Le lien

Commentaire de l'auteur:
Voilà la suite, avec beaucoup de retard comme d'hab ^^ 

Pour ceux qui en veulent toujours, je souhaite bonne lecture!

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Dans le salon une étrange quiétude régnait, trompeuse. Sur le décret impératif d’Alice, nous avions emmené –et malgré la réticence véhémente de Jasper- notre singulier invité à la Villa. Là au milieu de la déco épurée et raffinée d’Esmée il était sans repères, désemparé même. Aussi à-l’aise qu’un éléphant au beau milieu d’une échoppe de porcelaine. C’était le but de la manœuvre. On pouvait compter sur l’esprit fin d’Alice pour cerner les personnalités, en trouver les points faibles afin de mieux les déstabilisés ; j’en avais la confirmation juste sous les yeux. Dehors, il était dans son milieu, confiant et béat comme un roi sur son trône et même le groupe plutôt bien fourni de vampires que nous représentions n’arrivait pas à le déstabiliser, à faire s’envoler son inquiétant enjouement. Ici, c’était une autre histoire…

Le sourire illuminé avait quitté le visage d’Alexandre. Indisposé, il faisait courir son regard ébahi sur la pièce et sur la vingtaine de paires d’yeux rivé à lui. Il n’arrivait pas à se rappeler la dernière fois qu’il s’était retrouvé dans une maison. À vrai dire, il savait bien qu’il n’avait plus mis les pieds dans une habitation depuis qu’il avait acquis son immortalité ; il semblait –et aussi étrange que cela puisse paraitre- croire dur comme fer au mythe qui interdisait les propriétés humaines aux immortels. Il vivait en nomade et n’aurait jamais cru que des vampires puissent résider comme des mortels, avec les commodités qu’une telle existence exige. Il en restait sans voix.

Il jeta un regard désolé sur les traces brunâtre qu’avaient fait ses pieds nus et sales sur la moquette immaculée, compara sa tenue malmenée par son train de vie à la notre, clairement dépité. Il lui arrivait de changer de vêtements avec ses victimes quand ceux-ci étaient en meilleur état que les siens, parfois même, il s’octroyait un bain dans un lac ou une source, mais jamais il n’avait rivalisé avec notre propreté qu’il considérait comme suspecte.

Peut-être sont-ce là une autre espèce d’immortels ?

-        Je suis confus, confessa-il, en levant des yeux fautifs vers nous. Je n’avais pas prévu…je ne pensais pas…

-        Mais c’est rien du tout, enfin ! minauda Tanya, en esquissant son sourire le plus enjôleur qui découvrit des dents parfaitement alignées à l’extrême blancheur. Vraiment, ce n’est rien du tout…

Un russe ! songea-elle exaltée par son lourd accent typique de l’Est. Mes préférés, ils sont insatiables

Alice lui décrocha une œillade assassine qui aurait fait se ratatiner les plus courageux. Tanya ne lui accorda pas un seul regard, toute son attention était accaparée par Alexandre et sa plastique impressionnante. Ses pensées ne tardèrent pas d’ailleurs à devenir explicite, son envie extrêmement précise, visuelle. Alexandre surpris, mais indéniablement flatté, lui retourna son sourire, de nouveau radieux et confiant.

-        À quoi vous attendiez-vous ? s’enquit Alice sur un ton glacial, coupant sèchement les échanges de regards ostentatoires entre Alexandre et Tanya.

-        Je ne sais pas trop, avoua notre invité, je n’ai pas réellement eu le loisir de rencontrer mes semblables… Vous en êtes, n’est-ce pas ?

Il ne connaissait aux immortels que deux teintes d’Iris ; le noir de la soif et le rouge sang de la satiété. Les yeux mordorés qu’arboraient la majorité d’entre nous le laissaient perplexe, fasciné.

-        Et comment ! se ravit Tanya qui avait à présent toute son attention.

Et dans le cas contraire j’aurais été vraiment ravie de tenter un mélange inter-espèce…

Il la dévisageait à son tour avec une apparente avidité, dénuée de toute concupiscence néanmoins. Il était juste ravi d’avoir cet échange, d’avoir rencontré des gens de son espèce avec qui il espérait ardemment s’entendre et au sein desquels il rêvait d’enfin trouver sa place. Notre groupe l’emplissait d’allégresse, le transcendait littéralement ; il n’aurait jamais imaginé l’existence d’une telle communauté. Il avait hâte -tellement hâte !- de nous connaitre mieux, de se mêler à nous, de savoir comment ses semblables vivaient, évoluaient. Il fut si longtemps privé de telles joies que l’attente devenait désormais intolérable et il avait beaucoup de mal à réprimer son enthousiasme et à raisonner ses élans. Mais, comme il ne voulait pas gâcher sa chance, il se maîtrisait tant bien que mal.

-        Il nous arrivait à Sergei et à moi de croiser d’autres vampires, mais…, Sergei, mon compagnon –ajouta-il précipitamment, afin de répondre a nos expressions pensives- n’était pas très…sociable, il n’appréciait pas la compagnie.

Compagnon ? s’outra Tanya, pitié Edward dis moi qu’il n’est pas gay !

Je ne pus empêcher un sourire d’étirer mes lèvres au vu de sa réaction, mais ce dernier s’évapora aussi vite qu’il fut apparu lorsque je pris conscience du bouillonnement interne d’Alexandre. Il n’aimait pas trop la tournure qu’avait prise la conversation. Il n’avait jamais eu l’intention de nous parler de Sergei. Il s’était d’ailleurs fait le serrement de l’effacer de sa mémoire, de faire comme s’il n’avait jamais existé. Néanmoins, l’espace d’une fulgurante réminiscence, je pus arracher le visage dudit compagnon de la mémoire d’Alexandre ; Sergei l’expression torturé, à genoux, signait la croix sur son tors étroit.

-        Et votre compagnon, où est-il ? questionnai-je, piqué de curiosité. Afin d’en apprendre un peu plus, je résolus à raviver les souvenirs qu’il semblait si pressé d’oublier à tout jamais.

-        Il est…hésita-il, de plus en plus contrarié. La culpabilité et la gêne suintaient de sa posture raidie. Nous nous sommes séparés.

Il mentait, bien sûr. Jasper, crispé au coté d’Alice dans une attitude défensive, partageait mon avis -avec beaucoup plus de hargne néanmoins. Il n’avait déjà pas confiance en Alexandre avant même qu’il se mette à nous dissimuler des informations, alors maintenant qu’il savait qu’il nous mentait… Mais très vite la méfiance légendaire de Jasper ne fut plus réellement une préoccupation importante, car je fus bientôt embarqué dans un singulier débat que se livrait le Russe avec sa conscience mise à mal. La stupéfaction m’assaillit, mais Alice m’intima aussitôt de ne pas me trahir et de garder mon self-control.

Je tentai de lui obéir, et disciplinait aussitôt mon allure. Emmett, conscient de rien, se leva en bombant le tors, dans l’intention manifeste d’intimider notre invité.

-        À quel point tiens-tu à nous connaitre mon pote ? l’interpella-il en le surplombant de toute sa hauteur.

N’importe qui à sa place aurait frémit, se serait alarmé devant la force de la nature qu’était Emmett, mais pas Alexandre. Il était confiant et je comprenais tout à fait son attitude. Il n’avait strictement rien à craindre. Ni d’Emmett, ni d’aucun d’entre nous. Il se releva pour se mettre à la hauteur de son interlocuteur et, arborant un air solennel, répondit.

-        J’y tiens autant qu’à ma propre vie !

-        Tu fais bien, parce qu’il se trouve que dans notre clan il faut mériter sa place, tu vois où je veux en venir ?

Alexandre hésita, l’air clairement désemparé.

-        Il va falloir montrer ce que tu as dans le ventre ! Il va falloir te battre mon pote ! renchérit Emmett, affichant son sourire le plus carnassier.

-        Emmett…, m’interposai-je.

-        Détend-toi un peu mon vieux ! me pria-il, qu’est-ce que tu me fais-là ? Relaxe, je sais ce que je fais…

Je doutai farouchement de cette affirmation, cependant je me tus.

-        Avec qui ? s’enquit Alexandre sans ciller.

-        Avec moi bien sûr !…si tu gagnes (Emmett partit d’un rire cruel) tu pourras rester parmi nous.

-        Et dans le cas contraire ?

Le sourire mauvais d’Emmett s’élargit davantage.

-        Eh bien mon pote, on ne va pas te faire un dessein, hein ? Fait travailler un peu ton imagination !...Bien sur si tu te défiles, on te laisse t’en aller tout de suite. On n’est pas des barbares tout de même –il m’adressa un clin d’œil à la dérobée- mais si tu restes, il va falloir assumer ton choix.

Le choix d’Alexandre était déjà tout fait. Il allait rester -cela ne faisait aucun doute- et il se battrait dans les règles si c’était ça le prix à payer pour rester parmi nous ; il se battra d’homme à homme, sans tricher.

Il faut toujours qu’il fasse son petit cinéma, celui-là…soupira Alice, qui n’étais pas réellement irritée mais juste intriguée de voir Alexandre réagir d’une manière si solennel à ce qui n’était clairement qu’une blague, qu’un simple bizutage. Elle ne se doutait pas des antécédents d'Alexandre ni de ce que je venais de découvrir à son sujet. La donne venait de changer, assurément.

***

Lorsque je les sentis arriver, je ne savais pas combien de temps exactement j’étais restée assise là, à l’extrême bord du lit à contempler sans les voir les débris de verre qui constituait quelques minutes plutôt un vase ornemental d’une valeur certaine. Tout ce que je savais était que ce moment d’éveil de conscience tant redouté s’était produit. Oui, le délicat charme de torpeur fut d’une manière comme d’une autre rompu. Je m’étais enfin réveillée, aussi sèchement que si on venait subitement de me plonger la tête dans un seau plein de glace.

Te doutes-tu seulement de ce que tu viens de faire ? …En mesures-tu l’ampleur ? Cette même voix fourbe et versatile qui m’avait si vivement poussée vers ma damnation, me jugeait, me condamnait à présent. Je ne m’étonnai guère de ce châtiment, je l’approuvais et l’espérais. Mes remords me prouvaient au moins ma santé mentale. Il restait finalement quelque chose d’intacte de l’ancienne Angie. Même si tout le reste fut irrémédiablement déchiré, souillé.

L’écho des pas derrière la porte se fit de plus en plus proche, volontairement appuyé, concordant avec mon violent réveil, mais je n’en éprouvais plus de crainte. Je me rendis compte que cette peur puérile s’était évaporée. Lorsque le pire a été concédé, que reste-il réellement à redouter ? Ainsi, lorsque je l’entendis tapoter la porte avec son si irritant « c’est moi ! » comme s’il y avait un quelconque lien qui nous unissait, une intimité longtemps entretenue qui rendrait naturelle de telles futilités, je me surpris à être parfaitement calme, détendue. Peu importe ce qui m’attendait d’ores et avant, je décidai de ne plus être cette petite malheureuse, apitoyée et craintive. Si toute cette mascarade les amusait, pourquoi ne pas les rejoindre, partager les réjouissances ? Si tout ça était un jeu, pourquoi ne pas jouer à mon tour ?

-        Entre je t’en prie! claironnai-je, impatiente de débuter la joute.

La porte pivota, et il apparut bientôt. Son expression stupéfaite, son apparent étonnement de m’entendre lui répondre de la sorte fut ma première victoire, d’autre la suivront. Je soutins son regard de démon –infiniment calculateur et intrigué- sans ciller, sans me détourner. Je ne voulais pas lui faire ce plaisir. Avec un petit sourire, il s’effaça légèrement, invitant d’un geste ample de la main la personne qui l’accompagnait à entrer dans la pièce. Je retins mon souffle, mon exclamation de surprise. Décidément, j’avais présumé de mes forces ; ce n’était pas aussi aisé de jouer avec eux, ils avaient toujours une langueur d’avance sur mes pitoyables efforts.

Son visage pâle à l’ovale délicat rayonnait de beauté, métamorphosé par cette immortalité si chèrement convoitée et acquise par ma faute, ma faiblesse. Elle déposa quelque chose sur le lit. Je n’y prêtais pas attention, incapable de détacher mes yeux des siens, pourpres de ce nouveau sang qui palpitait en elle, cette nouvelle force. Sans pouvoir m’en empêcher et tout en sachant qu’un tel comportement était vain, je me mis en position défensive. Courbée, prête à parer à toute attaque.

Un sourire à la fois divin et diabolique fendit ses lèvres.

-        Démétri m’a dit que tu avais besoin de quelque chose à te mettre, me dit Gianna radieuse, j’ai pensé que je pouvais venir te saluer tout en te les apportant- elle désigna le tas de vêtements qu’elle avait déposé sur le lit à mon intention.

-        Quelle charmante attention, ironisai-je, trop fébrile pour paraitre dédaigneuse, resserrant le drap autour de mon corps. Et pourquoi n’as-tu pas convié le reste de tes charmants amis, hein ? Plus on est de fous, plus on ri !

L’intéressé se gratta la nuque, affichant un air contrit si réussi qu’il m’abusa presque.

-        Elle voulait absolument venir te remercier et je dois préciser pour ma défense qu’elle est restée aussi obstinée que l’humaine qu’elle a été, si ce n’est plus.

Il y eut un coup de vent et l’obstinée en question fendit sur moi sans plus de cérémonie. Un petit cri m’échappa, et avant que je puisse faire quoi que ce soit elle m’avait déjà enchaînée dans une étreinte à m’en faire craquer les os.

Gianna…qu’est-ce qu’on avait convenu ? la réprouva-il, comme on l’aurait fait avec un enfant désobéissant.

Il paraissait de beaucoup s’amuser.

-        Je voulais juste la remercier…merci, merci de tout cœur.

-        Euh…de rien, balbutiai-je, renonçant au sarcasme à présent que l’étendue de sa force fut expérimentée.

-        Je crois que je vais vous laisser maintenant, m’annonça-elle, avec cette expression terrifiante propre aux admirateurs devant la plus vénérée de leurs idoles.

-        Oui, c’est une sage décision Gianna ! Il se pinça la lèvre, comme pour s’empêcher de rire.

Avec un dernier « merci ! » fantomatique, elle fut partie.

Je me laissai tombée sur un coin du lit, effarée. Manifestement, ils jouaient à la perfection et avaient plus d’un tour dans leur sac.

-        Tu ne t’habilles pas ? m’interrogea-il.

Je le fusillai d’un regard peu amène qui n’eut de mérite que d’accentuer son hilarité. Malgré moi, je jetai un regard à la pile de vêtements, empressée de quitter le drap symbole de ma faiblesse. J’empoignai un assortiment d’habits plutôt simple et sage, rien à voir avec les tenues exubérantes d’Alice et attendit qu’il comprenne mon besoin d’intimité. Mais il n’en fit rien. Il resta là, stoïque et attentif.

-        Puis-je ? m’enquis-je, soufflée par son audace.

-        Je te connais déjà par cœur, m’assura-il avec un regard espiègle, pénétrant.

-        Alors accroche-toi bien à ce souvenir, parce que tu n’es pas prêt à me revoir!

-        Très bien, acquiesça-il sans se départir de sa bonne humeur. Puisque c’est ainsi, je t’attends là dehors.

-        Et en quel honneur m’attendrais-tu ?

-        Je voulais te montrer quelque chose que, j’estime, pourrait t’intéresser, me sourit-il, mais si tu préfères rester là…

Je soupirai, regrettant mon emportement enfantin. De toute évidence j’étais une piètre joueuse et il le savait très bien.

-        Je…euh, d’accord, je te rejoins, fléchis-je.

Il se courba en une petite révérence, et avec une moue moqueuse s’éclipsa.

***

Nous étions réunis dehors dans le jardin, tandis qu’Emmett retenait Alexandre par ses enfantillages aussi loin que possible de notre petit groupe.

-        Que faisons-nous ?

La question avait fini par être posée, mais à notre grand étonnement elle provenait de celui qu’on croyait le seul capable d’y répondre. Carlisle semblait s’adresser à moi en particulier, songeant certainement que la décision me revenait comme j’étais le seul à pouvoir prévenir les desseins de notre insaisissable visiteur.

-        Je crois que nous devons attendre et voir, hésita Alice, pour l’instant il ne semble ni agressif, ni dangereux.

-        Mais il l’est Alice ! insistai-je.

Elle leva ostensiblement les yeux au ciel, exaspérée.

-        Il a tué son compagnon. Rien ne nous garantit que sa passivité apparente ne cache pas autre chose…

Jasper m’approuva d’un frénétique hochement de tête, ravi de trouver un allié raisonnable parmi notre petit comité. Il fixait l’endroit ou Emmett et Alexandre disputait un combat de titan d’un œil attentif, prêt à voler au secours en cas de danger.

-        Tu n’étais pas là Edward, m’apostropha Alice, une fois de plus, tu ne peux pas savoir ce qui s’est passé entre eux. Peut-être avait-il une bonne excuse pour se séparer de ce-dit compagnon.

-        Il l’a brulé ! S’il en éprouvait l’envie, il pourrait tous nous expédier en enfer qu’on n’y pourra pas grand-chose…

-        Justement Edward, intervint Bella, ne crois-tu pas qu’en faire un ami, accepter sa présence parmi nous, serait plus judicieux que de nous le mettre à dos ?

Je soupirai à moitié vaincu par ses arguments. Je savais bien que c’était ce qu’il fallait faire. Son obsession de rencontrer ses semblables paraissait le tourmenter, lui refuser cette requête pourrait le mettre dans état de fureur qu’aucun d’entre nous ne voulait et ne pouvait affronter. Mais, je ne pouvais me restreindre de craindre pour les miens. Savoir ce danger si proche d’eux n’était pas une situation à laquelle je parvenais à me faire facilement.

-        Qu’en dis-tu ? s’enquit Carlisle. Cela fait plusieurs jours qu’on est à la recherche de renfort, de dons utiles, et voilà que l’une des plus puissantes et des plus terribles capacités vient d’elle-même frapper à notre porte…

-        Je ne sais pas ce qu’il convient de faire, avouai-je, incapable d’endosser la responsabilité d’un tel choix.

-        Moi je sais, dit alors une voix derrière moi.

Tanya venait de nous rejoindre, un léger éclat embellissait son beau visage pâle.

-        Je propose de faire plus ample connaissance avec lui, le questionner, creuser un peu, histoire de savoir s’il est vraiment aussi dangereux que tu le penses, ou bien s’il est aussi doux et inoffensif qu’il parait être.

J’ai mes propres méthodes comme tu le sais bien, ajouta-elle à mon intention, à une certaine époque tu avais même faillit en faire les frais. Si seulement tu n’avais pas été si obstiné !

Elle réussit à m’arracher un sourire instinctif.

***

On avait traversé nombres d’escaliers et de corridors pour se retrouver devant une pièce qui n’était guère différente de celle qu’on venait de quitter, mis à part qu’elle était légèrement plus spacieuse, plus poussiéreuse aussi et revêtue d’un tapis bordeaux, tacheté et élimé jusqu'à la moelle.

-        Je peux savoir ce que…

-        Patience ! me susurra-il à l’oreille, dangereusement proche. Regarde plutôt et dis-moi si tu remarques quelque chose.

Il me frôla consciencieusement en pénétrant la pièce pour aller se poser nonchalamment, dans un coin de celle-ci, sur un bureau. Je ne trouvai rien de spécial à noter. Il n’y avait pas de lumière dans la pièce ; ce dernier point n’entravant en rien ma perception des choses, je vis donc plus que parfaitement le décor qui y régnait. Il y avait une grande bibliothèque dans un coin, si haute qu’elle flirtait avec le haut plafond, le bureau sur lequel se tenait un Démétri goguenard et une sorte de table de travail, juchée d’ustensiles et mouchetée de taches de couleurs qui évoquaient la peinture. Ça sentait le renfermé, le moisi et à mon grand dam le sang coagulé et séché. Le désordre total, l’encrassement et la poussière accumulée, donnaient l’impression de pénétrer dans un lieu depuis longtemps abandonné. Et partout où se posait mon regard, accrochés de travers, par terre, sur les meubles et sous ces derniers ; il y avait des tableaux. Des visages et des yeux si réalistes qu’ils semblaient me scruter dans la pénombre, suivant le moindre de mes mouvements, m’apostrophèrent aussitôt. Je me rendis alors compte que je reconnaissais la majorité d’entre eux, ou du moins connaissais-je leur nature.

J’avisai la toile la plus délabrée qui se trouvait aussi être la plus grande et la mis sur pied de façon à mieux pouvoir la voir.

-        C’est vous tous, là…, murmurai-je ébahie.

La plume du peintre était si précise, si habile qu’elle rendait les modèles outrageusement concrets, presque palpables. Je tressailli en apercevant le regard rougeoyant d’Aro qui me narguait derrière sa toile de son sourire avenant. Je laissai tomber le tableau avec un dégout à peine voilé. Dans tous les coins de la pièce s’entassaient des toiles ternies par l’âge et la négligence -mais peintes d’une main de maître, a priori la même- et qui ne demandaient qu’a être restaurées pour briller de tous leurs feux. C’était réellement de magnifiques portraits, à l’image de leurs sanguinaires modèles. Les trois frères y étaient dépeints dans déférentes positions, habilles et endroits mais toujours avec le même visage immuable. Aro : le sourire aimable mais carnassier, Caius : les traits hautins et féroces et Marcus le regard éteint, rêveur. Mais il n’y avait pas juste eux ; plusieurs membres de la garde, certains que je connaissais et d’autre que je devinais très importants, très puissants.

-        Oh !

L’exclamation m’échappa, car parmi toutes les toiles entassées l’une d’elle m’avait pratiquement sauté aux yeux. Tant de chaire nue ne pouvait passer inaperçue, même en comptant sur les décennies de poussière.

-        Heidi ?

La question était stupide, j’en avais conscience. Il était évident que c’était elle. La tentation faite femme. On ne pouvait faire plus fidèle sans tomber dans la caricature. Avachie sur un lit aux drapés d’émeraude, elle avait offert au peintre tout ce qui pouvait l’être de son somptueux corps, sans pudeur, aucune.

-        C’est bien elle, approuva Démétri de son léger ton moqueur. Nous avions tous opté pour un portrait tout ce qu’il y a de plus formel, mais Heidi voulait –disons- quelque chose de plus intime.

Il s’approcha, se pencha derrière mon épaule comme pour regarder la petite toile de plus près, mais je savais bien que son intention était toute autre. Son souffle chaud, le contact de son corps devinrent bientôt intolérables. J’envoyai valser le portrait à travers la pièce de façon si brusque qu’il lui fallut faire preuve de toute sa vivacité pour le rattraper avant qu’il ne se disloque contre le mur comme du petit bois.

-        Hum, toujours fâchée à ce que je vois…, constata-il simplement, la voix légère.

-        Vous avez fait venir un peintre afin de vous immortaliser sur la toile ? L’immortalité au sens strict du terme ne vous suffit-elle pas ?

-        Je ne dirais pas vraiment qu’on l’a fait venir, ni qu’on lui a quémandé quoi que ce soit. Il est venu de son propre chef et c’est lui aussi qui a tenu à nous immortaliser comme tu le dis si bien.

-        Et ensuite… ? hésitai-je, pas réellement enthousiaste à l’idée de savoir ce qui est advenu de ce peintre virtuose mais si peu judicieux qui est venu se jeter dans le piège à loups.

-        Ensuite notre mode de vie fut trop pesant pour lui et il est parti.

-        Parti ?

-        Oui.

Son souffle me fouetta le cou de nouveau. Il était juste dans mon dos. Et soudain, sans prévenir, l’un de ses bras m’encercla fermement la taille, tandis que d’une main il me présentait un autre petit portrait. Il le tenait de façon à ce que je puisse voir la signature du peintre, si bien que la stupéfaction m’assaillit et que je ne pensai même plus à me débattre contre sa poigne.

-        Carlisle ! m’exclamai-je, et ma voix raisonna dans le silence de la pièce, forte et douloureuse. C’est Carlisle ?

Il ne me rependit pas. Mon moment de désarrois lui permettait de se laisser aller à ses desseins. Le visage niché dans ma nuque, il inspirait profondément, longuement, comme s’il y avait là une odeur qu’il fallait absolument qu’il renifle, qu’il grave dans sa mémoire, comme si ça en allait de sa vie. Son étreinte s’était faite plus relâchée, plus caressante. Je clos les yeux un instant, m’astreignant à ne pas perdre pied, à ne pas me laisser glisser vers la volupté de son vénéneux touché et succomber comme me le recommandait chaque minable petit atome de mon corps.

-        C’est lui ? soufflai-je tout bas afin que le vibrato de ma voix ne trahisse pas mon émois.

-        Oui.

Je sursautai lorsqu’il déposa un baiser au creux de mon cou, mais n’y fit nul obstacle.

-        Pourquoi m’as-tu emmené ici ?

-        J’ai pensé, dit-il, ses lèvres se baladant à leur gré sur mon épaule, que ça te ferait plaisir de venir là. Carlisle à l’air de compter beaucoup pour toi.

-        Tu as raison. Mais, je ne comprends pas… pourquoi veux-tu me faire plaisir ?

La question sembla le désarçonner. Il interrompit ses caresses et ses baisers, ce qui me permit de reprendre momentanément mes esprits.

-        Parce que ça me fait plaisir de te faire plaisir, éluda-il.

Je me retournai pour lui faire face. Il avait abandonné son petit air narquois.

-        Et qu’est-ce qui arrivera quand tu n’auras plus envie de me faire plaisir ?

Je n’avais pas oublié les mots de Heidi : « Il aime ce qui lui reste interdit, il jouit du défit et je n’ai pas eu suffisamment de volonté pour jouer à me dérober bien longtemps. Je ne peux rien lui refuser ! » Qu’est-ce qui arrivera une fois qu’il se désintéressera de moi ? Car ça arrivera, c’était inéluctable ; moi non plus, pour une raison comme pour d’autres, à l’instar d’Heidi n’ai pas su me dérober bien longtemps. Alors qu’adviendra-il de moi quand cela arrivera ?

-        Comment ça ?

Il tentait de garder un air dégagé, mais je voyais bien que ma question l’intriguait énormément, le troublait même.

-        Suis-je un autre défi ? Est-ce comme ça que tu comptes m’humilier davantage, moi ou peut-être est-ce plutôt Benjamin que tu vises?

Il se démenait ardemment pour sauvegarder une mine impassible, mais ses yeux le trahissaient. Il semblait outré, comme si je l’avais provoqué, heurté dans sa fierté ou simplement mis à nu.

-        J’aimerai que ce soit la raison de tout cela. Comme ça je pourrais continuer à te détester.

C’était plus facile de le haïr s’il restait fidèle à l’idée que je m’en étais faite ; un monstre sans compassion, perfide et cruel. Mais s’il ne cessait de malmener cette image, comment y parviendrai-je ?

-        Ce n’est qu’un jeu pour toi…tout ça, n’est-ce pas ?

-        La vie est un jeu, admit-il, sans cela comment pourrait-on voir défiler les siècles sans perdre l’esprit ? Ça ne signifie pas pour autant qu’un joueur doive forcement jouer au dépend d’un autre, ils peuvent jouer ensemble.

Une nouvelle flamme semblait s’être rallumée dans ses yeux pétillants et dans la pénombre le sourire espiègle fut de nouveau là, creusant sur ses joues d’irrésistibles fossettes. Il se pencha, prit mon visage entre ses mains et d’un geste aussi naturel qu’empressé guida mes lèvres vers les siennes.

Le venin lascif de son ardeur me paralysa et je ne fus bientôt plus qu’une poupée désarticulée ballottée par la folie fiévreuse du plaisir interdit. Je ne fais que jouer, tentai-je de me persuader, je joue le jeu pour survivre, rien de plus. Je n’ai pas le choix…Mais au même instant, en écho, une autre voix ne cessait de crier sa vérité. Non, tu ne joues pas pauvre sotte, tu te laisses juste prendre au jeu.

Ses mains agrippèrent mes hanches et d'un vif mouvement il me souleva ; enroulant mes jambes autour de ma taille, il me poussa contre le mur. Nos gémissements furent instantanément étouffés par le baiser qui cella nos lèvres. L’onde de plaisir me parcourut de la tête au pied. Mais, à peine la vague salvatrice de l’oubli m’eut submergé qu’il brisa notre étreinte, tout d’un coup attentif et stoïque tel une idole de pierre il me laissa lentement reprendre mes jambes. Je me retournai vers la porte close juste au moment où quelque chose fut glissée par son interstice. Un bout de papier.

Le messager repartit aussitôt, sans un mot. Intriguée, je me penchai pour le ramasser. Je m’attendais à être devancée ou empêchée mais il n’en fut rien. Démétri me laissa faire, perplexe lui aussi.

-        Aro vuole vederti. Porta la ragazza.

Il n’y avait que ces deux phrases et comme je m’y attendais, mis à part le prénom maudit, je n’y comprenais rien. Je lui tendis la missive qu’il prit sans se presser.

-        C’est Aro, il veut me voir.

-        Grand bien te fasses, murmurai-je d’une voix sèche quoique chevrotante, emplie d’émois.

-        Toi aussi, il veut te voir.

Il sourit, ravit de m’avoir embauché un coin. Cependant, son regard restait étrangement sérieux, grave. Je lui emboitai le pas, muette. Toute énergie sembla me quitter comme au premier jour de ma rencontre avec l’odieux personnage. Je ne pouvais ne serait-ce que deviner ce qui se passait dans son esprit malade et c’était cela le plus dur, le plus insoutenable. Que me voulait-il ? Allait-il m’astreindre à partager sa table comme il se plaisait à la nommer ? Avait-il envie de jouer avec la petite bête de cirque que j’étais à ses yeux ? Quelles humiliations me réservait-il ?

-        Ce n’est pas la peine de t’en faire comme ça !

Il avait dit ça sans se retourner, sans me regarder. Il sentait ma pitoyable terreur comme un charognard l’odeur de la mort. Je tressaillis, honteuse. Cependant, et comme ma peur était au-dessus de tout le reste je mis ma fierté de côté et cherchai plus de paroles réconfortantes, peu importe le peu de foi que je mettais dans la bouche qui les proférait.

-        Est-ce que tu sais ce qu’il me veut ?

-        Pas le moins du monde, avoua-il, et je sentais dans sa voix toute la frustration que cela lui occasionnait.

Je m’exhortai au calme malgré tout. Aro était peut-être un démon, cruel et malfaisant à tout point de vue, mais je le connaissais maintenant assez pour savoir qu’il ne gaspillerait pas un pouvoir, même aussi faible et dérisoire que le mien. Je n’avais pas à craindre pour ma vie et c’était déjà bien assez. De plus j’étais certaine que je ne représentai pas suffisamment à ses yeux pour qu’il veuille me tuer de ses propres mains, s’il avait voulu ma mort je serais déjà réduite en cendre. Avait-il envie de parachever la comédie qu’il jouait jour et nuit en s’enquérant de mon état, de ma « bonne santé » au sein de sa famille ? Comme un parent à l’égard d’un nouvel enfant adopté. C’était digne de lui.

Je remarquai que j’avais toujours une petite toile dans la main. Une œuvre de Carlisle ! Quelque chose qu’il avait faite, sur laquelle il avait posé ses mains ! Je fus remplie de courage tout d’un coup, débarrassée d’un poids. Mon ange était avec moi. Certes par le biais d’un bout de toile et de bois, mais il était là près de moi, par la pensée et dans le cœur. Je pressais le petit portrait contre ma poitrine, ignorant le regard perçant de Démétri, abasourdi par mon geste, car c’était là un tableau qui le représentait lui « Le traqueur » que je serrai ainsi contre mon cœur, mais cela m’était égal. Il savait que ça ne lui était en aucun cas adressé, mais que l’attention était pour Carlisle.

J’avais perdu cette rébellion farouche qui m’avait tenue lieu de talisman au début de mon cauchemar, je ne savais plus si je pourrais jamais tenir tête à mes persécuteurs une seconde fois et paraitre devant eux dans un état digne. Je m’étais complètement corrompue avec l’un d’eux, j’avais transformé une autre, et une troisième m’avait torturé jusqu'à l’insoutenable, jusqu'à la démence. J’étais perdue, partagée entre un profond accablement, une envie de soumission et d’autre part, une petite flamme de fierté qui me rappelait incessamment à l’ordre.

Mais voilà que les doubles portes apparaissaient déjà, derrière lesquelles mon sort était déjà plié. Je me dis alors que peut-être il n’y avait là rien à craindre, qu’Aro avait entendu raison comme l’avait fait pour Carlisle et pour d’autres quelque décennie plutôt. Peut-être me laissera-il partir sans entrave et que toutes mes souffrances étaient à présent derrière moi. Ce fut donc pleine d’un espoir factice que je me retrouvai sous le joug de leur regard.

Il ne me fallut pas plus d’une seconde pour comprendre que quelque chose clochait. Quelque chose de très grave s’était produite. Il y avait là un quatrième siège princier, disposé au milieu des trois frères – à la gauche d’Aro-et sur ce dernier se tenait une femme que je ne connaissais pas et que j’aurais souhaité ne jamais connaitre.

-        Amenez-là moi ! ordonna-elle, je veux la tuer de mes propres mains.

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Commentaire de l'auteur:
Alors? ^^

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