2

Cet homme vient dans ma vie et s'incarne dans ma tête. Il a pris le contrôle de mon corps comme si j'étais une télé dont il en était la télécommande. Il m'entraîne après lui telle une esclave assujettie à son maître.

***

- Marions-nous!

- Tu en es sûre, mon cœur? me demande-t-il entre deux baisers.

Sûre, je ne le suis pas. Je suis juste amoureuse. Et mes parents ne peuvent m'enlever ce droit, en
aucun cas. Sans lui répondre, je lui prends la main et l'entraîne derrière moi.

- Mais où est-ce que tu vas?

- Chez Annie.

Il s'arrête et semble soucieux un moment.

- La fille du maire?

Je lui fais un signe de la tête pour lui répondre. Il me regarde droit dans les yeux et ajoute:

- Allons chez tes parents, tu veux? Un dernier essai ne nous coûtera rien.

- mais...

- Shut, fait-il, on va leur parler. Comprends-moi, Emma. Je ne voudrais pas gâcher ton rêve de jeune fille: te marier à l'église en présence de toute ta famille.

- Mais c'est eux qui l'ont gâché! crié-je.

J'éclate en sanglots comme à chaque fois qu'on parle de ce sujet. Il me prend dans ses bras, me serre très fort contre lui et me dit en caressant
doucement les cheveux:

- Allons-y!

Ma maison, située à Cayes-Jacmel, domine presque toute la contrée. Ma famille, la plus riche de la ville, s'y est imposée il y a bien longtemps. L'histoire raconte que nos ancêtres, les Luz, seraient des espagnols qui seraient venus sur l'île à l'époque coloniale pour se faire fortune. Mais, suite au conflit qui a éclaté entre espagnols et français ayant abouti à la scission de l'île, ils se sont sauvés
de justesse, avec quelques confrères, pour se réfugier dans les hauteurs. De là, ils ont commercé avec les anglais et ainsi, ont pu acquérir, de génération en génération, le monopole de la richesse de la ville. Mes grands-parents possédaient un champ de café qu'ils ont légué à mes parents. Dès lors, depuis plus de 20 ans, nous exportons du café dans plusieurs pays de la Caraïbe et de
l'Europe.

Arrivé devant chez mes parents, l' inquiétude s' empare de moi. Je sais que je dois franchir le pas de la porte. J'hésite. Pourtant, je dois les affronter. Je dois leur faire comprendre que j'aime Georges et que rien de ce qu'ils pourront faire ou dire ne m'empêchera d'être avec lui.

Après ces quelques minutes de réflexions, je prends mon courage à deux mains. Avant d'entrer, je jette un dernier regard à Georges qui a préféré m'attendre dehors. La dernière fois qu'il était venu frapper chez moi, on lui avait claqué la porte au nez. Peut-être était-ce ce qu'il
craint encore.

J'entre et j'aperçois tous les yeux rivés sur moi: ceux de mes parents, de ma tante maternelle-qui est là je ne sais pourquoi- et même ceux des domestiques.

- Quelqu'un est mort ? demandé-je en fermant la porte derrière moi.

Mon père se lève et prend la parole:

- Non. En fait, quelque chose est mort chez toi: ta fierté!

- Comment as-tu pu nous faire ça? enchaîne ma mère. Tu ne nous as donné aucun signe de vie depuis deux jours. Tu étais avec lui, c'est ça?

C'était de leur faute si je n'avais pas remis les pieds à la maison depuis vendredi. Toutes nos conversations tournaient au tour de Georges: "pourquoi lui? Il ne te mérite pas". J'en avais assez d'entendre ces choses. Suite à ma dernière dispute avec eux, j'ai dû partir de la maison rejoindre le
seul qui pouvait me comprendre.

- Donc, vous voyez que vous n'aviez aucune raison de vous inquiéter, dis-je vaguement.

- Tu vois comment elle nous répond maintenant, Martha? se plaint ma mère en s'adressant à ma tante, ce n'est plus la gentille fille que tu connaissais. Elle est devenue arrogante!

- Elle a grandi, Dine. C'est tout.

Pour une fois, quelqu'un de la famille est de mon côté. Ce qui me donne la force de me lancer:

- Il faut que nous parlions.

Mon père fait signe aux domestiques de se déplacer. Je continue:

- Je sais que vous voulez tous deux mon bien et que vous cherchez également à protéger votre réputation. Sachez bien que je ne suis plus la petite Emma, j'ai grandi comme Tatie vient de vous le rappeler. J'ai 22 ans, j'ai un diplôme en comptabilité. Je peux travailler
pour subvenir à mes besoins et vous savez aussi que si j'avais voulu fonder une école d'arts martiaux dans la ville, j'aurais pu. Ce n'est pas la volonté ni la compétence qui me manquent mais le fait que vous voulez me réduire à vos pieds, que je demeure votre fille chérie dont vous voulez vous même construire l'avenir, me retient prisonnière de mes rêves. J'aime cet homme et...

- Je t'arrête tout de suite, m'interrompt mon père, ce n'est pas ce genre d'homme qu'une Luz
doit aimer. Je m' opposerai toujours à cette relation.

Ma mère s'approche de moi et me caresse les joues. Je m'en détourne.

- Chérie, comprends-nous. Nous sommes tes parents. Ce sont nos expériences qui nous font dire si tel homme est bon ou non pour toi...

Elle regarde mon père et ajoute:

- Édouard est un gentil garçon. Il sera très bien pour toi. En plus, il vient de notre milieu.

- Mais maman, Édouard est mon ami d'enfance! lui crié-je.

- Ça crève les yeux qu'il est fou de toi, se défend-t-elle.

Ma tante regarde mon père sans rien dire comme si elle attendait qu'il dise quelque chose mais il s'est tu.

Plus j'essaie de refouler mes sanglots, plus les larmes me montent aux yeux.

- Je pense que vous ne vous inquiétez que de votre réputation. Vous savez quoi? C'est la dernière fois que vous me verrez devant votre porte. Je quitte définitivement cette maison.
Comme ça, vous n'aurez plus de fille pour salir votre réputation. Je vais l'épouser! Vous avez entendu? Je vais l’épouser.

Sous le coup de l'émotion, ma mère recule pour se laisser tomber sur le canapé. Je n'avais pas pensé au mal que je leur ferais en prononçant ces paroles. Mais qu’est-ce-qu’ ils attendaient de moi? Que je fasse comme eux? Que j'aie un mariage arrangé comme leurs parents ont fait pour eux? C'est ma vie, pas la leur et s'ils n'acceptent pas que je la vive avec celui que j'aime, c'est qu'ils
ne m'aiment pas autant qu'ils le prétendent.

Je n'ai pas le courage de voir la souffrance que j'inflige à ma mère. Je l'aime tellement! Si seulement elle faisait preuve de compréhension à mon égard, ça aurait pu être différent. C'est une femme courageuse pourtant, qui aime pousser les gens au bout de leurs convictions. Elle est belle,
très belle. On dit que je lui ressemble en tout et c'est vrai. J'ai les yeux ronds tout comme elle, les sourcils bien arqués, une peau fine brune, un visage ovale et des cheveux longs noirs bouclés qu'on aime remonter en une queue de cheval. Quant à mon père, je n'ai presque rien hérité de lui à part son caractère à ne jamais se plier sous les difficultés de la vie. C'est un rebelle, un homme qui ne recule devant rien. Ainsi, il n'a pas à me reprocher de ma conduite. A ma place, il aurait fait de même.

- Puis, il y a ton traitement, chérie, ajoute ma mère désespérément.

- Je n’irai plus voir ce psy, maman. Je vais bien maintenant, rétorqué-je.

J'allais me déplacer quand j'entends la voix de mon père:

- Emma!

Je m'arrête sans me retourner.

- N'oublie pas, un mulâtre pauvre est un noir! Si jamais tu franchis cette porte, tu ne pourras plus jamais rien espérer de nous.

Du racisme pur! Mais devrait-on réduire l'amour qu'à ça? Qu'au matériel? Il est bien plus que cela
pourtant. Je ne demande pas beaucoup mais juste un cœur capable de m'aimer en retour. Et j'ai déjà
celui de Georges, il sera toujours là. Cet espoir me ranime. Je prends mon courage à deux mains et sors de la maison pour aller me blottir dans les bras de Georges qui m'attendait impatiemment. Il me serre fort contre lui, comprenant déjà ce qui venait de se passer.

Nous ne nous étions pas encore trop éloignés quand j'entends quelqu'un m'appeler. Ma tante. Elle s'approche de moi alors que Georges se déplace et me tend une enveloppe me disant:

- Là-dedans, il y a ton passeport, ton diplôme, ton acte de naissance et autres papiers dont tu auras certainement besoin. Ce n'est pas que je t'encourage dans ta décision. Je pense tout simplement qu'il m'est un devoir de t'aider étant ta tante. Lorsque ta mère m'en a informé,
j'ai pensé qu'il fallait que je sois là quand vous trancheriez sur la situation. Et te connaissant, je savais que tu n'allais pas te plier à leurs volontés...

Sans me laisser le temps de lui remercier, elle m'embrasse rapidement sur le front avant de s'éloigner. Puis je m'avance vers Georges. Il a le dos tourné et semble tellement préoccupé que je me fais du souci pour lui.

A mon approche, je l'entends dire:

- Putain! Tu sais que j'aime cette fille. Ne lui fais pas du ...

- Georges? je l'interromps, à qui tu parles? Qui est-ce que tu aimes?

Il raccroche et me dit,l'air peu convaincant, en entourant ma taille de ses mains:

- Mais chérie, toi! Qui d'autre?

Je soupire avant de reprendre ma mine triste, repensant à mes parents:

- Je viens d'abandonner ma famille pour toi, Georges. J'ai tout laissé derrière moi... juste pour toi. Parce que je t'aime. Je suis entièrement à toi, je te remets mon cœur. Prends-en bien soin.

En guise de réponse, il m'embrasse tendrement. Il est comme ça, il n'aime pas parler encore moins pour dévoiler ses sentiments. J'ai désespérément évoqué l'idée qu'avec le temps il changera, il me fera part des sentiments qu'il éprouve pour moi (non en un simple « je t’aime ») mais je m'en défais, me souvenant que c'était par son regard qu'il m'avait parlé pour la première fois.

- Je veux t'épouser, Georges. Être tienne.

- Tu es mienne, me chuchote-il. Maintenant, rendons- nous chez la fille du maire.

Il sait deviner mes pensées, je n'ai pas besoin de parler pour qu'il sache ce que je désire. Il a compris que seul le père d' Annie peut concrétiser ce rêve: me rendre sienne.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top