Chapitre 3
Au petit matin, comme prévu, Leonard emmena Joanna au collège. Durant tout le trajet, il avait surveillé les bas-côtés, dans l'espoir de voir apparaître la silhouette familière de Jim. Elle ne s'était jamais montrée. Alors il avait continué sa route, essayant au mieux d'apparaître confiant aux yeux de sa fille.
Cette nuit sans sommeil lui avait permis de réfléchir. Il était décidé à chercher Jim par lui-même. Il mettrait tout son temps libre à profit, il s'épuiserait s'il le fallait, mais il le retrouverait. Il ne pouvait pas abandonner son fils ainsi. Il ferait appel à tout ce qu'il faudrait, mais il le ramènerait à la maison, et vivant. Il ne pouvait en être autrement.
Et ça commençait par parler avec les amis de ses enfants. Il savait qu'ils pourraient être d'une grande aide. Alors il se gara sur le parking où les collégiens avaient l'habitude de se retrouver, et sortit rapidement de l'hovercar, en faisant le tour pour ouvrir la porte à Joanna. La jeune fille leva un regard peu amène vers lui, suivi d'un grognement, mais il n'y fit pas attention. Au lieu de ça, il lui tendit une main sur laquelle elle s'appuya pour sortir du véhicule.
Lorsqu'ils se retournèrent, les amis de Jim et Joanna étaient autour d'eux, les sourcils froncés. Leonard laissa sa fille s'appuyer sur leur véhicule pendant qu'il sortait son sac de cours, qu'il lui tendit. Il remarqua que tout son poids était reporté sur sa jambe valide, et il posa une simple main sur son bras en support.
« Qu'est-ce que tu t'es fait ?
— Jim est malade ?
— Il vient seul ? »
Joanna leva une main pour faire stopper les questions, les yeux fermés. Elle posa deux doigts sur sa tempe puis repoussa la mèche de cheveux lui tombant devant le nez. Lorsqu'elle ouvrit à nouveau les yeux, elle chercha le regard de son père, qui hocha simplement la tête. Alors elle redressa son visage vers ses amis, un fin sourire triste aux lèvres.
« Jimmy ne viendra pas, murmura-t-elle, avalant difficilement sa salive. Jim ne viendra pas parce qu'on s'est fait agresser hier soir en rentrant. Ils m'ont blessée et l'ont emmené. On ne sait pas où il est. »
Un silence tendu et angoissé prit place entre tous, et seul un eut le courage de les regarder. Nathan fixa Leonard, et le père de famille sentit tout le ressentiment que le jeune garçon portait à son égard lui arriver en pleine face. Il était celui qui avait dit à Jim et Joanna qu'il viendrait les chercher, sans cela, ils auraient pris le bus avec eux, et son meilleur ami serait présent avec eux.
« Je vais tout faire pour le retrouver, murmura Leonard. On a besoin de lui, tous. Mais on va aussi avoir besoin de vous. Si vous avez une idée, quoi que ce soit qui puisse nous aider, il faut nous le dire.
— Moi, je peux vous dire quelque chose, mais vous le savez déjà.
— Ecoute, Nath', je m'en veux énormément. Je sais que c'est de ma faute, je sais que si j'avais fait attention on n'en serait pas là, mais le mal est fait, et j'essaie de rattraper mes erreurs.
— Nath', dans notre situation, on ne peut pas être divisés. On a besoin d'être unis pour retrouver Jimmy. Parce que c'est tout ce qui compte, on a besoin de lui avec nous. »
Le jeune garçon soupira en détournant les yeux, ce que Leonard interpréta comme une reddition. Il savait bien que Nathan n'en pensait pas moins, mais tout ce qui comptait, c'était qu'il puisse lui donner toutes les informations possibles. Les autres n'eurent d'autre réaction qu'un hochement de tête. Leonard posa sa main sur l'épaule de Joanna, qui leva les yeux vers lui.
« Faites attention à Jo', s'il vous plaît. Et si des profs vous demandent où est Jim, vous dites qu'il est malade. »
Les enfants hochèrent à nouveau la tête, et ce fut le moment que choisit Leonard pour partir. Il serra brièvement Joanna contre lui puis remonta dans son véhicule et quitta le parking. Il se détestait pour les regards qu'il avait récoltés de la part des amis de Jim et Joanna. Des gamins de leur âge ne devraient jamais vivre cela.
Avant qu'il ne s'en rende vraiment compte, il était à nouveau stationné, cette fois dans le parking souterrain de l'hôpital. Il n'avait pas vraiment la tête à soigner et rassurer qui que ce soit, mais il avait juré de laisser ses problèmes à l'extérieur lorsqu'il avait signé son contrat. Et malgré la gravité de la situation, il devait laisser ce problème à l'extérieur. Alors il secoua la tête un bon coup, prit une grande inspiration et sortit de l'hovercar, aussi confiant que possible.
Il salua rapidement Damian en passant devant lui mais continua sa route jusqu'à son bureau. Là, il se fit couler son quatrième café de la journée, enfila sa blouse et vérifia son emploi du temps. Bonne chose, il était surchargé. Il n'allait pas avoir le temps de penser. Cependant, une ligne l'interpella, et il sortit de son cabinet, padd en main, pour aller voir Damian. Il s'arrêta derrière le bureau d'accueil, posa la tablette juste à côté des mains de son secrétaire et se pencha près de lui.
« Damian, je t'avais dit pas de rendez-vous le soir à part si c'est une urgence.
— Mais c'est une urgence, Leonard.
— Ça n'en sera pas une. Tu me raccourcis mes rendez-vous, tu fais ce que tu veux, mais ce soir je ne travaille pas. »
Et sans un mot de plus, il reprit son padd et rejoignit à nouveau son cabinet, laissant un Damian abasourdi derrière lui. Il fallait dire qu'il n'avait pas vraiment l'habitude de donner des ordres à son subordonné, il essayait toujours de trouver une solution avec lui, de faire des concessions. Cette fois-ci, il s'était clairement fait entendre. Il n'accepterait aucune transgression.
Il entra dans son cabinet dans une telle tornade que si la porte avait été battante, elle aurait claqué derrière lui. Au lieu de cela, elle glissa lentement dans ses gonds, ce qui ne fit qu'énerver un peu plus Leonard. Il s'assit, ou plutôt se laissa tomber dans son fauteuil, frottant son visage de ses mains. Il devait calmer la rage qui bouillonnait en lui, il ne pouvait se montrer ainsi face à ses patients.
Alors il prit une grande inspiration, ouvrit les yeux, et son regard tomba sur l'holo de famille posée sur son bureau. Refusant de la regarder une seconde de plus, il tendit le bras pour la ranger, mais alors qu'il ouvrait son tiroir pour la fourrer à l'intérieur, il lui sembla que les grands yeux si scrutateurs de Jim l'appelaient. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres alors qu'il retraçait le contour de son visage de son doigt.
Il s'attendait presque à ce que son fils ne repousse son doigt, refusant son affection comme tout adolescent, avant de venir se coller à lui, parce que dans le fond, tout ce qu'avait toujours voulu Jim, c'était simplement de l'affection. Mais non, l'holo restait immobile, et Jim n'était pas là. Alors il soupira, posa l'objet sur la pile de padd traînant au fond du tiroir, et laissa le sourire angélique de son fils illuminer l'obscurité régnant dans le tiroir.
Toute la matinée, ses rendez-vous s'enchainèrent, mais contrairement à ses attentes, il ne réussit pas à chasser Jim de ses pensées. Il sentait comme une démangeaison lui courir sous la peau à chaque fois qu'il s'approchait un peu trop du tiroir renfermant l'holo. Il refusait de l'ouvrir, refusait de montrer une quelconque vulnérabilité à ses patients. Mais à peine sa dernière consultation était-elle terminée qu'il ouvrit le tiroir, en ôta le cadre et le posa à la place exacte où elle se situait habituellement.
La sonnerie de la porte retentit, puis Damian entra, une certaine rougeur aux joues. Leonard soupira et lui fit signe de prendre le siège face à lui. Le jeune secrétaire obéit à l'ordre implicite, posant le padd qu'il tenait en main devant lui, le poussant vers son patron. Celui-ci l'attrapa, fronça les sourcils face à l'attitude du jeune homme, puis posa ses yeux sur l'écran.
« Je suis désolé, Leonard, je n'ai pas pu faire autrement que de donner votre rendez-vous à un autre médecin. Le patient ne pouvait pas se déplacer plus tôt. »
Le plus vieux soupira à nouveau, grogna presque, frotta son visage d'une main lasse. Il releva ensuite la tête vers son subordonné, qui attendait une réponse, tout son malaise inscrit sur son visage.
« Bon sang, Damian.
— Je suis désolé, Leonard, je sais que-
— Tais-toi, » grogna-t-il en levant une main.
Damian ne se rebella pas une seule seconde, baissant simplement le regard. Leonard devait vraiment apprendre à gérer sa colère, s'il terrifiait même son secrétaire qui pourtant le connaissait très bien.
« Okay, Damian, c'est moi qui suis désolé. J'ai... des problèmes personnels, dirons-nous, et je reporte toute ma colère sur toi. Tu n'es pas responsable de ça, je le sais. Normalement je prends mes rendez-vous le soir aussi, tu as cru bien faire, c'est très bien.
— Mais j'ai agi sans vous consulter.
— Tu as agi comme je te dis de le faire à chaque fois, Damian. Ce soir est une exception, ou du moins les prochains soirs seront une exception. »
Les sourcils du jeune homme se froncèrent à ces mots. Aucun doute qu'il se demandait ce qu'il pouvait bien se passer dans la vie de cet homme pourtant acharné de travail. Pourtant, comme à son habitude, il resta parfaitement discret et silencieux, attendant que son chef se confesse de lui-même.
« Écoute... J'ai un problème avec les enfants. Je me dois d'être là aussi souvent que possible et surtout à la sortie du collège. Ne me prévois rien non plus tôt le matin.
— Vous les déposez au collège aussi ? Vous dites pourtant toujours qu'ils doivent apprendre l'indépendance ?
— Ils le doivent, mais pas en se mettant en danger. »
Le visage habituellement si lisse de Damian se renfrogna un peu plus. Leonard grimaça, connaissant déjà l'issue de la conversation. Il venait de se vendre et devait lui dire.
« Tu te souviens, hier, quand je t'ai demandé si j'avais quelque chose de prévu le soir, quelque chose que je pourrais oublier ? »
Un simple hochement de tête lui répondit et il prit une grande inspiration.
« Je devais aller chercher Jim et Jo' à l'école. J'avais demandé à Nathan de les prévenir. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas pensé au rendez-vous de Cehg à ce moment-là, je ne comprends pas pourquoi ma mémoire m'a autant fait défaut hier. »
Il fit rouler son siège jusqu'à pouvoir poser ses coudes sur le bureau, et, soupirant, il posa sa tête entre ses mains.
« Je ne m'en suis rendu compte qu'après le rendez-vous. Si j'y avais pensé plus tôt, je les aurais appelés, je leur aurais dit que je ne pouvais pas venir les chercher, je leur aurais dit de prendre le bus, je leur aurais dit... J'aurais même avoué que j'avais oublié le rendez-vous de Cehg... Mais j'y ai pas pensé... Et maintenant... Maintenant... »
Leonard sursauta en sentant une main se poser sur son épaule. Il tourna la tête pour rencontrer le regard doux et rassurant de Damian, et l'espace d'un instant, son secrétaire disparut. Ce bleu... Ce n'était pas le sien, de ça, il en était sûr, mais il était pourtant si proche... Une minuscule nuance...
« Racontez-moi, Leonard. Libérez ce poids.
— Je déteste faire ça.
— Je le sais bien, vous n'êtes pas homme à vous livrer. Mais vous en avez besoin, vous êtes rongé par la culpabilité, je le vois. »
Le médecin soupira pour la énième fois en cinq minutes. Il battait habituellement les records de soupirs en vingt-quatre heures, mais ces derniers jours battaient à eux seuls tous les records à plate couture. Il fit signe à son secrétaire de s'asseoir sur le bord du bureau, et lorsque ce fut fait, il reprit son récit.
« J'ai trouvé Joanna sur le bord de la route. Blessée. Seule. Ils se sont fait attaquer. Jim s'est fait enlever. »
Un hoquet de stupeur s'échappa du jeune homme à ses côtés, et Leonard sentit sa culpabilité l'écraser plus encore. Pourtant, lorsqu'il leva son visage vers son secrétaire, tout ce qu'il vit fut de la compassion et de la tristesse.
« Vous n'êtes pas responsable, Leonard. Certes, vous n'êtes pas allé les chercher alors que vous deviez le faire, mais vous l'avez dit vous-même, vous ne savez pas pourquoi vous avez oublié. Et puis, vous n'êtes pas celui qui les a attaqués. Vraiment, Leonard, vous n'avez pas à autant culpabiliser.
— Peut-être, murmura-t-il en haussant les épaules. Mais tu comprends, quand même ?
— Je ne peux pas comprendre la souffrance de perdre un enfant, encore moins dans ces circonstances. Mais je peux comprendre votre culpabilité. »
Un fin sourire se dessina sur les lèvres de Leonard lorsqu'il redressa la tête. Il savait que Damian ne le jugerait pas, c'était l'un des hommes les plus tolérants et compréhensifs qu'il ait rencontré dans sa vie.
« Ce dont vous pouvez être sûr, Leonard, c'est que je suis totalement avec vous. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je vous aiderais. Je peux vous déplacer des rendez-vous au besoin.
— Merci, Damian. Tu es un homme bien, tu sais. Mais je n'ai rien d'autre qu'un holo d'une semelle de chaussure pour m'aider.
— Une semelle ?
— Oui, enfin une empreinte. Près de l'endroit où j'ai trouvé le sang de Jo' et Jim. C'est juste à la sortie d'Atlanta, personne ne marche ici à part mes gamins. »
Et c'était la vérité. Personne n'osait s'aventurer à pied dans cette zone de la ville, les conducteurs d'hovercar étaient toujours bien trop rapides par là-bas. Leonard avait fait partie de ces personnes, jusqu'à ce que Jim et Joanna commencent à prendre cette route en rentrant du collège. Il leur avait dit des centaines de fois que c'était trop dangereux, qu'ils ne devaient pas passer par là, mais ses enfants étaient stupidement bornés.
« Vous pourriez peut-être me montrer cet holo. Je pourrais reconnaître quelque chose. »
Sans rien répondre, Leonard sortit son padd, où l'image était affichée depuis la veille, dans l'espoir qu'une illumination lui parvienne. Bien sûr, rien ne lui venait, mais il lui semblait au moins qu'il faisait son devoir de père. Il tendit la tablette à son secrétaire, qui la prit entre ses mains solides et sûres, étudiant la trace de pas.
« On ne dirait pas un pied humain.
— Je l'ai remarqué aussi. Mais plusieurs espèces ont la même forme de pied.
— Et vous ne pensez pas à quelque chose que Jim aurait pu faire qui l'aurait mené là ?
— Mon fils est innocent, grogna Leonard en se levant, menaçant l'homme face à lui du regard. Mon fils n'a rien fait pour se faire enlever, Jim est l'enfant le plus adorable de la Terre et de l'univers. Si tu as décidé de le discréditer, tu peux retourner à ton bureau, je n'ai pas besoin de toi. »
Damian ne se fit pas prier et déguerpit sous la lueur de folie illuminant le regard de son supérieur. Leonard grogna, soupira, se laissa tomber dans son fauteuil. Il perdait bien trop le contrôle. Il ne pouvait pas continuer comme ça. Il se sentait lui-même sombrer dans une forme de folie. Alors une fois de plus, il prit une grande inspiration, une gorgée de café froid, se ressaisit.
Moins de cinq minutes plus tard, il avait repris son attitude habituelle. Il ne se sentait pas d'aller manger avec ses collègues, mais il programma cependant le réplicateur de son bureau pour qu'il lui serve une salade. Les réplicateurs de leurs cabinets n'étaient normalement pas destinés à cela, mais Jim avait programmé le sien, connaissant les habitudes alimentaires erratiques de son père. Lorsqu'il était plongé dans le cas d'un patient, il n'était plus capable de penser à autre chose.
Dix minutes plus tard, la fin de son plat rejoignait le recycleur après un énième haut-le-coeur. Visiblement, son corps refusait tout autant que son cerveau d'avaler quoi que ce soit. Bien sûr, il savait pertinemment que les deux étaient liés, mais il refusait de se dire que sa simple culpabilité influençait jusqu'à ses besoins les plus primitifs.
Leonard resta dans son cabinet jusqu'à la fin de sa pause méridienne, son regard naviguant entre son padd affichant toujours l'empreinte de pas et l'holo posée sur son bureau. Plus le temps passait, plus il lui semblait qu'il connaissait cette empreinte, mais il était incapable de se souvenir d'où.
Il finit par laisser tomber son enquête lorsqu'on sonna à sa porte. Il rangea rapidement son padd dans son tiroir tout en commandant l'ouverture de la porte, et son premier patient de l'après-midi entra, Damian sur les talons. Il se leva d'un geste souple, saluant la femme face à lui d'une légère inclinaison.
« Entrez, Madame Grayson. Je présume que l'enfant qui vous accompagne est votre fils.
— En effet, Docteur McCoy. Il s'agit de mon fils, Spock. »
Le petit garçon se tenait droit, les mains attachées dans le dos. Leonard lui fit un sourire auquel il ne répondit pas, et leur fit signe de s'asseoir.
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Leonard reçut encore cinq patients dans l'après-midi, heureusement, rien de bien grave, et rien qui ne nécessite une intervention. Vu comme son planning était chargé, ça l'arrangeait plus que jamais.
Lorsque dix-sept heures sonnèrent, il ôta sa blouse qu'il déposa soigneusement sur le dossier de son siège, prit son padd personnel qu'il glissa sous son bras et sortit de son cabinet tout en enfilant sa veste de cuir. Il s'arrêta près du bureau de Damian, qui lui aussi se préparait déjà à partir.
« Encore désolé, Dam'. Je suis sur les nerfs et je n'arrête pas de t'agresser.
— Ce n'est rien, Leonard. Je ne voulais pas discréditer Jim, je voulais juste vous apporter une piste.
— Et c'est très gentil de ta part. Vraiment, je me suis très mal comporté.
— Je ne vous en tiens pas rigueur, je comprends tout à fait. »
Leonard le remercia d'un signe de tête, puis, remarquant qu'il commençait déjà à être en retard d'un regard sur le chronomètre mural, il prit rapidement la direction de la sortie. Une fois installé dans l'hovercar, il ne traîna pas avant de prendre la direction du collège. Le trafic était conséquent, comme souvent, mais lorsqu'il arriva devant, Joanna était toujours là, ainsi que ses amis.
Lorsque ceux-ci virent le véhicule approcher, ils prirent sans attendre la direction de leur arrêt de bus, ne voulant pas le manquer. Joanna, elle, s'avança jusqu'au véhicule de son père après les avoir salués, et monta rapidement. Leonard lui sourit, embrassa sa joue, mais il ne reçut aucune affection en retour.
« Ça s'est bien passé ?
— Tout le collège est au courant. »
Leonard sentit un frisson lui remonter dans le dos, et il tourna son visage vers sa fille. Cependant, il se rappela bien vite qu'il était sur la route, et reposa son regard face à lui.
« Comment est-ce que c'est possible ?
— Y a des holos sur les réseaux sociaux. Ils sont apparus ce midi.
— Tu les as regardés ?
— Non. J'en ai reçu plein en messages mais je ne voulais pas les regarder. J'avais peur de ce qu'il y aurait dedans.
— Tu as bien fait. Je les regarderai à la maison, d'accord ? »
La jeune fille hocha simplement la tête avant de la poser sur la vitre, le regard dans le vide. Leonard était de plus en plus inquiet à son sujet, se demandant comment elle allait pouvoir tenir face à cette situation. Il avait confiance en sa force, bien sûr, Joanna avait suffisamment de caractère pour surmonter beaucoup d'épreuves, mais la distance avec son frère l'affaiblissait. Le manque était insoutenable pour elle.
Ils finirent par arriver chez eux, Leonard aida sa fille à descendre de la voiture puis à rentrer dans la maison. Il ne pouvait s'empêcher de regarder tout autour de lui, de scruter son environnement. Si qui que ce soit s'introduisait chez lui, ce serait une catastrophe. Il se sentait déjà bien assez en insécurité comme ça, et il ne voulait pas que Joanna n'ait encore plus peur.
Une fois à l'intérieur, Joanna s'installa directement sur le sofa, massant le haut de sa cuisse apparemment douloureuse. Pendant ce temps, son père vérifia la maison, où tout était en ordre. Il revint ensuite au salon, s'assit près de sa fille.
« Je vais regarder ta jambe.
— C'est rien, ça doit être l'attelle.
— Je préfèrerais y regarder, ma puce. Les attelles donnent souvent des douleurs dans les cuisses et de l'inconfort mais ce n'est pas sûr que ce soit ça. »
Joanna poussa un court soupir de lassitude avant d'abdiquer, se tournant dans le sofa pour tendre sa jambe à Leonard. Il ôta l'attelle avec précaution, faisant attention à ne surtout pas bouger l'articulation toujours enflée. Au-delà de ça, le membre ne semblait souffrir d'aucune lésion autre, ce qui soulagea le médecin en Leonard. Tant que les dommages restaient concentrés, il pouvait les traiter facilement.
Son inspection terminée, il remit l'attelle en place, aida Joanna à se redresser, puis prit la direction de la trousse de secours cachée dans un des meubles de la cuisine. Il en sortit une tablette de médicaments en cachets, l'une des rares encore produites, et les apporta jusqu'au sofa avec un verre d'eau.
« Tiens ma puce, je n'ai plus d'hypos ici, donc j'espère que ça fera effet. »
La jeune fille prit la pilule dans le creux de sa main, inspectant le comprimé minutieusement, les sourcils froncés. Puis elle redressa la tête vers son père, son visage froissé en une moue interrogative.
« Qu'est-ce que c'est ?
— Juste un anti-inflammatoire. Rien de très puissant, c'est ce que j'utilise quand mon dos me tire.
— Tu es sûr ?
— Jo', tu peux me faire confiance. C'est mon métier et je les utilise sur moi. »
Après une dernière seconde d'hésitation, elle glissa le comprimé entre ses lèvres, prit une grande gorgée d'eau puis avala le tout avec une grimace. Leonard sourit face à cette réaction. Joanna était définitivement une enfant du vingt-troisième siècle, préférant grandement les hyposprays aux comprimés, contrairement à Jim, qui avait en horreur ce qu'il appelait « l'outil du diable ».
Cette différence avait toujours amusé leur père, même s'il se doutait que l'aversion de Jim était sûrement dû à toutes les injections subies à l'orphelinat par des personnes pas toujours tendres. Toute sa gentillesse, sa patience et sa délicatesse n'avaient pas réussi à inverser cette tendance.
Joanna posa le verre d'eau sur la table du salon puis attrapa son sac à dos, posé près du sofa, et en sortit son padd. Elle tapa quelques commandes dessus, puis le tendit à son père, qui fronça les sourcils.
« Qu'est-ce que c'est ?
— Les holos de Jim. Plus vite tu les vois, mieux c'est. Je ne veux pas tomber dessus par hasard.
— Oh... »
Ce fut la seule réponse qui s'échappa des lèvres de Leonard. Il ne savait pas vraiment comment réagir. Alors plutôt que de parler dans le vide, il prit la tablette entre ses mains, s'assit sur le canapé à l'opposé de Joanna et ouvrit les images s'affichant à l'écran.
Le premier holo fit monter une violente vague de nausée de son estomac, et il se retint de justesse de crier son horreur, son indignation, sa tristesse et sa culpabilité, mais il ne put empêcher son grognement de colère. Sur l'écran s'affichait le visage tuméfié de Jim. Ses yeux habituellement si joyeux étaient vides de toute vie, des trainées de sang séché et frais se mélangeaient sur ses tempes, ses lèvres étaient ouvertes en plusieurs endroits.
Comment pouvait-on faire autant de mal à un enfant si jeune et si formidable que Jim ? Comment ? Son sourire était si communicatif, si beau, ses yeux étaient si porteurs de bonheur... Leonard ne comprenait pas. Quel monstre pourrait commettre une telle horreur sans aucun remord, plus encore le diffuser sur les réseaux sociaux ?
Leonard, malgré toute sa réluctance, fit défiler les images, et plus le temps passait, plus son sang bouillait dans ses veines. Il ferait payer à ces monstres, il leur infligerait toutes les blessures qu'ils avaient infligées à son fils au centuple. Il ne pouvait en être autrement.
La deuxième publication comportait des holovids, et cette fois, Leonard ne put aller jusqu'au bout de la première. Entendre les cris d'agonie de Jim, voir son visage se tordre dans une affreuse grimace de douleur, observer son sang couler, tout cela était bien trop pour lui, et il ferma l'application. Il avait pourtant l'habitude d'entendre et voir la douleur des gens, il avait l'habitude du sang, mais l'idée même que ce soit ceux de son fils faisait à nouveau monter la bile dans sa gorge.
Il laissa le padd tomber sur ses genoux, et peu de temps après, il sentit des bras s'enrouler autour de lui. Il posa sa main sur celle de Joanna reposant sur le haut de son torse, calant sa tête contre celle de sa fille.
« Je suis désolé pour le son, murmura-t-il d'une voix qui lui sembla lointaine.
— C'est rien, Papa. C'était pire pour toi. »
Ils restèrent silencieux un long moment, puis Joanna se laissa glisser sur ses genoux et il enroula ses bras autour d'elle dans un geste protecteur, leurs visages reposant dans le cou de l'autre.
« Tu crois qu'on va le retrouver ?
— Je vais tout faire pour, chérie. Je ne peux pas le laisser entre leurs mains.
— Il ne pourra pas se relever...
— Ton frère est fort, Joanna. Il est très fort. Mais je ne sais pas si on le retrouvera comme avant.
— On sera là pour lui, hein ?
— Jamais je ne l'abandonnerai, chérie, et j'espère que toi non plus. »
Joanna hocha la tête et Leonard passa une main sous son haut pour caresser son dos aussi gentiment et tendrement que possible. Tous deux profitaient, plus encore qu'ils ne l'avaient jamais fait, de la présence de l'autre. Cette chaleur qu'ils partageaient était leur seul réconfort dans cette période, d'autant plus après les images que venait de visionner Leonard.
Celles-ci tournaient en boucle dans sa tête, comme un disque de musique rayé, s'arrêtant toujours au même moment, sur le regard suppliant et implorant de Jim. Il lui semblait à chaque instant que ce regard l'appelait lui, le priait de venir, mais lui était loin, il n'avait aucune idée de là où il se trouvait, et il ne faisait qu'observer des images de torture sans rien pouvoir y faire.
C'était cette impuissance qui le tuait à petit feu. L'idée même de laisser son fils se faire torturer sans agir le rendait malade, sans compter la peur de décevoir Joanna. Sa fille avait conscience de la situation, elle savait qu'il n'en était pas responsable, qu'il ne pouvait pas y faire grand-chose, il le savait, mais il craignait son regard pour autant.
Il s'était toujours promis de protéger ses enfants et de les rendre heureux, mais cette dernière expérience lui prouvait qu'il échouait misérablement. Il se sentait comme le pire père au monde, celui le moins digne de confiance. Toutes ces craintes le menaient à une autre, sûrement irrationnelle, celle qu'on lui enlève ses enfants un jour. Et cela, il ne le supporterait pas.
Après encore quelques minutes à profiter l'un de l'autre, Leonard et Joanna se séparèrent. Il embrassa une dernière fois son front avant de se lever, la reposant dans le sofa.
« Je vais préparer à manger, fais tes devoirs en attendant.
— D'accord, Papa. Je pourrai encore dormir avec toi ?
— Tu dormiras avec moi aussi longtemps que tu en auras besoin, chérie. »
La jeune fille lui sourit, un sourire n'atteignant pas vraiment ses yeux comme il le faisait habituellement, mais suffisant pour savoir qu'elle était satisfaite de sa réponse. Elle sortit ensuite ses affaires de travail de son sac, et son père sut que c'était le moment où elle allait se plonger dans son travail, et où il ne devait surtout pas la déranger. Alors il prit la direction de la cuisine, baissant l'opacité de la vitre la séparant du salon pour garder un œil sur sa fille de l'autre côté.
Il aurait pu faire répliquer n'importe quel plat, méthode bien plus rapide et moins contraignante, mais cuisiner lui permettait au moins de garder son esprit occupé. Cependant, il ne put rester bien longtemps concentré sur sa tâche, ses souvenirs se bousculant aux portes de son cerveau. Alors il abaissa juste un peu ses barrières mentales, laissant juste quelques images du passé se jouer devant ses yeux, tout en continuant sa préparation.
Il revoyait Jim et Joanna, à la table du salon, penchés au-dessus de leurs padds de travail. Ils s'installaient toujours face à face, prêt à aider l'autre si le besoin se faisait sentir. Joanna s'asseyait sur le sofa, le dos courbé, ce qui faisait râler son père à chaque fois qu'il la voyait. Il lui disait toujours qu'un jour, elle finirait bossue, et qu'il ne pourrait plus rien faire pour elle.
Jim, lui, s'asseyait à même le sol, en tailleur, le dos droit et parfaitement à hauteur de son padd. Il détestait se pencher en avant, si bien que lorsqu'il devait ramasser quelque chose, il se baissait systématiquement sur ses genoux. Cette habitude avait d'abord inquiété Leonard, qui ne pouvait s'empêcher de se demander si Jim avait subi un traumatisme puisque dans ses plus jeunes années, il avait pleuré à chaque fois qu'il s'était retrouvé le dos courbé.
Finalement, Leonard lui avait fait passer des examens médicaux, et il avait remarqué un défaut dans la forme de sa colonne vertébrale. Il avait alors contacté les médecins de l'orphelinat de Starfleet, qui lui avait expliqué que c'était un résultat de sa naissance chaotique au beau milieu de l'espace. C'était d'ailleurs l'explication à bon nombre de problèmes de santé de Jim, comme son système immunitaire presque inexistant et ses nombreuses allergies.
Leonard l'avait alors emmené voir des médecins afin de rattraper autant que possible les dommages faits sur son corps, ce qui avait mené à de nombreuses semaines de pure souffrance pour Jim alors qu'on forçait sur sa colonne vertébrale pour la remettre en place. Ces mois-ci avaient été très longs, autant pour les uns que pour les autres. Leonard et Joanna n'avaient pu approcher Jim, qui supportait difficilement le contact. Il passait son temps dans un mutisme effrayant, enfermé dans sa chambre, allongé à même le sol pour apaiser sa douleur.
Et puis ils avaient fini par réparer une bonne partie des dommages, mais Jim avait tout de même gardé bon nombre d'habitude, si bien que même après plusieurs années, il ne se penchait toujours pas et s'asseyait toujours le dos droit.
C'était l'une des choses qui faisait peur à Leonard après avoir vu les images de torture de son fils. Jim apparaissait avachi dans une chaise, ce qui mènerait probablement à un nouveau décalage de sa colonne vertébrale. Toutes les blessures ouvertes qu'il portait sur lui pourraient être instigatrices d'infections si elles n'étaient pas traitées rapidement, et Jim n'avait pas le système immunitaire suffisant pour éviter à l'infection de s'étendre. Cette situation pouvait rapidement dévier en une catastrophe.
Leonard sortit de ses pensées en sentant une vive douleur sur son doigt. En baissant les yeux dessus, il remarqua le filet de sang qui s'en écoulait, et le couteau bien trop proche de sa peau. Avant que la carotte qu'il coupait ne s'imbibe de sang, il enroula sa main dans un torchon. Puis finalement, il réalisa que cette douleur n'était rien face à celle que ressentait Jim. Alors il ôta le torchon, passa simplement son doigt sous l'eau pour en ôter le sang et reprit sa tâche.
C'était le minimum qu'il pouvait faire pour se rapprocher de son fils.
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