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Ma petite Kirsten,
Tu m'excuseras de débuter notre réminiscence par ces mots si durs, ces mots que je n'assume pas tout à fait et qui demeurent pourtant irrémédiablement ancrés à mes souvenirs : à l'instant précis où mes yeux se sont posés pour la première fois sur toi, je n'ai, pas un seul instant, soupçonné à quel point tu marquerais le reste de mon existence. Comment aurais-je pu deviner que chacun de tes pas déterminerait les miens, comment aurais-je pu me douter que ce petit brin de femme serait mon unique raison de supporter l'insupportable ?
Notre première rencontre, tu ne t'en souviens sûrement pas. Moi-même, je peine à dessiner un contexte tant ta présence dans ce souvenir éclipse tout le reste. Les mots que j'appose ici ne sont qu'un bref aperçu de cet instant décisif ; ils épousent les courbes de ton corps, la blondeur de tes cheveux d'enfant, mais ne parviendront jamais totalement à retranscrire l'atmosphère innocente d'un regard échangé au détour d'une rue animée.
Toi, tu étais de l'autre côté de la route. Déjà, vois-tu, une force invisible s'échinait à nous séparer. Ce détail ne m'est resté uniquement puisque c'est une voiture, masquant à moi ta portion de trottoir, qui t'a révélée. L'instant d'avant, il y avait le vide des pavés ; l'instant d'après, il y eut toi. Tu es apparue dans ma vie comme un ange tombe du paradis, sans transition aucune. Et cette seconde infime, cette seconde déterminante, me semble maintenant une trop courte éternité.
Droite et fière, enfant bien sage, tu attendais. Tu attendais tes parents, emportés par une discussion d'adultes avec les responsables du commerce d'à-côté ; tu attendais tes amis, encore occupés à terminer leurs devoirs avant de te rejoindre jouer ; ou tu attendais le quelque chose, le quelqu'un qui te forgerait un souvenir inoubliable avec ce pressentiment, cette clairvoyance dans l'âme humaine qui se perd alors que fanent les années.
J'ai tant de fois imaginé la raison de ta présence en face de moi, à ce moment précis. De peur de briser la magie du souvenir, jamais je ne t'ai questionnée à ce sujet. Peut-être que l'on se trouve à certains endroits parce que l'on doit s'y trouver, parce que c'est ainsi que notre chemin a été tracé. Kirsten, quand bien même je réussirais l'exploit de distiller mes sentiments à travers ces mots, je ne pourrais malheureusement t'exprimer à quel point je fus honoré que ma route croise la tienne et de cheminer à tes côtés.
Le vent du destin soufflait fort, en ce jour de printemps. Tu as tourné la tête vers moi, et si je n'ai pas pris conscience de la lumière de ton regard, aujourd'hui je chancelle encore face à son ombre. Dieu, si tant est qu'il existe, n'aurait pu concevoir de firmament si pur que celui qui brillait au fond de tes prunelles. Et mille et une étoiles sont venues l'illuminer lorsque, apercevant ce petit garçon timoré d'environ ton âge, tu lui as offert un sourire.
Ce petit garçon n'a jamais oublié cette faveur que tu lui as faite, ce jour-là. Il n'oubliera jamais non plus les inestimables cadeaux que tu lui feras par la suite. Et ce petit garçon, aujourd'hui devenu un homme, condamné parce que né sous les mauvaises étoiles, se souviendra toujours de l'humanité que tu lui as témoignée.
Alors que, par-delà le voile du rêve, j'entendais confusément mes parents répéter mon prénom, à mon tour, j'ai voulu t'offrir un gage de mon honnêteté. Avec toute l'assurance déficiente d'un enfant timide, j'ai souri. J'ai souri, parce que je voulais te revoir, dans la cour de récréation. J'ai souri, parce que je voulais que tu me demandes, avec tes grands yeux bleus tout ouverts, si c'était bien moi, le petit garçon de la rue. J'ai souri, parce que je voulais te répondre, l'espoir au cœur et la joie dans la voix que oui, c'était bien moi.
J'ai souri parce que je savais que j'allais devenir une personne meilleure : ton ami Klaus.
Et aujourd'hui, alors que mes pieds râpent contre les marches de la mort, alors que mes derniers espoirs s'évanouissent dans mes soupirs, je souris encore.
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