23
S'il le faut que ta main me blesse
Ton amour saura me guérir.
-H&L
J'avance le pas traînant. La route jusqu'à ici a été longue. Il est tard mais la lune jette sa lumière sur
la rue déserte et me permet de voir où mettre les pieds. Je suis fatiguée mais je tiens le coup. Je jette un coup d'œil tout autour avant de m'approcher de la maison. Je pose la main sur la serrure, la porte n'est pas fermée à clef. J'en profite pour y pénétrer en faisant attention au moindre bruit. C'est drôle comment la vie peut nous réduire à rien: j’entre en douce dans ma propre maison!
Une bougie éclaire faiblement la pièce. Sans doute, il n’y a pas d’électricité comme c’est souvent
le cas. Tout est en désordre : quelques vêtements éparpillés çà et là ainsi que des canettes de bières, une cigarette écrasée sur la petite table- ce qui m'étonne ; il ne fume pas- une plume déposée sur un carnet de notes devant la bougie, des clés que j'ai failli heurter. Certaines remarques piquent ma curiosité, c'est comme si les choses avaient changé durant ces quelques jours d'absence. Mais
comme si je m'en contrefiche, je me laisse tomber sur le canapé, prête pour un long voyage et sans
oser espérer que demain soit meilleur.
***
J'ouvre difficilement mes paupières lourdes de sommeil. Un rayon de soleil a fendu les rideaux de la fenêtre pour venir éclairer la pièce. J'entends la porte de la chambre claquer. Aussitôt, je me lève du canapé me rappelant soudainement le danger que je cours d'être vue dans ces conditions-là. Je vais dans la cuisine et me place derrière le frigo. J'entends des pas s'approcher alors que mon rythme cardiaque augmente. La porte gémit lorsqu'il l'ouvre. Son ombre se rapproche d'où je suis, je me colle au mur comme si ça pouvait me rendre
invisible. Maintenant, je ne vois que son dos: il est occupé à écrire quelque chose sur l'évier. J'admire ses courbes, son dos bien droit. Je me mords les lèvres regardant ses bras musclés, j'aurais aimé qu'il me serre contre lui. Comme avant... J'essaie d'effacer cette envie folle de ma tête ; ce n'est pas le but de ma présence ici. En fait, j'aurais préféré que ces bras-là m'étourdissent depuis la première fois qu'ils m'avaient touché.
D'un pas rapide, il sort de la cuisine. Je vais devoir attendre pour voir son visage, s'il a changé et si ses yeux ne brillent plus. Je soupire de soulagement lorsque je sens qu'il n'est plus là. Je m'avance vers l'évier et lis la feuille qu'il tenait tout à l'heure :
Riz au petit pois, poulet rôti
Je souris me rappelant que c’est son plat préféré. J'aperçois des dizaines d'autres feuilles portant les
mêmes paroles. Ce qui me parait mystérieux mais insignifiant à la fin. Un coup d'œil rapide sur l'endroit où je suis me rappelle l'état désastreux de la maison.
J'ai du pain sur la planche. Pensé-je désespérément.
***
Tout est enfin prêt. Ça ne m'a pas pris trop de temps pour tout remettre à sa place. La chambre m'avait pourtant donné du fil à retordre avec le lit découvert et les dizaines de caleçons et chemisettes qui puaient presque sur le sol. Je les ai rangés mais Je n’ai pas voulu toucher le lit. Il m’est devenu répugnant.
J'ai voulu respecter le menu. Il ne manquait que le poulet mais je n'avais pas d'argent. Alors j'ai fait comme toutes les femmes de chez nous: on se débrouille avec ce qu'on a. Je suis même très fière d'avoir réussi à préparer ce dîner que je voulais, malgré, romantique. J'ai placé deux chandelles au milieu de la table avec du vin blanc, les couverts si bien préparés qu'on aurait cru que ce serait pour une grande occasion.
J'entends la porte s'ouvrir. J'ai à peine le temps de lever les yeux pour faire face à ce visage ébahi aux mâchoires contractées. Il ne dit rien. Il ne bouge pas non plus. Il a laissé tomber les sachets qu'il portait. Moi, je ne puis rien faire non plus. Certes, tout à l'heure j'ai rabâché les mots que je
comptais lui dire quand il viendra:
Mon amour, viens. Je t'attendais. Assieds-toi ici.
Mais non, je ne peux rien dire. Les paroles tournent en boucle dans ma tête et ne veulent pas sortir. Je voudrais fuir à ce moment précis. Est-ce dans mon imagination ou il est en train de s'approcher de moi ? Je dois prendre mes jambes à mon cou. Mais que diable je suis venue faire ici?
C'est d'un élan trop rapide, presque brusque que je sens des bras s'enrouler autour de ma taille. Sa
respiration est haletante, sa tête enfouie dans le creux de mon cou.
- Emma... Ma tendre Emma. Répète-il.
Des larmes chaudes tombent sur mon cou. Je ne sais que faire. Je ne m'attendais pas à cet accueil-là. D'ailleurs pourquoi m'y serais-je attendue? Georges demeure une énigme pour moi; le mystère qu'il est m'a toujours été difficile à percer. Il me plonge dans une confusion totale.
Comme le feu et la glace.
Lui et moi avons toujours été comme le feu et la glace. S'il me touche, je fonds naturellement soit en pleurs ou en joie. Il me retient dans ses mains. Je suis esclave de mes sentiments. Prisonnière de tout ce tohu-bohu dans ma tête que je ne parviens plus à comprendre.
Les maux, la trahison, le remord et même le deuil semblent décrire parfaitement ma vie. Elle en est
tout un enchaînement de ces maux. Peut-être que je n'étais pas née pour vivre car vivre ne voudrait- il pas dire bonheur? Moi, je n'ai toujours eu que le contraire. Pourtant, je persiste à être reconnaissante envers la vie pour m'avoir donné la chance de connaître ce bonheur quoi que éphémère.
J'allais resserrer mon étreinte contre lui quand je me sens basculer en arrière pour finir sur le sol. Dans ma naïveté, j'ai cru qu'il a changé oubliant qu'il est le romantique et le sauvage à la fois.
- Tu étais passée où ça, hein?
Il s'approche dangereusement de moi. Il projette son pied contre ma poitrine mais dans un réflexe, je lui balaie l'autre pied avec les miens. Alors que je suis déjà debout, lui, il est par terre. Il me jette un regard rempli de stupéfaction. Je vais m'asseoir sur la table et lui dit:
- On peut parler de tout ça ...
Il se lève en s'essuyant les vêtements et prend la chaise d'en face.
- Pourquoi tu t'es laissée faire alors que tu pouvais te...te..., reprend-t-il difficilement.
- me défendre?
Je prends un couteau sur la table et admirant sa lame, j'ajoute avant de le déposer:
- Ah! Ce n'est rien comparé à ce que je peux faire.
Il ne dit plus rien, gardant les yeux fixés sur son assiette.
- Désolée. Aujourd'hui on mange végétarien, je n'ai pas pu respecter ton menu.
Il lève les yeux vers moi et prend délicatement ma main dans la sienne sur laquelle il dépose un doux baiser. Je frémis mais essaie de lui cacher mon impuissance de femme amoureuse face à lui.
- Je suis désolé pour tout.
- Arrête avec ton charabia.
- Où étiez-vous passées ?
A cette question, je retire brutalement ma main de la sienne. Je commence à manger dans un silence dérangeant. Il ne touche pas à son assiette.
- Ils disent que je suis folle. Tu partages leur avis? Lui demandé-je entre deux bouchées.
- Non. Répond-il sèchement.
- Alors pourquoi tu ne touches pas à ton assiette? Tu penses que je te ferais du mal?
Je me lève de table et fais le tour pour me retrouver derrière lui. D’un geste rapide, il prend le couteau que j’avais en main qu’il laisse tomber sur la table quelques secondes après. Je lui
chuchote a l’oreille :
- Comme tu m’as fait du mal ?
Il se retourne. Nos lèvres se frôlent.
- Je n’ai pas peur de toi, chérie. Ne commets pas l’erreur de me menacer ni de me défier.
J’allais lui flanquer une gifle mais il me retient fermement la main. Je lui crache au visage, il me mord presqu’avec douceur la lèvre inférieure.
- Regarde ce que tu m’as fait ! ragé-je. Regarde ce que tu as fait de moi. Tu vois toutes ces bleues la, ces blessures ? j’ai encore les mains tachées de sang !
- Ne me dis pas que tu l’as tuée!
Il est debout face à moi. J’esquive son corps qui me barrait le passage et vais continuer à manger, ignorant sa question.
- J’ai posé une question, merde ! s’énerve-t-il.
Je reste muette comme une tombe. Il s’en va dans la chambre, je le suis immédiatement. Il prend àla va-vite ses vêtements et une valise.
- Où vas-tu ? lui demandé-je, confuse.
- Je me tire !
Je lui emboite les pas alors qu’il traine derrière lui sa valise.
- C’est ça, tire-toi ! je ne te demanderai pas de rester cette fois.
Il s’arrête net :
- Comment as-tu pu changer ? je t’aimais comme je t’ai connue. Elle avait peut-être raison, il faut que tu te soignes avant qu’il ne soit trop tard.
- Non, tu n’as pas le droit de me dire ça. Pas toi…
Il a dû lire mes yeux tristes. Il fait quelques pas en avant pour venir déposer un baiser sur mon front.
- Je ne suis pas l’homme qu’il te faut. Je ne l’ai jamais été.
- Tu m’as fait du mal, c’est vrai. Tu ne méritais pas tout l’amour que je te portais. Tu m’as trompée avec ma meilleure amie mais… mais je n’arrive toujours pas à te haïr. Tu mérites le même sort qu’elle.
- Non, ne me dis pas…
Il porte la main à sa bouche en signe d’étonnement.
- Je t’aime, continué-je. Je te connais. Je sais que tu es un homme bon malgré tout.
- Non. Tu ne sais rien de moi. Tu ne m’as jamais connu en fait. Tu ne sais rien de ma vie, de ce qu’elle a été avant toi, mes objectifs et mes sentiments non plus. Ces quelques années de mariage n’ont pas suffi pour que tu saches qui est et qui était l’homme qui se couchait près de toi toutes les nuits. Tu as certes cherché à comprendre mais tu as sélectionné les mauvaises parties.
- Ah ! Georges, on s’en fout de tout ça maintenant. Les autres ne sont plus : mes parents, Annie. Il ne reste que nous deux, plus personne pour nous emmerder. On peut tout recommencer. Une nouvelle vie… je te pardonne.
- Je n’ai pas besoin d’être pardonné mais d’être compris. Sais-tu au moins pourquoi j’ai fait tout ça ? hein ?
Je ravale mes larmes et me laisse tomber sur une chaise :
- Non. Je ne sais pas pourquoi tu me frappais ni pourquoi tu m’as trompée.
- Quand je te frappais, j’attendais à ce que tu te défendes parce que j’y étais obligé. Réplique-t-il en fuyant mon regard.
J’en ris à gorge déployée.
- Tu trouves que c’est drôle ? me demande-t-il. Attends, tu penses vraiment que je ne savais pas que tu pratiquais le karaté ? Emma, tu me prends pour qui ? je te connais comme les doigts de ma main. je connais tes gouts, tes rêves, ta vie et tout ce qui va avec. Je ne suis
pas le naïf qui se marie avec une inconnue.
Il se tait un moment puis reprend :
- C’est moi qui ai convaincu Annie de venir ici. Je savais que tu allais nous surprendre. Je voulais qu’on en finisse une fois pour toutes avec cette histoire qui m’étouffe depuis longtemps déjà. Tu crois que c’est par hasard que hier soir tu n’as pas trouvé la porte fermée à clé ? mais bon sang, qui agit avec tant d’imprudence dans ce pays ? je t’ai même regardé dormir sur le canapé, Emma. J’attendais à ce que tu viennes. Je t’ai laissé la porte ouverte et même le menu.
- Je ne sais pas pourquoi tu me racontes ces choses, dis-je sincèrement. Mais je ne suis sure
que d’une chose : je t’aime et je te veux malgré tout. Et cela me suffit.
Il dépose la valise et vient se mettre à ma hauteur. Il prend mes paumes pour les couvrir de baisers alors qu’une larme s’échappe de ses yeux :
- Ah, si tu savais !
Ce soupir est plaintif et me blesse le cœur. J’essuie sa larme de ma main tremblante. Je ne supporte pas de le voir dans cet état : aussi vulnérable. Je l’ai toujours classé parmi ceux-là qui ne ressentent aucune douleur. Je ne sais quoi dire ni comment réagir. Je ne suis pas revenue jouer les scènes romantiques, c’est sûr. Ne devrais-je pas le repousser cette fois… pour de bon ? Pour qu’il ressente ma douleur, se souvienne de toutes les fois qu’il m’a rejetée ? Je voudrais lui cracher au visage tous mes sentiments non dévoilés, ma colère et ma tristesse d’avoir été cocue mais… je ne peux
pas. Je n’ose pas.
Oh Georges ! Mon Georges, pourquoi te suis-je tant attachée malgré tout ?
- Je reste.
Ses mots me font bondir de mes pensées.
- Tu quoi ? fais-je étonnée.
- Oui, chérie. Je veux redevenir ton homme. Je te promets de changer, d’être comme tu pourras. On pourra partir loin de Jacmel, voire quitter le pays et recommencer notre vie paisiblement. Je te jure un amour inconditionnel mais…
- Mais ?
- Mais il faudra que tu fasses quelque chose pour moi. Je veux dire, pour nous.
Il prend mon visage entre ses mains de façon à capter mon regard :
- Il faut que tu sois d’accord à ce que nous allions voir un spécialiste… je veux dire, un psy pour te traiter.
Je le repousse.
- Je ne suis pas folle, Georges ! crié-je presque. Tu ne comprends pas que j’ai toute ma tête ? Mes actes sont les résultats de longues réflexions : il m’a fallu me débarrasser de certaines
choses ou…ou de certaines personnes pour mieux vivre.
- Tu vois, ce n’est pas toi ça. Emma, je te connais comme la paume de ma main. Oui, tu as dû faire un mauvais choix avant moi et je sais que tu le regrettes encore. Tu es douce et
bonne, au fond et ce, je l’ai su dès le premier jour où j’ai posé mes yeux sur toi. Dès que tu es en colère, tu n’as plus le contrôle de toi-même. Tu ne supportes pas qu’on te remplace
ou qu’on te laisse tomber alors que ça aussi, ça fait partie de la vie. Tu es...malade !
Je lui flanque une gifle.
- Je ne suis pas malade. Quoi ? tu aurais préféré que je reste les bras croisés face à ce que vous me faisiez endurer ?... et pourquoi toi, tu ne serais pas malade ? c’est toi qui me
sacrifiais de tes coups, quand même !
- Tu as fait le choix de ne pas te défendre, Emma même quand je te poussais à bout. Je me suis sacrifiée pour toi. Je sais que notre amour en vaut la peine et que tu en es consciente. Je te demande juste de suivre un traitement. Je t’en supplie, Emma.
Je ne dis plus un mot ne comprenant rien à la situation. Il imite mon silence mais semble nerveux. Il tapote le sol sans arrêt. Après quelques minutes, il se prononce enfin:
- Si tu ne veux pas consentir ce sacrifice pour nous deux, c’est clair que notre amour n’en vaut plus la peine. Alors, je suis désolé. Je vais devoir te demander le divorce.
Un mot. Juste un mot pour que je vois mon monde s’écrouler en quelques secondes. Une migraine atroce s’ensuit et j’ai déjà mal au cœur. Les évènements, les paroles tournent en
boucle dans ma tête. Je ne comprends pas trop. Georges vient-il de me demander le divorce ?
Je joue à la sourde-oreille et me dirige vers la cuisine. Je m’approprie d’une mandarine poséesur l’évier et un couteau pour l’éplucher.
- Tu penses que ça peut calmer une migraine ? dis-je pour ignorer ce qu’il vient de dire.
- Ne me fais pas ça, Emma.
- Ben quoi !
Il secoue nerveusement la tête et semble chercher ses mots :
- Je ne peux pas vivre avec toi dans ces états-là.
Il s’approche de plus près. Nos respirations se mêlent et je peux voir l’effort qu’il fait pour se retenir de dévorer mes lèvres à ce moment.
- Emma, je veux le div…
Il hoquète de douleur. Ses yeux virent du brun au noir comme quand il se met en colère. Ses lèvres effectuent des mouvements mais pas un seul mot n’en sort. Il semble vulnérable, faible…sans vie.
Un filet de sang s’échappe de sa bouche en même temps qu’une larme de ses yeux. Je ne comprends rien à ce qui se passe. Je sens un frisson parcourir tout mon corps me procurant un drôle de sensation, une partie de moi se déchire. Mes mains tremblent et sont lourdes comme si… comme si elles tenaient un poids ?
Mon Dieu !
Je lève les mains en l’air comme pour prouver à moi-même mon innocence. Que s’est-il passé en l’espace d’une minute ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top