Douze : Tradition
JULIA.
À Noël, nous avons la tradition de nous retrouver dans la manoir de mon père, dans l'Est de la France. Il y neige souvent, le manoir est vaste et nous y restons environ une semaine, pour les vacances.
Le jour du réveillon, le matin, nous décorons le sapin de deux mètres avec mon frère, Cassy et Gabin. Le petit ami de mon frère est là lui aussi et mes deux meilleurs amis participent à notre Réveillon car leurs parents sont trop absents. Ils font partie de notre famille depuis des années, c'est impossible que ces traditions changent ou que l'un d'entre nous ratent cet évènement.
Nous n'avons pas encore vu mon père, il gère ses affaires dans son bureau au deuxième étage. Il a embauché un traiteur pour le repas, comme toujours. Heureusement, Alois fait les meilleurs biscuits sablés du monde, et ça, seul sa main de chef peut le faire.
J'enroule une guirlande lumineuse avec Cassy autour du sapin pendant que Gabin sirote un verre de vin au coin du feu. Aloïs est perché sur un escabeau pour accrocher les boules. Son bras est presque totalement guéri. Il a encore des séances de rééducation mais tout rentre dans l'ordre et il peut continuer à gérer son club sans soucis.
— Mademoiselle Hernandez, appelle un garde du corps de mon père. Votre père vous demande.
Il y a un peu partout dans le manoir, il faut croire qu'il est la cible numéro un du pays. Je pose la guirlande dans le carton de décorations puis passe à côté de garde en lui jetant un regard en biais. Je rejoins le bureau de mon père rapidement, les murs sont teints d'un vert profond et décorés de lambris de qualité, couleur bois. Le manoir est beau, la décoration soft et luxueuse. Il n'a jamais voulu vendre cet endroit et pourtant, nous y allons qu'une fois à l'année.
Je m'arrête devant le bureau de mon père qui se trouve juste face aux escaliers et tombe dénue lorsque je fais face à...
— Matthias ?! m'exclamé-je.
Depuis notre retour à Paris il y a trois semaines, je ne l'avais pas revu et pour cause, mon père voulait s'entretenir avec lui aussitôt. J'en avais déduis qu'il avait été viré mais visiblement non puisqu'il se tient à côté de la porte, les mains croisées devant son bassin, vêtu d'une chemise blanche rentrée dans son pantalon et d'une veste assortie à son costard. Je dois être en train de rêver ? Il se tient droit, comme si de rien était et il arbore un œil au beurre noir presque totalement cicatrisé. Je sais déjà ce qu'il s'est passé.
— Bonjour, Julia, souffle-t-il.
Je ne prends pas la peine de frapper à la porte, je rentre en trombe dans le bureau de mon père et claque la porte derrière moi. Il relève ses yeux de ses documents et me sourit en écartant les bras et faisant le tour de son bureau.
— Ma fille chérie !
— Dis-moi que c'est une blague ? Pourquoi le garde du corps est encore là ?!
Il laisse ses épaules s'affaisser puis s'appuie sur le bord de son bureau. Mon père est un homme grand, imposant, riche et travailleur mais plein de secrets. Les espagnols sont de fortes têtes, mon père n'est pas l'exception, bien au contraire. Son faible accent me rappelle sans cesse le sang chaud qui coule dans ses veines et les miennes.
— J'ai changé d'avis. J'ai voulu le virer puis, je me suis dit... pourquoi ? Il a flanché une fois, mais cela arrive à tout le monde.
Je cligne plusieurs fois des paupières.
— Flancher ? répété-je. J'espère que c'est une blague ? Il s'est tapé une femme pendant son service !
— Oui et toi tu faisais quoi ? Ne me fais pas croire que ça t'as choqué, Julia. Tu ne voulais pas de ce garde du corps et tu pensais que j'allais te le supprimer en un claquement de doigts ? Pourquoi tu es partie en voyage ? Pourquoi tu l'as laissé agir comme ça et surtout, pourquoi avoir pris cette photo ?
— Tu es en train de me faire la morale ? m'offusqué-je.
— Oui, parce que je te connais. Tu refuses mon aide constamment et moi, contrairement à Matthias, je ne rentre pas dans ton petit jeu. Il est très bon, j'ai fait mes recherches sur lui alors c'est pas une seule erreur qui va me faire douter. Je pense qu'il a bien compris la leçon.
— C'est sûr que frapper tes employés, c'est la méthode de l'année.
— Ne t'occupe pas de mon travail, occupe-toi de ta vie. C'est tout ce qui m'importe. Toi et Alois, vous êtes bien plus précieux que tout le reste et toi encore plus, Julia. Tu es ma petite fille, tu ressembles à ta mère et j'ai envie de te savoir en sécurité.
— Mais tu te fiches de savoir ce que je veux vraiment ! Je ne veux pas d'un garde du corps !
— Mais tu en auras un, jusqu'à ce que je règle cette affaire. Ensuite, je te promets que tu seras enfin libre.
Il s'avance vers moi, pose ses mains sur mes épaules qu'il presse et m'adresse un sourire qu'il veut rassurant. Or, je ne suis pas rassurée. Il ne prend pas en compte ce que je ressens et ça m'agace.
— Tu ne m'écoutes pas... marmonné-je.
— Je m'efforce de te donner la meilleure vie possible. Stabilité, sécurité, voyages... tu as tout ce que tu souhaites !
— T'en es sûr ? m'empressé-je de rétorquer. Pour toi, avoir la meilleure vie possible c'est acheter sa fille parce que tu es incapable de faire face à la réalité ? Celle pour laquelle tu es incapable de t'occuper de tes enfants sans ta femme ! On dirait que rien ne s'est jamais produit et tu penses que moi, je suis heureuse dans cette vie alors que chaque soir, quand je ferme les yeux, j'entends en boucle les cris d'agonie de ma mère qui brûle dans un incendie ?! Tu penses que je suis heureuse ?! Tu penses qu'un garde du corps changera quelque chose au fait que tu es incapable de nous protéger ?
Je sens mes larmes brûler mes yeux, mon cœur se serre, ma gorge se noue en lui déballant ce flot de paroles mais parfois, il faut que ça sorte, pour se sentir plus léger ensuite. Mon père me toise, sans un mot, les lèvres pincées, le front ridé.
— Sors de ce bureau, Julia, ordonne-t-il calmement.
— Jamais tu ne me diras la vérité, hein...
— Je t'ai dit de sortir...
Il tourne la tête, ne daignant plus m'affronter. Je ravale ma fierté, mes sanglots puis je quitte son bureau. Je m'accommoderai de Matthias mais je dois oublier ce baiser. Je ne sais même pas pourquoi nous nous sommes embrassés, c'était stupide et maintenant, j'essaie de renouer avec Jordan.
Je ferme la porte derrière moi, darde un regard à mon garde du corps qui semble remarquer ma petite mine.
— Pas de questions, grommelé-je.
— A vos ordres, rétorque-t-il.
Je lève les yeux au ciel et rejoins ma chambre, là où je me préparerai pour ce soir. J'ai juste besoin d'un petit temps pour me remettre de mes émotions. Parler de ma mère est toujours difficile et mon père agit comme si jamais rien ne s'était passé. Pourtant, j'en garde des marques sur mon corps, c'est la réalité et il faut arrêter de se voiler la face. Elle est morte il y a bien des années mais la douleur ne disparaîtra jamais. Mon père lui, est capable d'enfouir profondément ses sentiments et change de femme tous les trois ans. D'ailleurs, la nouvelle est jeune, avec une fausse poitrine et des lèvres aussi grosses qu'une bouée. Elle n'est pas méchante, mais je crois que je suis plus vieille qu'elle, alors c'est difficile de la considérer comme une nouvelle belle-mère éphémère.
— Je ne sais pas ce que tu as dit à mon père, mais tu dois être un formidable manipulateur, lancé-je à Matthias lorsque je pose ma main sur la poignée de ma porte de chambre.
— Je ne lui ai rien dit. J'avais accepté le fait que j'étais viré et mieux valait ça, après ce que j'avais fait.
— Avec la rouquine ou avec moi ?
Je tourne la tête vers lui. Il plisse les paupières, humecte ses lèvres. Elles étaient douces, sucrées. Il sait embrasser, j'aurais aimé en découvrir davantage.
— Est-ce qu'on peut parler d'autre chose ? grommelle-t-il.
— Pourquoi ? T'es gêné ?
Je penche la tête sur le côté, amusée. Je ne devrais pas m'en amuser, mais je cache ce que je ressens et la frustration qui grandie en moi de cette façon. Dans un autre contexte, j'aurais fortement apprécié Matthias. Il m'attire autant qu'il me rebute. Il est beau, grand, calme et réfléchi. Je ne doute pas qu'il soit intéressant et cultivé, mais peut-on réellement faire connaissance avec son garde du corps ?
— Est-ce qu'on peut arrêter ce petit jeu ? commence-t-il en se rapprochant de moi et en parlant tout bas. Je n'ai pas envie de perdre ce travail, alors je te le demande, il faut que ça s'arrête.
Je garde mes yeux levés vers lui, le toise un instant puis j'ouvre la porte de ma chambre.
— Il n'y a jamais eu de jeu entre nous et j'ai bien compris que mes efforts étaient vains pour te faire partir. C'est bon... t'as gagné Matthias. Pour cette fois.
La deuxième manche peut commencer.
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