Cinquième récit, en commun : conte revisité

La porte claqua. Tu aurais dû y aller. Tu fais tout de travers ou quoi ?

— C'est de leur faute, marmonna la jeune fille. C'est de leur faute si je n'ai pas voulu y aller. Elles me détestent.

Je sais. Mais tu dois y aller. Réfléchis... ta vie pourrait changer du tout au tout...

— Je veux juste qu'elles disparaissent. Et que le monde arrête de m'en vouloir à chaque instant.

Le visage pâle de la jeune fille était vide de toute expression. Un tremblement étrange agitait ses membres.

Tu peux compter sur moi, tu le sais, n'est-ce pas ? Il te suffit de m'obéir.

— Oui, ma marraine, répondit la fille sur un ton vaguement hébété. J'obéirai.

Bien. Dans ce cas, Cendrillon... tu vas commencer par prendre une robe à tes demi-sœurs... ainsi qu'une paire de chaussons... et tu te rendras à la statue de verre face à l'entrée.

.•.•.

— Voulez-vous...? commença le prince.

Il ne prit pas la peine d'achever sa phrase. Après tout, personne ne pourrait se tromper sur ses intentions ; que proposait-il si ce n'était une danse ?

— Hanna, dis oui ! souffla la femme à l'oreille de sa fille. Tu sais bien que...
— Avec grand plaisir, mon prince, lança Hanna, coupant sa mère.

Elle rajusta une mèche sombre derrière son oreille et se força à arborer un sourire confiant tandis que le prince l'emportait dans une valse au milieu des autres danseurs.

— C'était votre mère ? demanda-t-il.
— Je crains que oui, laissa échapper Hanna avant de se mordre la langue. Enfin, je veux dire... ce n'est pas...

Le prince se contenta de sourire, l'air amusé.

— Vous avez des frères et sœurs ?
— J'ai une sœur et une demi-sœur, oui.
— Il fallait tourner dans l'autre sens, lâcha soudain le prince.
— Pardon ?
— Pour la valse. Il fallait tourner dans l'autre sens. Regardez les autres danseurs.
— Oh, mes excuses.
— J'imagine que vos sœurs vous ont accompagnée ?
— Eh bien, c'est le cas de ma sœur Java... mais l'autre...
— Java, comme la danse ? coupa son partenaire.

Hanna le regarda d'un air surpris. Elle ne se serait certainement pas attendue à ce qu'un membre de la famille royale s'avise de faire cette remarque. Néanmoins, elle se contenta de répondre le plus naturellement possible :

— Oui. Comme la danse.

Le prince hocha vaguement la tête.

— Quant à votre autre sœur, vous disiez ?
— Ma demi-sœur... elle n'a pas voulu venir. Il ne faut pas lui en vouloir, elle a quelques... problèmes... depuis que son père est mort. On n'a pas de sang en commun, mais je l'aime de tout mon cœur.

Son partenaire acquiesça à nouveau. Il semblait penser à autre chose. Enfin, il la regarda dans les yeux et lâcha, le plus naturellement du monde :

— Est-ce que vos sœurs sont aussi belles que vous ?

Hanna baissa les yeux en sentant ses joues brûler.

— Eh bien, vous penserez à leur demander, répliqua-t-elle finalement, son ton un peu plus doux qu'elle ne l'aurait voulu.
— Oh non, je préfère danser avec vous, répondit aussitôt le prince, un sourire au coin des lèvres.

Hanna ne put s'empêcher de rougir à nouveau — mais cette fois, elle ne détourna pas le regard.

— Java, Java...

Java fronça les sourcils. D'où venait cette voix ? Et d'où venait le claquement étrange et irrégulier qui semblait résonner contre le sol des couloirs ?

— Java...

Java frissonna en reconnaissant la voix. Oh non, songea-t-elle, oh non oh non oh non. Pas elle.

— Cen... Cendrillon ? balbutia-t-elle. Je pensais que tu... que tu ne venais pas... aujourd'hui...?
— J'ai changé d'avis. Grâce à elle.

Le claquement devenait de plus en plus proche, de plus en plus menaçant. Java secoua la tête. Qu'est-ce qui lui avait pris de sortir de la salle de bal ? Elle détestait et craignait affreusement sa demi-sœur. Elle n'avait aucune envie de subir un tête-à-tête avec cette folle.

Soudain, Cendrillon surgit à un tournant. Java retint un cri. Les cheveux longs et pendants de sa demi-sœur, sa robe qu'elle avait déjà vue dans la garde-robe d'Hanna, mais pleine de terre et déchirée par endroits... et surtout, d'étranges chaussons de vair, dont un était bizarrement raccomodé ; un morceau de verre effilé y avait été attaché en guise de talon.

— Bon sang, mais qu'est-ce que tu as fait à tes chaussons ? murmura Java. Ils coûtaient si cher...

Ce talon était tellement insensé, tellement déconcertant, que Java détourna la tête. Qui aurait pu penser à une chose pareille, à part une folle ?

Cendrillon se pencha et sa demi-sœur recula instinctivement alors qu'elle ôtait sa chaussure au talon de verre. Et lorsque la jeune fille releva la tête pour dévisager Java, celle-ci fit brusquement volte-face et s'enfuit en courant le long des couloirs.

— Java ! appela l'autre. Java, où vas-tu ? Reviens, pourquoi as-tu peur ?
— Lâche-moi, sale schizophrène ! cria Java en tentant de masquer la terreur dans sa voix. Tu ferais mieux de disparaître avant que je n'appelle à l'aide !
— Nous sommes trop loin du bal, Java. Le palais est grand, tu sais... et si tu t'étais perdue ?

La jeune femme retint un cri de terreur en courant de plus belle. La démarche claudiquante de Cendrillon se détachait derrière elle, un pied nu et l'autre chaussé de vair. Elle imaginait parfaitement sa demi-sœur, la pointe de verre acérée dans une main, un pan de sa robe dans l'autre, et son visage inexpressif...

Les pas se rapprochaient. Java perdait du terrain. Elle se mit à hurler à l'aide, désepérément, de toutes ses forces, mais en vain : lorsque la pointe de verre se planta dans son dos, il était trop tard.

.•.•.

— Hanna ? Vous semblez inquiète.
— Je ne vois plus ma mère.

Cela faisait de longues minutes déjà qu'elle avait disparu de son champ de vision alors qu'elle dansait avec le prince. Pourtant, elle n'avait rien à faire hors du bal...

— Hanna ? répéta gentiment son partenaire. C'est une adulte, vous savez. Vous n'êtes pas censée vous occuper d'elle.
— Oh, un peu quand même, répliqua l'autre avec un rire qui sonnait vaguement faux.
— Vous voulez aller la chercher ? demanda le prince, l'air réticent à cette idée.

Hanna afficha un sourire désolé.

— J'ai déjà passé trop de temps avec vous, je crois. Consacrez-vous un peu à vos autres prétendantes.
— Mais ce sera moins agréable, protesta-t-il avec une moue d'enfant déçu.

Son amie éclata de rire.

— Je sais bien. Pour moi aussi. Mais j'essayerai de revenir, d'accord ?

Le prince hocha la tête et la suivit du regard alors qu'elle quittait le bal. Une jeune fille vint aussitôt se présenter à lui, mais il ne lui prêta guère attention ; toutes ses pensées était concentrées sur Hanna, la fille aux cheveux sombres ; Hannah, qui faisait étrangement battre son cœur lorsqu'il la voyait.

Hanna, sa princesse.

.•.•.

— Maman ?
— Hanna ? répondit une voix qui n'était pas celle de sa mère.

L'intéressée s'immobilisa.

— Cendrillon ? C'est toi ? Tu es venue ?
— Oui.

Hanna tenta de localiser l'origine de la voix, ravie.

— Je ne pensais pas que tu viendrais ! Tu n'as pas vu maman ?
— Elle est dans la salle à ta gauche. Elle te cherche, tu ferais mieux d'aller la voir.
— Oh.

Hanna se tourna vers la porte et appuya sur la poignée. À peine entrait-t-elle dans la salle qu'elle fut prise d'un violent haut-le-cœur.

Sa mère était là, en effet. Les cheveux étalés sur le sol en marbre, les lèvres et les yeux écarquillés, les membres pendants comme ceux d'un mannequin désarticulé. De sa gorge jaillaissaient encore des giclées de sang sombre et bulleux.

Hanna sentit sa respiration s'accélérer. Et malgré elle, une méfiance envers sa demi-sœur commençait à s'installer.

— Cendrillon ? Cendrillon, tu... tu as vu ce que... ce que maman...

Elle fit volte-face. Cendrillon se trouvait à quelques centimètres de son visage ; elle la regardait fixement, sans que la moindre émotion ne se détache sur son visage d'une pâleur maladive. Elle portait une de ses robes, et des chaussons de vair. L'un d'eux semblait abîmé au niveau du talon, sans qu'Hanna sache dire par quoi.  Et dans sa main droite, Cendrillon tenait une pointe de verre dangereusement aiguisée.

— Je reconnais, murmura Hanna. C'est l'épée de la statue... la statue que mamie nous avait offerte pour décorer l'entrée de la maison. Tu ne vas pas me tuer avec ça, dis ? Hein, Cendrillon ?
— Mais avec quoi tu voudrais que je te tue, sinon ? répondit le visage de marbre.

Hanna eut tout juste le temps de fermer les yeux avant que la pointe ne s'enfonce dans son estomac.

.•.•.

— Aime-moi dans la neige... aime-moi sous le soleil... aime-moi la peau beige, dans les fleurs de vermeille... aime-moi dans la neige... aime-moi sous le soleil... mon prince, avec moi tu seras roi.

Cendrillon fredonnait en courant dans les couloirs du palais. Elle courait vers la salle de bal — sa robe abîmée, ses cheveux rebondissant lourdement sur son dos.

Elle n'avait pas peur ; sa bonne marraine était à ses côtés.

(1494mots)

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