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Ma fière Kirsten,
Au-delà des heures de complicité que nous avons partagées, en ces temps troublés, alors que l'on tendait à me considérer comme un parasite nuisible plutôt que comme un simple camarade de classe, ce que ces lois infâmes allaient bientôt consacrer, tu m'as offert ce dont j'avais le plus besoin : la preuve de mon humanité.
Petit à petit, les miens disparaissaient sous les persécutions dont nous faisions l'objet. Les violences se cristallisaient à notre égard et, sans toi, j'aurais sans doute moi aussi été tenté de céder face à l'adversité.
Le pire n'est pas la haine ; bien au contraire, il s'agit de l'ignorance. Tu le savais, tu l'avais compris. Je me souviens de chacune de tes attentions maladroites, de chacune de tes maladresses attentives. Alors que les remous agités de notre Histoire nous entraînaient vers de sombres rivages, bien plus sombres que ceux qu'aucun peuple avant nous n'avait explorés, tu as empêché les vagues de fureur de m'emporter loin de notre îlot d'amitié.
Tu as été mon ancre, Kirsten. Tu as éteint les braises de doute qui menaçaient d'emporter mon cœur ─ celles-là même qui ont incendié les miens. Tandis que les portes des métiers de mes rêves se fermaient devant moi, devant un pauvre Klaus désemparé, tu m'as convaincu que tous mes songes ne partaient pas en poussière pour autant. Il m'en restait un, celui auquel je me suis cramponné, celui auquel je me cramponne toujours et qui m'a tenu en vie jusqu'ici : toi.
Jamais nul ne m'avait témoigné tant de bienveillance ─ et, je ne le conçois que maintenant, ne m'en témoignera plus jamais. Face à leurs accusations, face à leurs insultes, tu ne t'es jamais inclinée. Le ciel dans tes yeux ne s'est pas troublé. Tu laissais leurs quolibets ricocher contre notre carapace d'amitié. Rien ne semblait t'atteindre, toi, droite et fière, enfant bien sage. Et, à travers toi, à travers ta force et ton courage, je résistais aux flots d'aversion qui bouleversaient ma famille.
Et pourtant le papillon que tu étais aurait pu trouver l'herbe bien plus verte ailleurs. Nous n'avions pas, nous n'avions plus d'avenir, Kirsten. En silence, je souffrais de te couper les ailes, de te garder auprès de moi. Tant de fois j'ai tenté de prendre de la distance, malgré la douleur qui poignardait ma solitude ; et tant de fois tu es revenue à mes côtés, malgré les risques encourus à accepter mon amitié.
Ton soutien n'a pas faibli au fil des années, quand bien même nous étouffions dans ce carcan belliqueux. Alors que nous étions contraints d'enfiler, à notre tour, ce même uniforme brun que celui de nos adversaires, nous ne l'avons pas laissé nous déshonorer. Je suis fier de dire « nous », mon amie Kirsten, puisque c'est bien à deux que nous l'avons porté avec cette fierté indignée des héros de roman.
Tous les remerciements du monde seraient vains pour te témoigner ma gratitude. Je n'ai plus que ces quelques pensées à t'offrir, ces quelques souvenirs d'outre-tombe qui s'envoleront en fumée quand mon âme ne sera plus que cendres.
À l'heure où éclosent les premiers sentiments, où s'ébauchent nos valeurs et nos convictions, tu m'as assuré que j'étais, que je méritais, autant que toi, de vivre. Aujourd'hui encore je demeure convaincu que si tous mes frères ne sont plus que des ombres vacillantes selon le bon vouloir de leurs assassins, c'est surtout parce qu'ils n'ont pas eu la chance de te rencontrer. Et je regrette, je culpabilise de t'avoir gardée auprès de moi, d'avoir été ton ami, puisque je ne peux compatir à leurs souffrances. Je ne doute pas, je n'ai jamais douté. Du moment où ils ont consacré notre infériorité à celui où ils ont mis en œuvre leur sinistre besogne, je n'ai pas tremblé un seul instant. Ton nom résonne en moi comme le tocsin de l'espérance.
Et si aux yeux de tous je ne suis plus qu'un numéro, rien de plus qu'une vulgaire ombre sans nom, je rappelle à moi cette personne qu'en dépit de la distance, qu'en dépit de l'oubli et de la souffrance je n'ai jamais cessé d'être : ton ami Klaus.
Ils ne gagneront pas sur mon champ de bataille, je le sais ; parce qu'au milieu de la nuit abyssale, je découvre en moi un jour éternel ─ ton souvenir. Et dès que leurs offensives pénètrent mes défenses, que je ne peux contenir un autre de leurs regards glacés de dégoût haineux, je me remémore ces instants.
Être ton ami a été la plus belle chose qui puisse m'arriver en ces temps mouvementés : quand bien même on cherchait à persuader que nous n'étions pas dignes d'exister, dans ton regard, débordant de considération, je lisais leur erreur.
Et aujourd'hui, alors que je devrais sans doute abandonner mes loques d'humanité pour disparaître parmi les ténèbres dans lequel ils plongent mon peuple, alors que je n'ai qu'à tourner la tête pour voir les canons de leurs fusils me pointer comme un lapin, je la lis encore.
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