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Ma tendre Kirsten,

Assurément, de notre aventure, je ne regrette rien. Dans ma mémoire tu réchauffes jusqu'à ces soirs d'hiver où le froid emportait dans leur sommeil mes compatriotes du pays de la misère. Et si notre première rencontre a laissé dans mon âme une marque indélébile, notre dernière entrevue cicatrise douloureusement.

Car il n'y en a pas eu. Ce soir d'hiver, nous nous sommes quittés comme l'on se retrouvait d'habitude, sans penser le moindre instant que nous n'étions plus destinés à nous revoir. Et pourtant Kirsten, et pourtant je ne regrette rien. Je n'aurais pas supporté de voir les larmes recouvrir ton beau visage, je n'aurais pas supporté de sentir la peine écraser ton cœur ; je n'aurais pas supporté l'idée de me dire, que ces souffrances, j'en étais la cause. Et je n'aurais sans doute pas résisté à la tentation de t'avouer le fond de mes pensées, celles-là même que je déverse avec précipitation avant qu'elles ne disparaissent avec moi.

Aujourd'hui encore, je demeure convaincu que cette séparation, vive et brutale, était la meilleure option. Nous n'aurons pas trop souffert. Ma Kirsten, je te dois maintenant des explications. Je n'ose supporter l'idée de te savoir chagrinée, ou pire, fâchée. La douleur que tu éprouves résonne en moi et je ne quitterais ce monde en paix qu'à la condition de ton apaisement. Vois-tu, ton ami Klaus ne t'a pas abandonnée. Et même par-delà ce monde, il t'accompagnera encore longtemps.

Ils sont venus nous cueillir à l'aube, à l'heure où le soleil étale ses rayons de sang sur nos villes. Nous n'avons rien vu venir, sans doute vous non plus. Dès le moment où ils ont enfoncé la porte de la maison, ce fut comme si nous avions cessé d'exister.

Et, vers ce pays gorgé de sang et de cendres, j'emportais avec moi la dernière étoile tombée du ciel. Kirsten, tu ne peux t'imaginer à quel point ton souvenir a éclairé tant des recoins obscurs de mon âme. Plus encore, tu m'as sauvé la vie. Alors que notre humanité nous était retirée, alors que nous n'étions guère plus que des animaux, alors que même le Ciel nous refusait son aide, tu as cheminé à mes côtés sur ces rails d'enfer.

Sitôt que le doute, l'envie de capituler, simplement de me laisser glisser le long des pentes de la mort m'envahissait, j'invoquais à moi ton sourire, ce sourire gorgé de gentillesse et de considération. Et, rempli de cette amitié, je ravalais mon défaitisme. J'ai supporté l'insupportable. J'ai attendu, debout, sans fléchir, malgré la faim qui me tordait le ventre et la soif brûlant au fond de ma gorge.

J'ai eu le temps de vivre cent vies avant que celle-ci ne s'achève. Brutalement, ils m'ont tout retiré. J'ai perdu mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs ; Dieu seul sait ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. Kirsten, seule la certitude de te savoir en vie, quelque part, peu importe où, me permettait de respirer, convaincu que si le fil ténu qui te reliait à la vie se brisait, j'en ressentirais la violence.

Et la violence, je ne me doutais pas qu'elle résumerait désormais mon existence. Je ne doutais pas que ces bourreaux dont nous avions observé, médusés, la montée en puissance, saccageraient à ce point la notion d'humanité. Ici, nous n'étions plus mêmes humains. Simplement, nous n'étions plus. Nous flottions dans un bagne, refusés par la vie et attendus par la mort.

Je ne pensais pas survivre. Face à tant d'indifférence, face à tant de cruauté, ma vie n'avait plus d'espérance. C'est uniquement, et je le répète, c'est uniquement ton souvenir qui m'a permis de tenir ─ et je ne sais si je dois te remercier ou te maudire pour m'avoir gardé dans cet enfer. Chaque jour tu emplissais mes pensées ─ je survivais pour toi. Chaque nuit tu marchais dans mes songes ─ je survivrais pour toi.

Et aujourd'hui, alors que la fin s'accroche à mes chevilles, alors que je sens son souffle froid sur ma nuque, je te rêve encore.

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