologique d'Arabella Sinclair et de père inconnu. Tu es également la nièce par adoption de feu Magdalena Sinclair, ex-Gardienne du Côté du Château de Ravenbrook et étant donné que tu as réussi à passer le portail avant de t'écrouler, tu es la nouvelle Gardienne, ce qui est une très bonne nouvelle.
Le portail. Une barrière séparant le fond du jardin de Ravenbrook. Tatie m'avait toujours interdit de m'y rendre, je ne savais donc pas ce qu'il y avait derrière... Je plongeai dans ma mémoire et me souvint vaguement avoir poussé une barrière en courant. Serait-ce donc ça ?
"Arrête de raconter n'importe quoi Ornella, c'est tout bonnement illogique ! Tu ne vas quand même pas croire quelqu'un qui te dit que c'est totalement normal que les lapins, géants, multicolores et cannibales en plus, parlent alors que tu aurais juste passé un portail par erreur !"
Candy m'attrapa par le poignet pour me forcer à me lever du lit, ce qui eut pour effet de me faire lâcher un petit cri de surprise.
- N'aie pas peur Ornella ! Mais tu devrais aller te changer, la population de la Réserve a été mise au courant de ton arrivée. Il faut que tu ailles les saluer, mais certainement pas dans cette tenue-là, foi de Candy !
La jeune reine aux yeux bleus m'entraîna derrière un paravent où j'aperçus une robe jaune parsemée de froufrous, dentelles et fanfreluches farfelues et colorées, sûrement très au goût des gens de ce rêve mais que je m'obstinai à trouver... originale, pour ne pas dire quelque chose de moins gentillet.
- Allez, tu as deux minutes pour enfiler ça ! s'exclama-t-elle d'un air réjoui.
Je ne pus m'empêcher de lâcher un soupir très peu discret, ce qui fit éclater de rire mon hôte.
- Ta tante aussi détestait ce genre de robes !
- Je comprends pourquoi...
- Tu t'y feras, ne t'en fais pas ! Ici, tout le monde trouvera que tu es très élégante, la mode n'y est pas du tout pareille que de l'autre Côté...
"Faites que je me réveille bientôt, s'il-vous-plaît..." implorai-je en silence avant de me résoudre à obéir.
Quelques instants plus tard, l'étrange vêtement était enfilé et Candy m'avait tressé les cheveux en y glissant plusieurs petites fleurs jaunes d'origine inconnue.
- Tu es par-fai-te ! Crois-moi !
Je ressemblai à une fée dans un conte, mais en beaucoup moins belle.
- Si tu le dis... marmonnai-je.
- Et la touche finale... un joli bracelet !
La "Gardienne" enfila à mon poignet ledit bracelet tressé de plusieurs fils jaunes, rouges et violets et agrémenté de quelques perles roses.
- C'est bon, tu es prête à aller les saluer !
- Dois-je m'attendre à être surprise par les "habitants de la Réserve" ?
- Hmmm... oui.
Je sortis de derrière le paravent et Porridge me fit un signe de tête en direction d'un petit balcon. Je supposai donc que je devais me rendre là-bas.
Candy me devança et s'engouffra sur le balcon, avant de monter sur un piédestal.
"Les désavantages de la petite taille..."
- Chères citoyennes, chers citoyens de la Réserve de Ravenbrook, je vous demande de bien vouloir accueillir la nouvelle Gardienne du Château, Ornella Sinclair ! clama-t-elle d'un ton qui, je devais l'avouer, dégageait une aura charismatique.
Porridge s'avança dans mon dos et je compris que je devais l'imiter. Je m'avançai à mon tour afin d'arriver au niveau de Candy. La foule éclectique qui m'attendait se mit à applaudir et siffler bruyamment, criant quelques "hourra" tandis que je les dévisageai littéralement.
Dans un immense aquarium placé au premier rang se trouvait d'immenses hippocampes à têtes de zèbre, entourés par une foule d'hippopotames en tutu portant un serre-tête à antennes. Derrière eux, j'aperçus ce qui semblaient être des humains à la peau orange installés à côté de ceux qui devaient être les fameux "lapins géants multicolores et cannibales". Ils étaient des centaines, peut-être même des milliers. Des jaunes, des bleus, des rouges, des verts, d'autres de couleur rose comme Porridge, et tous affichaient le même air menaçant en m'applaudissant.
Je fis encore un pas en cherchant mes mots et me pris les pieds dans le lourd jupon de ma tenue. Avant que je réalise quoi que ce soit, j'avais basculé par-dessus la rambarde du balcon et j'entendis les cris d'horreur Candy et de la foule.
Pendant que je chutais, il me sembla entendre ma tête chantonner ces quelques vers, cette comptine de mon enfance...
Beautiful dreamer, wake unto me,
Starlight and dewdrops are waiting for thee ;
Sounds of the rude world heard in the day,
Lull'd by the moonlight have all passed away...
Beautiful dreamer, queen of my song,
List while I woo thee with soft melody ;
Gone are the cares of life's busy throng
Beautiful dreamer, awake unto me.
Beautiful dreamer, awake unto me...
Beautiful dreamer, out on the sea,
Mermaids are chanting the wild Lorelei ;
Over the stream let vapors are borne,
Waiting to fade at the bright coming morn.
Beautiful dreamer, beam on my heart,
E'en as the morn on the stream let and sea;
Then will all clouds of sorrow depart,
Beautiful dreamer, awake unto me.
Beautiful dreamer, awake unto me...
Tout devint noir.
♤♤♤♤♤
Quand je revins à moi, j'étais allongée contre l'arbre où je m'étais endormie à force de pleurer.
C'était donc bien un rêve.
Mon exubérante robe avait disparue, mes cheveux étaient désordonnés.
Résignée, je me levai et fit demi-tour pour revenir vers le château de Ravenbrook. Maman allait me passer un sacré savon.
Je me mis à fredonner et leva mon poignet. Le bracelet était toujours là.
Beautiful dreamer, queen of my song...
Qui saura ce qu'il s'était réellement passé ?
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