1 - Adieux

Quand ses yeux s'ouvrirent, ils rencontrèrent un regard bien familier.

« Bonjour, mon Chéri, soupira Tom avec bonheur.

— Bonsoir, Votre Altesse. Avez-vous bien dormi ? »

Un tendre baiser sur son front contredit l’ironie. Avec un sourire en coin, le prince caressa le torse de son semi-elfe adoré, habillé seulement d'un long peignoir en coton éponge, à la teinte bleue légèrement plus claire que celle de ses cheveux. Tom répondit sur le même ton de plaisanterie :

« À merveille, monsieur Innsprucke, et merci pour tout. Vous êtes talentueux même en dehors de la sphère politique.

— Je vous démontrerai mes autres qualifications après le dîner, continua l’indigne diplomate sur un ton guindé. Pour le moment, les accords de paix entre nos deux nations vous somment de nourrir l’Ambassadeur délégué de la confédération centralienne !

— Idiot ! »

En riant, son petit ami envoya un oreiller moelleux vers sa direction. Maewon l’attrapa des deux mains avant de reprendre, d'un air sérieux :

« Est-ce encore une déclaration de guerre de la nation féerique ?

— C’est une déclaration d’amour. »

Avec ces mots et un baiser, il conclut la joute. Un gargouillement sourd, provenant du ventre de Maewon, se fit entendre. Tom s’inquiéta :

« Il est si tard que ça ?

— Je n'ai pas osé te réveiller, mais oui, mon estomac prépare une révolte ! Un domestique est venu prévenir que le repas serait prêt dans… moins d’un quart d’heure maintenant, précisa le jeune homme en regardant la montre à son poignet.

— Tu as compris ce qu'il disait ? s'étonna son interlocuteur.

— Cet homme formidable a pris la peine de me parler en netun !

— Ah, ça devait être Skyrgámur. Il est le seul serviteur à connaître une langue étrangère. »

Avec la curiosité caractéristique de ceux qui aiment s'informer, les yeux océan fixèrent le prince.

« Je sais bien que tu es une merveilleuse exception parmi les fées, Tom. Mais ton frère et la Générale parlent très bien centralien ! Ton majordome aussi. La semaine dernière, je me suis même présenté en netun à un aigle, et il est allé te prévenir de mon arrivée.

— Malgré l'exil, tous les membres des familles royales ont continué à pratiquer le centralien et le sindarin. « Connais ton ennemi. » cita avec gravité le fey. Hilda a intégré la maison des Corbeaux quand elle est devenue dirigeante de l’armée royale. Donc elle aussi maîtrise ces deux langues. En tant que conseiller du Duc de Reden, Kerry parle couramment centralien et netun. Les aigles sont souvent des gardes royales transformées. Bien éduquées, elles connaissent toutes un peu de netun. Mais les domestiques… ils n'ont ni besoin, ni le temps, encore moins l’accès à l’apprentissage du dialecte des farfadets. Nous n'avons plus de contact avec eux, ce sont les cousins éloignés des fées. Très éloignés… »

Le regard céruléen se perdit dans la contemplation mélancolique des plis soyeux du drap marine qui recouvrait ses jambes. Tom poussa un long soupir.

« Je suis désolé, mon amour ! Je ne voulais pas te rendre triste…

— Je ne suis pas triste ! affirma le petit prince avec un sourire lumineux. Je suis nostalgique d'une époque que je n'ai pas connue. C’est trop bête de ma part ! Je ne veux plus repenser au passé, je veux regarder vers l'avenir. Avec toi.

— Mon Tom… » murmura son interlocuteur en se penchant pour l'embrasser.

Juste après le baiser, l’expression qu'il vit sur le visage de Maewon réchauffa son cœur. Le fey soupira encore, cette fois de contentement : « Allons manger. »

Sur ces paroles, il étira paresseusement les bras au-dessus de sa tête. Dans le mouvement, ses doigts cognèrent contre le bois de la tête de lit. Comme pour obéir à un signal de lever de rideau, les amants quittèrent les draps. Entre deux baisers, ils réussirent à se vêtir. D'un pas pressé, ils sortirent de la chambre ducale, pour partager l’avant-dernier repas avant le départ de Maewon. Cette semaine de vacances avait passé bien trop vite, son diplomate allait bientôt retourner à Centrale ! Pour alléger le poids qui oppressait son âme, Tom accapara la main de son amoureux pendant qu’ils cheminaient vers la salle à manger.

« Quand est-ce qu’on se reverra ? redemanda-t-il pour la troisième fois de la journée, alors qu'ils ne se quitteraient que le lendemain matin.

— Dès que possible, Chaton.

— Je pourrais t’accompagner à Centrale ?

— Tom…

— J’aimerais bien continuer ma découverte touristique de la dernière fois ! chanta le petit prince avec un sourire charmeur.

— Tom, répéta son interlocuteur d'une voix patiente, on en a déjà discuté. On se reverra vite. Le mois prochain au plus tard.

— Un mois, c’est tellement long ! »

Un court silence suivit. Maewon admit : « C’est vrai. Je ferai mon possible pour revenir avant, je vais réorganiser mon planning... Déjà, avec le nouveau système intercontinental de communication, on pourra se téléphoner dès la semaine prochaine. Je t'appellerai tous les jours, promis. Je t’enverrai des invocations en attendant. »

Leurs pas résonnaient dans le couloir dallé de marbre. Tom fronça les sourcils, ses lèvres fines s'avancèrent dans la moue caractéristique qui marquait son désaccord. À cette vision, son petit ami continua le plaidoyer :

« Ton majordome aussi a insisté pour que tu restes ici : tu as délaissé tes affaires depuis trop longtemps. Sois raisonnable, mon Tom…

— Kerry n'a pas besoin de ma présence, il sait très bien gérer tout seul, même mieux que moi !

— Tu dois apprendre à le faire toi-même. S'il continue à t’assister, tu ne seras jamais capable de diriger ton domaine.

— Ça peut attendre ! s’obstina le jeune duc en commençant à bouder.

— Et jusqu’à quand tu vas repousser l’échéance ? »

Sans un mot, Tom lâcha brusquement la main qu'il tenait. Il s’arrêta au milieu du hall. Maewon l’imita, surpris par l'air furieux affiché face à lui.

« Je suis Prince de la Vallée des Corbeaux ! s'écria le jeune homme. Je suis le Duc de Reden ! Je suis la deuxième fée la plus puissante au monde ! De quel droit on ose me donner des ordres ? Je fais ce que je veux !

— Tu fais surtout l’enfant en ce moment. »

Le ton imperturbable et la voix calme de son interlocuteur produisirent l’effet d’une douche froide. Immobile, le prince fixa son diplomate dans les yeux, et comprit son erreur.

« Pardon, souffla-t-il honteux. Tu es fâché ? »

Maewon ne répondit pas, il recommença à avancer à grands pas vers le couloir menant à sa destination. Sans se retourner, il tendit un bras vers l’arrière. Tom s’élança au petit trot. Des deux mains, il s’empara de la paume offerte. Le cœur battant la cavalcade, il regarda le profil du visage impassible. Aux côtés de l'amour de sa vie, le jeune homme s’achemina vers le dîner aux chandelles comme on part à l’échafaud. Arrivé devant la table à manger, la main de son petit ami relâchée, il murmura vers le sol : « Je t'aime, Maewon. »

On le retint par une épaule pendant qu'il voulait se diriger vers sa place. Une large paume se posa avec douceur sur un côté de son visage, le pouce lui caressa la joue.

« Tom, je t’aime aussi.

— Mais ? demanda-t-il, sa voix tremblante, son ton désespéré.

— Il n'y a aucun mais. »

En entendant les mots rassurants, Tom osa enfin relever la tête. Le tendre sourire qu'il vit face à lui le remplit d'un affreux bonheur, un ravissement insensé, qui apporta une crainte nouvelle… une peur toute récente, ou une réminiscence d'un passé lointain ? Les yeux de Maewon lui certifiaient qu'ils resteraient ensemble, jusqu’à la fin de ses jours. C’était la vérité. Étrangement, cette certitude brisa l’optimisme du petit prince. En boucle, dans son esprit, une seule chose commença sa ronde incessante. S’aimer à jamais.  Jusqu’à la fin de ses jours. La durée de vie d'un semi-elfe. Moins de cent cinquante ans et ils seraient séparés. Séparés pour toujours. Et après ça, presque deux siècles à se traîner, dans une vie sans lui. Sans Maewon, pourrait-il survivre ?

Sa cuillère tinta contre l'assiette creuse en porcelaine posée devant lui. Les yeux dans le vague, Tom tenta d'inspirer et d’expirer à un rythme régulier. Ne pas vaciller. Repousser la pensée obsessionnelle.

Ça va aller. On a le temps…


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