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Ma chère Kirsten,

Tu l'auras compris, c'est bien ton souvenir qui m'a permis, en dépit des humiliations quotidiennes, en dépit de la fatigue qui voilait nos visages et modelait nos corps selon la silhouette longiligne de fantômes miséreux, de demeurer humain. Sans toi, j'aurais sans doute cédé dès les premiers jours et rejoint cette cohorte de fumée et de cendres.

Et cependant, alors que je m'abreuvais des résidus de ton sourire, alors que je consommais jusqu'à la lie les réminiscences soudaines de notre bonheur, mes réserves d'espérance s'amenuisaient. Petit à petit l'ombre reprenait le dessus. Mes convictions chancelaient, pliaient sous les vents mauvais dont nous étions la cible. Il ne se passait un jour sans que l'un des miens s'effondre sous le poids écrasant de la douleur.

Physiquement, j'ai repoussé jusqu'au bout les limites de mon être. Kirsten, si, par miracle, tu devais me retrouver aujourd'hui, tu ne me reconnaîtrais pas tant les spectres de la famine et de la maladie planent sur mon corps. Affaibli, amaigri, abattu, je m'étonne toujours que mes jambes parviennent à supporter ma carcasse, soutenue par le seul poids de ton amitié d'antan. Et moralement, j'ai épuisé toutes mes ressources.

Ton souvenir m'a fait tenir, Kirsten, mais ton avenir m'a fait partir. Je n'en pouvais plus de t'imaginer sans moi, de te savoir sous les bombes, sous les flammes, ou pire sous un corps étranger qui ne t'aurait pas demandé ton avis avant de t'ensevelir de ses désirs.

Ces sentiments, que j'avais si longtemps, trop longtemps contenus, m'explosaient au visage. Combien de temps serais-je resté dans ce bagne, si cet éclair de folie ne m'avait transpercé l'esprit ? Un, deux, cinq, dix ans ? Il m'était insupportable de te savoir souffrir si loin de moi. Les rares nouvelles que de téméraires nouveaux arrivants nous relayaient, en guise de derniers adieux au monde des vivants, ne parvenaient à regonfler mon âme de courage. J'étais si jeune et pourtant si vieux, tant un seul jour dans cet enfer me semblait une éternité.

La lucidité me perdait : je n'en sortirais pas vivant. J'avais décidé d'en sortir, par moi-même, libre, quitte à ce que cette liberté répande sa teinte rouge sur le blanc de la neige.

Kirsten, ma Kirsten, voici ce dont l'humanité, tapie au cœur de chacun de nous, a produit de plus beau : la capacité de clamer son existence, alors même qu'elle est niée et écrasée par le poids de la nuit, à travers un ultime acte désespéré ─ poussière d'étoiles que je sème avant de disparaître derrière l'horizon.

Et cette humanité, Kirsten, mon humanité je ne la dois qu'à une seule personne : toi. C'est grâce à toi que j'ai vécu, que j'ai existé, que j'ai pu, l'espace d'infimes années, dérisoires par rapport à celles que connaîtra encore la lignée humaine, embellir le monde de cette merveilleuse personne qu'est ton ami Klaus. Sans toi, je serais resté ce petit garçon un peu timide, de l'autre côté de la rue ; et ce petit garçon serait mort comme tant d'autres dans l'obscurité de l'anonymat.

Grâce à toi, Kirsten, mon ombre laisse une marque dans la lumière, dans ta lumière, et il s'agit de la plus belle empreinte que j'aurais pu abandonner. Je n'aurais pas l'audace de réclamer une faveur car tu m'as déjà tellement donné sans rien obtenir en retour. Seulement, lorsque le soleil reviendra briller sur notre monde, lorsque la lumière dorera tes cheveux de blés et lorsque le ciel dans tes yeux aura retrouvé sa clarté, repense à ce petit garçon dont tu as changé l'existence, et dis-toi que cette paix est le cadeau qu'il t'envoie par-delà les cieux.

Et, Kirsten, n'oublie jamais que c'est toi qui m'as appris à aimer, sans même le vouloir, sans même le demander. Car, Kirsten, depuis l'instant où tu m'as souri je t'ai aimée. Dans ce monde ou dans un autre, dans cette vie ou dans celle d'après je t'aimerai.

Et aujourd'hui, alors que mon cœur implose sous la douleur, alors que les larmes de rage que j'ai si longtemps contenues gèlent sur mes joues, je t'aime encore.

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