XIX - Captivité (1)
Des milliers de bras m'attrapent et me descendent au fond de l'eau. Ce sont des bras tout doux, qui glissent sur ma peau comme une caresse. J'ai l'impression de voler... Un peu comme en apesanteur.
Et c'est très beau... L'eau me paraissait très sombre vu du dessus, mais d'ici la lumière du soleil transperce le bleu obscur d'une pointe scintillante sublime.
Je vole.
C'est un moment hors du temps.
Comme une caresse...
Et les bras me posent sur le sable, avec les miens, captifs. L'impression de bien-être retombe partiellement : nous sommes tous prisonniers de l'océan. Et condamnés à attendre.
Un poids invisible pèse sur nos têtes, nous empêchant de remonter. Les caresses continuent de nous frôler mais notre dos ne ressent que la surface dure et rugueuse du sable.
Ce sont les maisons, mon palais, notre château, en tas. Il n'y a plus rien. Combien d'efforts anéantis ? Combien de vies ruinées ? Par la guerre...
C'est l'ennemi, mais c'est beau.
Juste au-dessus de ma tête, évoluant comme des danseurs, quelques personnes passent, portées par leur voiture-goutte. Je m'étonne chaque fois que leur peau bleu translucide se confonde autant avec leur univers... La mer. Est-ce pour cela que naïvement nous appelions cet ennemi ainsi ? Je crois que je ne comprenais pas, plus jeune.
La mer, oh oui c'est un tout ! Mais c'est aussi une multitude de personnes et tout un autre univers.
Il y a une famille qui se ballade juste au-dessus de ma tête. Les enfants tiennent la main de leur maman et sautillent gaiement. Peut-être des pionniers, qui partent à la conquête de ce nouveau territoire. Mon château... Peut-être est-ce même la famille d'un militaire au front qui vient lui rendre visite. Comme ils sont insouciants et heureux ! Ils n'ont pas vu la guerre d'en face... Je me demande même parfois quels soucis doivent affronter les habitants de la mer.
Après cette famille, c'est une troupe de soldats qui passe au pas de charge. Les gouttes d'eau agissent comme des ressorts et les propulsent toujours plus loin. Leurs voitures quoi... Comment cela se passe-t-il, là-bas, au front ? La mer parvient-elle encore à étendre ses limites ou une barrière impromptue empêche-t-elle de nouveau sa progression ?
Le château est tombé. Je pense que si nous avions remporté la victoire, la mer serait retournée dans ses retranchements et n'aurait pas poursuivi sa progression. Trop tard pour se lamenter.
Pourquoi nous ont-ils fait prisonniers ? Peut-être à cause d'un dernier élan de charité. On fait la guerre, mais les puissants ont cette fois préféré nous épargner. Après tout, l'ennemi a un cœur aussi. Ne l'oublions pas.
Je me demande pourquoi nous respirons d'ailleurs... Jamais nous n'avons été dans l'eau, à moins que...
Et si, fort longtemps auparavant, la mer nous avait déjà envahis ? Et si, nous, petits hommes à demi coquillages des sables, possédions des capacités amphibiennes ? J'avoue ne pas avoir la réponse mais cela se pourrait bien.
C'est étrange... Toute cette ville si criante autrefois maintenant captive et silencieuse. Notre tranquilité cache un grand désespoir, et pour beaucoup l'incompréhension : comment la défaite est-elle arrivée ?
Moi, pauvre, démunie, je ne peux que partager leur peine et me torturer l'esprit. Ils vont me haïr, lorsqu'ils sauront. J'ai trahi leur confiance, je n'ai pas partagé avec eux les efforts de guerre. J'ai failli.
C'est facile d'aimer lorsqu'on partage avec les autres un effort ou un sentiment.
Je crois que je me suis engagée dans une responsabilité qui me dépassait en prenant la clé.
Mais maintenant, je suis avec eux. Je fais ce que je peux faire. Oh ! Bien peu de choses... Partager leur captivité.
C'est long d'attendre... Je pourrais presque m'ennuyer mais j'observe. Le mot "aimer" revient danser dans mon esprit. Il ne me quitte jamais, mais sommeille comme un loir dans un coin de ma tête et resurgit dès que le calme revient.
Le calme est là.
Et la beauté de cette mer si dangereuse... Je crois qu'en réfléchissant bien je parviendrais à trouver la beauté en chaque chose. Après, c'est plus facile d'aimer.
Papa est beau parce qu'il est fort, maman parce qu'elle est douce... May est gentille. Azel a du courage, beaucoup de courage. Isak sait rire. La Berlue est fidèle à sa patrie. La moule aussi. Et la mer est extraordinairement belle !
Lorsqu'on s'y attarde, on comprend que ce qui n'était qu'une vague forme lointaine du haut des remparts asséchés est en réalité un peuple immense, coordonné, simple et si semblable à nous !
La mer aime bien se parer de plusieurs couleurs. Le bleu, certes, son habit principal. Mais également le vert des fleurs qui parsèment son sol. Oh ! Des forêts de fleurs vertes. Des algues. Et puis, le doré quelquefois d'un timide rayon de soleil qui transperce l'eau jusqu'à nous ; et le doré du sable. Le brun, l'ocre, le noir. C'est l'ennemi, mais moi je n'oublie pas son humanité et je cherche à l'aimer. C'est le prix de la paix.
J'ai oublié de parler du gris. En réalité, à cette profondeur, les couleurs se confondent pour former un gris anthracite qui pèse sur nos épaules comme un voile.
Moi et les autres enchaînés à ce sable. Rêveurs.
Mais il me semble qu'une ombre s'est libérée de ses chaînes.
Une ombre noire, tranquille, qui avance comme un spectre.
Un ombre qui se glisse entre les rangs, doucement.
Elle disperse peu à peu les nuées en s'approchant.
Elle vient vers moi.
Calmement.
Une ombre qui provoque quelque agitation.
Je ferme les yeux. Qui est-elle ? Peut-être qu'elle me recherche ? Elle doit me rechercher.
Mais je ne veux pas qu'elle me trouve. J'ai honte. J'ai peur de ce que j'ai fait.
J'ai envie de dire : c'était il y a longtemps, j'ai grandis depuis. Mais me croira-t-elle, l'ombre ? Saura-t-elle me pardonner ?
Je ne sais pas.
L'ombre arrive à ma hauteur. Je cache mon visage dans le sable et serre les poings. Culpabilité.
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Je crois que c'est mon chapitre préféré. Et vous ? Il n'y a aucune action, je vous l'accorde, mais c'est celui que je trouve le plus poétique et le plus beau.
Merci mes petits amours pour ces vues qui grimpent en flèche !!
Pas de chapitre dans la semaine,le prochain samedi ou dimanche.
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