Chapitre 4:
Les nuits s'enchaînent et se ressemblent. Chaque jour, dès que je rentre de l'école, Alastor est là, assis dans le fauteuil que j'ai préparé pour lui, sirotant un café qu'il semble faire apparaître de nulle part et lisant l'un des livres que je lui ai choisis. Son apparence élégante, son costume d'un autre temps et ses yeux rouges étincelants sont devenus des éléments familiers de mon quotidien.
Au début, cette routine me glaçait d'effroi. L'idée d'avoir un démon comme compagnon nocturne était inimaginable, et pourtant, elle est maintenant une réalité. Les premières nuits, je luttais pour garder mon calme, mon cœur battant à tout rompre chaque fois que je franchissais la porte de ma chambre, redoutant ce que je pourrais y trouver. Mais avec le temps, une sorte d'étrange normalité s'est installée.
« Bonsoir, Alastor, » dis-je chaque soir en entrant dans ma chambre, tout en déposant mon sac sur le sol. Cela fait maintenant quelques semaines que cela dure, et bien que sa présence soit encore une source de tension, elle n'est plus aussi terrifiante qu'au début.
« Bonsoir, ma chère, » répond-il toujours avec ce sourire énigmatique qui ne quitte jamais ses lèvres. Sa voix est douce, presque mélodieuse, mais je sais qu'elle dissimule des intentions bien plus sombres. Pourtant, je n'ai plus peur comme avant. Je me suis habituée à lui, ou du moins, c'est ce que je me dis pour garder une certaine maîtrise de la situation.
Il lève parfois les yeux de son livre pour me jeter un coup d'œil, son sourire s'élargissant légèrement, comme s'il savourait cette étrange routine que nous avons établie. Il n'y a plus de menaces directes, plus de propositions tentatrices. Il est simplement là, un démon installé confortablement dans mon fauteuil, sirotant son café tout en lisant les grands classiques de la littérature.
Je m'installe à mon bureau, comme chaque soir, et je commence à dessiner ou à travailler sur mes devoirs. La présence d'Alastor est toujours palpable, mais elle est devenue un bruit de fond, quelque chose que je peux presque ignorer, ou du moins tolérer. C'est comme si nous avions trouvé un équilibre, une entente silencieuse où chacun respecte l'espace de l'autre.
Parfois, alors que je suis plongée dans mes pensées ou que je lutte pour résoudre une équation complexe, je sens son regard peser sur moi. Je lève les yeux et le trouve en train de m'observer avec une intensité qui me met mal à l'aise.
« Pourquoi me regardez-vous comme ça ? » demandai-je ce soir, ne supportant plus son regard scrutateur.
Il sourit, posant son livre sur ses genoux avant de répondre. « Je me demande simplement jusqu'où ira votre détermination, ma chère. Vous avez une force en vous que beaucoup n'ont pas. C'est fascinant à observer. »
Je soupire, détournant les yeux pour me concentrer à nouveau sur mes devoirs. « Je vous ai déjà dit que je ne céderai pas, Alastor. Vous perdez votre temps. »
« Peut-être, » répond-il d'un ton calme, « mais le temps est une notion bien différente pour moi. »
Soudain , je sens sa présence se rapprocher. D'un simple coup d'œil, je le vois se lever de son fauteuil et venir se tenir derrière moi. Son ombre glisse doucement sur mon bureau alors qu'il observe ce que je fais, silencieux. Je frissonne légèrement en sentant son souffle froid près de mon épaule.
« Que faites-vous ? » demandai-je, tentant de dissimuler la légère nervosité dans ma voix. Même si sa présence est devenue familière, il reste un être imprévisible.
« Je suis simplement curieux, » répond-il d'une voix douce, presque amusée. « Je vois que vous êtes toujours aussi studieuse. »
Je hoche la tête, continuant de rédiger mon devoir, bien que je sois parfaitement consciente qu'il regarde par-dessus mon épaule. Sa proximité est à la fois troublante et... intriguante.
Il observe en silence, son regard passant de mes écrits à la pile de feuilles éparpillées sur mon bureau. Finalement, il grimace en voyant mon devoir d'anglais, sa réaction si expressive qu'elle en devient presque comique.
« Ah, l'anglais, » murmure-t-il avec un soupir exagéré. « Un sujet si élégant, si subtil... et pourtant, votre travail ici est affligeant, ma chère. Il est bourré de fautes. »
Je laisse échapper un léger rire, un rire nerveux. « Les langues ne sont pas mon fort, je préfère les sciences. »
Il reste silencieux un instant, puis un sourire énigmatique s'étire sur ses lèvres. « Ce n'est pas une excuse valable, vous savez. Les langues sont tout aussi essentielles que les sciences, peut-être même plus. »
Je le fixe, tentant de deviner où il veut en venir. Puis, comme si une idée venait de germer dans son esprit, il se redresse, un éclat curieux dans ses yeux rouges.
« Et si je vous aidais à vous améliorer ? » propose-t-il soudainement, sa voix douce, mais teintée d'une lueur de malice.
Je le regarde avec méfiance. « Pourquoi feriez-vous cela ? C'est une nouvelle manière de me manipuler, n'est-ce pas ? »
Son sourire s'affaisse légèrement, et pour la première fois, il semble presque... frustré. « Non, pas cette fois. Considérez cela comme un geste de remerciement, pour le fauteuil, les livres, et... pour ne pas m'avoir chassé de votre chambre. »
Ses mots me surprennent, et je reste un instant silencieuse, hésitante. Il est vrai qu'Alastor, malgré sa nature démoniaque, n'a jamais tenté de me faire du mal physique. Il est une présence constante, certes dérangeante, mais ces dernières semaines, il s'est tenu à distance, respectant une sorte de code tacite entre nous.
Je réfléchis à sa proposition. D'un côté, l'idée d'accepter son aide me met mal à l'aise. Je connais Alastor, ou du moins, j'ai appris à comprendre une partie de sa nature : il n'offre jamais rien sans rien demander en retour c'est ainsi que les démons fonctionne non? De l'autre, je sais que mes compétences en langues laissent à désirer, et si je pouvais m'améliorer, cela me soulagerait d'un fardeau considérable.
« Pourquoi voulez-vous vraiment m'aider ? » demandai-je, cherchant à lire dans ses yeux la vérité derrière ses intentions.
Il penche la tête, ses yeux rouges brillants d'une lueur indéchiffrable. « Peut-être que je trouve cette routine... apaisante. Peut-être que je m'amuse à vous voir progresser, à vous voir vous débattre avec des concepts qui vous échappent. Ou peut-être, juste peut-être, que je commence à apprécier votre compagnie. »
Je lève un sourcil, perplexe. « Vous appréciez ma compagnie ? »
« Est-ce si difficile à croire ? » rétorque-t-il avec un sourire narquois. « Même les démons ont leurs préférences. »
Je soupire, pesant le pour et le contre dans ma tête. Accepter son aide pourrait me mener sur un chemin dangereux, mais le refuser pourrait également l'inciter à trouver d'autres moyens de me tourmenter. Peut-être est-il temps de voir jusqu'où cette étrange entente peut aller.
« D'accord, » dis-je enfin, ma voix ferme. « Je veux bien accepter votre aide... mais à une condition. »
Il hausse un sourcil, visiblement intéressé. « Je vous écoute. »
« Vous ne me demanderez rien en retour. Pas de service, pas de contrepartie, rien. Vous m'aidez parce que vous le voulez, et c'est tout. »
Il me regarde longuement, et pour un instant, je crains qu'il ne refuse. Mais finalement, il sourit, un sourire sincère, dépourvu de malice.
« Très bien, » accepte-t-il avec une inclinaison légère de la tête. « Vous avez ma parole. »
Je sens une tension que je ne savais pas avoir se relâcher en moi. « D'accord, par où commence-t-on alors ? »
Alastor se penche vers mon devoir d'anglais, prenant une des feuilles dans ses mains. « Commençons par corriger ces horreurs grammaticales, » dit-il en souriant. « Après tout, il est de mon devoir de vous aider à éviter les erreurs aussi flagrantes. »
Il commence à m'expliquer les fautes, sa voix calme et posée, bien que teintée d'une ironie subtile. Et contre toute attente, je me surprends à écouter, à apprendre, à apprécier même cette étrange leçon. Les heures passent, et pour une fois, la nuit semble moins oppressante, moins menaçante.
Après la leçon, Alastor retourne à son fauteuil, ses doigts effleurant la couverture du livre avec une familiarité qui me fait penser qu'il a déjà lu ce texte à plusieurs reprises. Je l'observe du coin de l'œil, me demandant si la monotonie de cette chambre commence à le lasser. Il est resté patient jusqu'à présent, mais je me demande combien de temps cela durera avant qu'il ne se lasse.
Je décide d'aborder un sujet plus personnel, espérant en apprendre davantage sur lui. Peut-être que comprendre ce démon pourrait m'aider à naviguer dans cette situation inhabituelle.
« Alastor, » dis-je finalement, ma voix hésitante. « Puis-je vous poser une question ? »
Il relève la tête de son livre, ses yeux rouges brillant d'intérêt. « Mais bien sûr, ma chère. Posez toutes les questions que vous voulez. »
Je prends une inspiration avant de poursuivre. « Vous êtes ici chaque nuit, et pourtant, je réalise que je ne sais presque rien de vous. Vous avez mentionné que vous aviez une vie avant... avant de devenir ce que vous êtes maintenant. Qui étiez-vous vraiment ? »
Il sourit doucement, un sourire teinté de nostalgie et peut-être même d'une touche de tristesse. « Ah, la grande question de l'origine. J'étais un homme qui aimait le théâtre, la musique, le pouvoir des mots... Mais surtout, j'adorais être au centre de l'attention, être celui que les gens écoutaient, admiraient... ou craignaient. J'étais un présentateur de radio, un homme dont la voix pouvait captiver les foules. »
Je hoche la tête, essayant d'imaginer cet homme qu'il décrit. « Cela semble... fascinant. Mais pourquoi êtes-vous devenu... ce que vous êtes maintenant ? Était-ce une conséquence de cette vie ? »
Alastor incline légèrement la tête, ses yeux brillants d'une lueur énigmatique. « Disons que j'ai simplement continué sur ma lancée. La mort n'est qu'une autre étape, une transition. Mon amour pour la persuasion et le contrôle a trouvé une nouvelle forme... plus pure, plus puissante. »
Je fronce les sourcils, réfléchissant à ses paroles. « Et c'est ce qui vous a conduit ici, dans ma chambre, chaque nuit. Mais pourquoi moi ? Pourquoi êtes-vous si attiré par moi ? »
Il pose son livre sur ses genoux, croisant ses mains gantées avec une élégance qui me semble presque anachronique. « C'est l'odeur de votre âme qui m'a attiré, » dit-il avec un sourire carnassier. « Une âme marquée par la douleur, l'isolement, et pourtant, une âme qui résiste. Cette résistance est ce qui la rend si délicieuse. Mais, pour être honnête, je suis intrigué... Vous portez une noirceur que vous-même semblez à peine comprendre. »
Je frissonne légèrement, troublée par ses paroles. « Et vous ? Vous avez aussi une noirceur en vous, n'est-ce pas ? »
Un rire doux mais amer s'échappe de ses lèvres. « Oh, ma chère, la noirceur fait partie intégrante de ce que je suis. Mais contrairement à vous, je l'ai embrassée pleinement. C'est ce qui me donne ma force. »
Un silence s'installe entre nous, rempli de sous-entendus, mais aussi d'une forme étrange de compréhension. Pour la première fois, je me sens presque à l'aise en sa présence, même si une part de moi reste sur ses gardes. Je réalise que malgré sa nature démoniaque, il y a quelque chose en lui de fascinant, une complexité que je n'avais pas anticipée.
« Vous ne vous ennuyez pas trop ? » demandé-je, brisant le silence.
Alastor penche la tête, intrigué par ma question, ses yeux rouges brillant d'une curiosité nouvelle.
« Vous avez les mêmes livres depuis des semaines. Cela doit être lassant, et puis... »
Je n'ai pas le temps de finir ma phrase qu'il me coupe, un sourire narquois aux lèvres. « Vous vous souciez encore du démon qui veut prendre votre âme ? »
Je rougis rapidement, réalisant la bizarrerie de ma préoccupation. C'est vrai, pourquoi est-ce que je m'inquiète pour lui ? « Je... Je suis ainsi, je suppose. Alors ? »
Son sourire se fait étrangement doux, presque indulgent. « Intrigant, vraiment. Vous possédez une grande noirceur, pourtant, vous n'avez aucune animosité, aucune tendance à la violence. C'est très divertissant. »
Je baisse les yeux un instant, réfléchissant à ses paroles. Il y a un paradoxe en moi que je n'avais jamais vraiment pris le temps d'explorer. Comment puis-je porter en moi cette "noirceur" dont il parle, tout en étant incapable de ressentir la haine ou la colère qui semble aller de pair avec elle ?
« Peut-être que la noirceur ne se manifeste pas toujours de la même manière, » murmuré-je, plus pour moi-même que pour lui. « Peut-être que chez certains, elle se transforme en tristesse, en solitude... pas en violence. »
Alastor hoche lentement la tête, ses yeux perçants me scrutant avec une intensité qui me fait frissonner. « C'est possible. Chaque âme est unique, après tout. Mais je dois admettre que votre âme est particulièrement intrigante. Elle se bat contre l'obscurité tout en la portant en elle. C'est cette dualité qui la rend si fascinante... et divertissante. »
Je me redresse légèrement, tentant de masquer le trouble que ses paroles suscitent en moi. Il est difficile de ne pas se sentir exposée sous ce regard perçant qui semble lire en moi bien plus que je ne voudrais. Pourtant, une curiosité irrépressible me pousse à continuer.
« Et vous, Alastor ? » demandai-je avec une pointe de défi dans la voix. « Vous parlez souvent de la noirceur des autres, mais la vôtre, à quoi ressemble-t-elle ? »
À ma surprise, il éclate d'un rire suave, un rire qui résonne dans la pièce comme une mélodie sinistre et captivante. « Ma chère, ma noirceur est bien plus profonde, bien plus ancrée. Elle n'est pas le fruit de la tristesse ou de la solitude, mais de quelque chose de bien plus... ancien. Une soif de contrôle, un amour pour le chaos... et un certain mépris pour la faiblesse humaine. »
Je frissonne à ses mots, mais quelque chose en moi refuse de se laisser intimider. « Je refuse d'y croire, » murmuré-je presque involontairement, comme si une partie de moi luttait pour voir au-delà de cette façade qu'il présente.
Il plisse les yeux, son sourire disparaissant légèrement. « Qu'avez-vous dit ? » demande-t-il, une pointe de curiosité dans la voix.
Je secoue la tête rapidement, essayant de dissimuler ma gêne. « Je réfléchissais à voix haute, c'est tout. »
Alastor me fixe pendant un long moment, comme s'il essayait de percer à jour ce qui se cache derrière mes mots. Puis, lentement, un sourire revient sur son visage, mais cette fois, il est plus doux, moins menaçant.
« Peut-être que, pour une fois, je trouverai quelque chose de plus qu'une simple distraction dans cette chambre, » dit-il, un éclat presque pensif dans ses yeux.
Je hoche la tête, un léger sourire aux lèvres. « Je tâcherai de ne pas vous décevoir alors. »
Le silence qui suit est étrangement confortable, une trêve tacite entre nous. Pour la première fois, je sens que notre relation pourrait évoluer vers quelque chose de plus... complexe, peut-être même respectueux à sa manière étrange.
« Demain, je chercherai de nouveaux livres pour vous, » dis-je enfin, brisant la quiétude de la pièce. « Peut-être que cela rendra vos nuits un peu plus intéressantes. »
Alastor me regarde avec une expression qui semble presque... reconnaissante. Ce n'est qu'un instant, une lueur dans ses yeux, mais elle est indéniable. « Cela serait fort aimable de votre part. Je suis curieux de voir ce que vous me trouverez. »
Je sens une chaleur réconfortante monter en moi, un sentiment de satisfaction étrange mais agréable. Peut-être qu'au fil du temps, même le démon peut se révéler être plus qu'un simple être de terreur. Peut-être que cette étrange coexistence pourrait mener à quelque chose de plus profond, de plus significatif. Mais pour l'instant, je me contente de ce moment de calme, sachant que demain apportera de nouveaux défis à affronter.
La journée à l'école a commencé comme tant d'autres. L'air frais du matin m'a donné une brève illusion de légèreté, mais dès que je suis entrée dans le bâtiment, ce poids familier est revenu s'installer sur mes épaules. Les couloirs sont remplis d'élèves bruyants, discutant entre eux, riant, partageant des anecdotes du week-end. Mais pour moi, tout cela est distant, comme si je les observais à travers une vitre. J'avance, tête baissée, essayant de me fondre dans la foule, de passer inaperçue.
Les cours du matin défilent sans grand intérêt. Les professeurs parlent, les autres élèves chuchotent ou regardent leur téléphone sous les bureaux. Moi, je prends des notes par automatisme, tentant de m'occuper l'esprit pour ne pas laisser mes pensées dériver vers ce qui m'attend à la maison. Le bruit constant des bavardages me fatigue, et une part de moi n'attend qu'une chose : que la cloche sonne pour que je puisse enfin m'échapper dans un endroit plus calme.
C'est exactement ce que je fais pendant la pause déjeuner. Alors que la majorité des élèves se précipitent vers la cantine ou la cour, je me dirige directement vers le CDI, la bibliothèque de l'école. C'est un lieu où je peux respirer, loin de l'agitation, du bruit et des regards curieux. En franchissant la porte du CDI, je sens immédiatement une forme de réconfort. Ici, tout est différent : le silence est presque sacré, et seules les pages qui se tournent et les murmures occasionnels brisent cette tranquillité. La lumière est tamisée, filtrée par de grandes fenêtres qui donnent sur la cour intérieure. Les étagères sont pleines de livres, de vieux volumes aux couvertures usées, de manuels scolaires bien rangés, et de romans récents. L'odeur du papier jauni par le temps me rassure, me plongeant dans une bulle où les soucis extérieurs ne peuvent m'atteindre.
Je me dirige vers le bureau de Mme Lemoine, la documentaliste du CDI. Elle est assise derrière son bureau, lunettes au bout du nez, concentrée sur son ordinateur. Mme Lemoine a toujours été sympathique avec moi. Contrairement à la plupart des adultes de l'école, elle ne me regarde pas avec ce mélange de pitié et de condescendance. Elle respecte mon besoin de silence et ne pose jamais trop de questions.
« Bonjour, Mademoiselle Lemoine, » dis-je doucement en m'approchant.
Elle lève les yeux de son écran et m'adresse un sourire chaleureux, comme à son habitude. « Ah, bonjour ! Comment vas-tu aujourd'hui ? »
Je hausse légèrement les épaules, ne sachant pas trop quoi répondre. « Ça va... »
Elle semble comprendre que je n'ai pas envie d'élaborer. « Besoin de quelque chose de particulier aujourd'hui ? »
« Oui, en fait... » Je m'arrête un instant, hésitante. Comment lui expliquer ce que je cherche vraiment ? Je finis par me lancer, espérant qu'elle ne posera pas trop de questions. « J'aimerais emprunter des livres, mais pas seulement pour moi. Je cherche des ouvrages un peu... anciens, peut-être des classiques. Quelque chose d'intéressant, mais qui pourrait occuper quelqu'un pendant un moment. »
Mme Lemoine fronce les sourcils, visiblement intriguée. « Des classiques, tu dis ? Pour quelqu'un d'autre ? »
Je me gratte l'arrière de la tête, mal à l'aise sous son regard interrogateur. « Oui... disons que c'est pour un... ami. Il aime les vieilles histoires, la littérature un peu... poétique. »
Elle me regarde un instant, puis acquiesce doucement. « D'accord, je pense que je vois ce que tu cherches. Suis-moi, je vais te montrer quelques ouvrages. »
Je la suis à travers les rayons, chacun d'eux chargé de livres soigneusement classés par catégorie. Le CDI est une petite pièce, mais il y a quelque chose de rassurant dans sa disposition, presque comme un labyrinthe de connaissances. Les étagères en bois foncé, usées par le temps, donnent à l'endroit une atmosphère légèrement désuète mais chaleureuse. Les rideaux sont tirés, laissant filtrer une lumière douce qui illumine les couvertures de livres. Des tables en bois sont disposées un peu partout, avec quelques élèves éparpillés, chacun absorbé dans ses lectures ou travaux scolaires. L'endroit dégage une tranquillité presque solennelle.
Mme Lemoine s'arrête devant une section de la bibliothèque dédiée aux classiques de la littérature. Elle parcourt les titres du doigt, en silence, avant d'en extraire un. « Voici un recueil de nouvelles fantastiques de Maupassant. Beaucoup de ses histoires ont une dimension mystérieuse et presque surnaturelle. Cela pourrait convenir, tu ne crois pas ? »
Je hoche la tête, prenant le livre dans mes mains. Il est vieux, avec une couverture en tissu rouge délavé. « Oui, ça pourrait lui plaire. »
Mme Lemoine continue de fouiller les étagères, me tendant un autre volume. « Et voici *Le Rouge et le Noir* de Stendhal. Un classique du roman français, avec des thèmes de passion, d'ambition et de lutte intérieure. »
Je prends le livre, sentant la couverture rigide sous mes doigts. J'ai entendu parler de ce roman, et je me dis qu'il pourrait intriguer Alastor avec ses personnages tourmentés et son regard perçant sur les ambitions humaines. « Parfait, merci. »
Mme Lemoine sort ensuite un roman plus épais. « Ah, et si ton ami aime les grandes épopées et les récits tragiques, je te recommande *Les Misérables* de Victor Hugo. C'est une lecture longue, mais pleine de personnages fascinants et d'histoires émouvantes. »
Je prends le livre avec un soupir de reconnaissance. « Merci, vraiment. Ces livres sont parfaits. »
Mme Lemoine me regarde avec un sourire bienveillant, ses yeux doux derrière ses lunettes. « Je suis toujours ravie de voir quelqu'un s'intéresser aux classiques. Tu peux les garder 3 semaines. Et si ton 'ami' a d'autres préférences, n'hésite pas à revenir me voir. »
Alors que je me prépare à partir, mon regard tombe sur une boîte de dons placée près du comptoir. Parmi les objets divers, une vieille boîte attire mon attention. Elle est usée par le temps, et en l'ouvrant, je découvre un jeu d'échecs. Les pièces, en bois sculpté, sont usées par les années, certaines légèrement ébréchées, mais le jeu semble complet. Je m'arrête un instant, les doigts caressant les pièces. Cela pourrait peut-être servir. Alastor aime les défis, et jouer aux échecs pourrait nous offrir une alternative aux jeux plus mentaux auxquels il s'adonne chaque nuit.
Je me tourne vers Mme Lemoine, un peu hésitante. « Je... je peux prendre ce jeu d'échecs aussi ? »
Elle regarde la boîte et sourit. « Oh, bien sûr. Ce jeu fait partie des dons. Si tu penses qu'il te sera utile, prends-le. »
Je lui adresse un sourire timide. « Merci. Je pense que ça le sera. »
Avec mes nouveaux emprunts en main, je quitte le CDI. Mon sac est lourd de livres et d'objets, mais c'est un poids bienvenu, car il m'aide à retarder l'inévitable : le retour à la maison.
En marchant vers chez moi, je sens le malaise monter, une angoisse familière qui s'infiltre à chaque pas, comme une ombre qui grandit derrière moi. Mon souffle devient plus court, mes mains se crispent sur les sangles de mon sac, et une boule se forme dans ma gorge, de plus en plus étouffante à mesure que je me rapproche. La maison n'est pas un refuge, pas pour moi. C'est un lieu où le silence est aussi oppressant que le bruit, où chaque seconde d'absence est une bombe à retardement. C'est un lieu où les tensions s'accumulent comme des nuages noirs avant une tempête.
Je m'arrête devant la porte d'entrée, le cœur battant. Je ne sais jamais ce que je vais trouver en rentrant chez moi. Chaque fois, c'est une loterie perverse. Une petite voix en moi espère que peut-être, juste cette fois, la maison sera calme, en ordre. Peut-être que ma mère sera sobre, ou au moins endormie, mais cette voix est vite écrasée par la réalité que je connais trop bien.
Quand je pousse enfin la porte, l'odeur me frappe immédiatement. Cigarettes froides, alcool éventé, et la désolation d'un désordre familier. Le salon est un champ de ruines domestiques : des bouteilles vides jonchent la table basse, des cendriers débordent, et le canapé semble abandonné au milieu du chaos. Mon cœur se serre de plus en plus. Elle est partie. Encore une fois. Probablement avec l'un de ses amants, profitant de l'absence prolongée de mon père, qui est une fois de plus en déplacement pour le travail.
Un frisson me traverse, glacé et paralysant. Ce n'est pas la tranquillité qui me terrifie, c'est son retour. La maison est vide pour l'instant, mais ce vide n'est jamais synonyme de sécurité. Ce n'est qu'un répit temporaire, une pause dans l'angoisse. Et quand elle reviendra, ivre, furieuse, les choses dégénéreront. Elles le font toujours. L'idée même de la voir rentrer dans cet état me glace le sang, car je ne sais jamais quand ni comment elle s'abattra sur moi.
Je monte les escaliers en essayant de contrôler ma respiration, mais c'est comme si chaque marche me rapprochait d'une explosion que je ne peux empêcher. Mon cœur bat de plus en plus fort, martelant dans ma poitrine, et chaque pas résonne dans le silence de la maison vide, un rappel du vide effrayant autour de moi. Mon sac semble peser des tonnes, alourdi par la peur qui monte en moi, une peur qui, malgré les années, ne devient jamais plus facile à supporter.
La solitude ici ne m'apaise jamais, elle me terrifie. C'est comme être suspendue au bord d'un précipice, attendant que le sol se dérobe sous mes pieds. Je suis vulnérable, et ma mère pourrait revenir à tout moment, sans prévenir. Ivre, furieuse, et prête à me déverser dessus tout le poids de sa propre haine, sa propre misère. Elle est imprévisible. Elle peut être tendre une seconde, puis devenir une tornade destructrice l'instant suivant. Et moi, je suis toujours au milieu de cette tempête, incapable de fuir, incapable de me protéger vraiment.
Quand j'arrive enfin dans ma chambre, je referme la porte derrière moi, comme si cela pouvait suffire à éloigner le monde extérieur. Un soupir s'échappe de mes lèvres, mais c'est un soulagement fragile. Je sais que ce n'est qu'un répit, un instant volé avant que tout ne recommence. Je dépose mes affaires sur le lit, mes mains tremblant légèrement. Mon regard se tourne instinctivement vers le miroir. Je m'approche lentement, et mes yeux se fixent sur mes épaules. Je tends la main et mes doigts glissent doucement sur les cicatrices qui marquent ma peau. Des cicatrices que je porte depuis mes quatorze ans, le jour où ma mère, ivre et hors de contrôle, a pressé une cigarette allumée contre ma peau.
Je me souviens de tout. La douleur vive, brûlante, qui s'est propagée dans mon corps comme un poison. Son regard vide, dépourvu de toute humanité, tandis qu'elle marmonnait des insultes entre deux gorgées d'alcool. « Tu n'es qu'un poids, tu me ruines la vie... » C'est ce qu'elle disait ce jour-là, avant que le bout incandescent de la cigarette ne rencontre ma chair, avant que la douleur ne m'envahisse et que je ne puisse plus respirer.
Je baisse les yeux, mes doigts suivant machinalement les contours de ces marques indélébiles. Elles ne partiront jamais. Chaque fois que je les touche, je me rappelle ce moment. Mais ce n'était qu'une des nombreuses fois. Il y a eu d'autres blessures, certaines invisibles mais tout aussi douloureuses. Je me souviens des cheveux qu'elle m'arrachait quand j'étais plus jeune, de ses mains violentes qui agrippaient mon crâne et tiraient, sans relâche, me faisant hurler. Et il y a eu cette fois où, dans une crise de colère, elle a frappé si fort que mon poignet s'est cassé. J'étais petite, à peine capable de comprendre ce qui se passait. Elle m'avait laissé seule, pleurant de douleur, incapable de bouger, pendant des heures avant de finalement appeler un médecin en prétendant que je m'étais « accidentellement » blessée.
Chaque souvenir, chaque cicatrice, me rappelle que je suis en permanence sur le fil, à la merci de ses humeurs imprévisibles. Et pourtant, à chaque fois, je me dis que je dois tenir, que je n'ai pas le choix.
Je ferme les yeux, tentant de calmer la panique qui s'empare de moi. Mon cœur bat trop fort, et mes pensées tournent en boucle autour de ce qui pourrait arriver si elle revenait. Mais rester là, à attendre, rend tout encore plus insupportable. Je me lève brusquement du lit, incapable de rester immobile. Le désordre dans la maison me rappelle trop la manière dont elle abandonne tout en vrac, comme si chaque bouteille vide, chaque cendrier rempli, était une marque de sa présence écrasante même en son absence.
Je décide de ranger la maison, un geste aussi machinal qu'essentiel. Peut-être que remettre les choses en ordre m'aidera à retrouver un semblant de contrôle. Je sors de ma chambre et redescends au salon. Les bouteilles vides, les mégots écrasés dans les cendriers débordants, les canettes renversées sur le sol... tout est un rappel de son abandon, de son absence et de sa folie qui me hante chaque jour.
Je commence par ramasser les bouteilles et les canettes, les déposant dans un sac poubelle que je traîne derrière moi. Le bruit du verre qui s'entrechoque est trop fort dans le silence pesant de la maison, et je retiens mon souffle à chaque cliquetis, de peur que ce simple bruit attire quelque chose de sombre, comme si cela pouvait la faire apparaître soudainement derrière moi. Mes mains tremblent légèrement tandis que je continue, mais je m'oblige à me concentrer sur chaque tâche, à ne pas laisser mes pensées dévier vers la peur qui menace de me submerger.
Je passe ensuite à la table basse, recouverte de cendriers pleins. Je les vide dans un sac, prenant soin de ne pas renverser encore plus de cendres sur le tapis déjà taché. L'odeur âcre de la cigarette me colle aux narines, et je me souviens du goût amer de la fumée qui flotte toujours dans la maison, imprégnant chaque recoin. En nettoyant, mes pensées reviennent inévitablement à ce jour où elle m'a brûlée avec cette cigarette, un souvenir que je ne parviens jamais à effacer complètement. Chaque fois que je sens cette odeur, cette douleur revient, vive et brûlante, me rappelant que je ne suis jamais vraiment en sécurité ici.
Après avoir terminé avec le salon, je m'attaque à la cuisine, où des assiettes sales traînent dans l'évier. Je les lave une à une, chaque mouvement étant une tentative désespérée pour apaiser l'anxiété qui continue de croître en moi. Le bruit de l'eau qui coule et le frottement des éponges sont mes seules distractions, m'aidant à me focaliser sur l'instant présent plutôt que sur l'attente interminable de son retour.
Je nettoie frénétiquement toute la maison, passant du salon à la cuisine, puis à l'entrée, rangeant chaque petit détail hors de sa place. C'est devenu une habitude. Quand ma mère n'est pas là, je m'efforce de rendre la maison impeccable, dans l'espoir irrationnel que, peut-être, si tout est en ordre, elle rentrera moins en colère. Peut-être qu'elle remarquera l'effort que je fais pour rendre l'endroit vivable et que cela apaisera, ne serait-ce qu'un peu, la violence en elle. Mais au fond de moi, je sais que c'est futile. Le désordre n'est qu'un prétexte parmi tant d'autres. Même si tout était parfait, elle trouverait une raison pour crier, frapper, ou briser quelque chose. Tout cela n'est qu'un fragile bouclier contre une tempête inévitable.
Quand enfin, tout est en ordre, je me tiens un instant au milieu du salon, essoufflée, mais le sentiment d'oppression ne me quitte pas. La maison est propre, mais la tension reste palpable. Chaque meuble rangé, chaque surface nettoyée ne fait que renforcer le vide que je ressens, ce silence si lourd qu'il en devient assourdissant. Je suis seule, encore plus maintenant que tout est immobile autour de moi.
Je monte finalement dans ma chambre, refermant la porte derrière moi, espérant que cela suffira à me couper du reste de la maison. Je m'allonge sur le lit, les yeux fixés sur le plafond, mais mon esprit continue de tourner en rond. Je n'arrive pas à me détendre, la peur de son retour m'empoigne encore, me nouant l'estomac. J'essaye de me convaincre que tout ira bien, que je suis prête, mais je sais que je ne le serai jamais vraiment.
C'est alors qu'une pensée inattendue traverse mon esprit : Alastor. Je me surprends à espérer qu'il vienne ce soir, car aussi terrifiant soit-il, il représente un mal que je peux comprendre. Avec lui, il y a des règles. Il joue avec mon esprit, il essaie de me manipuler, mais il ne me frappe pas, il ne me brise pas physiquement comme elle. Il ne fait que parler, me tester, mais il ne me touche jamais.
Le simple fait de penser à lui m'apaise, étrangement. Ses apparitions sont effrayantes, mais prévisibles. Il est un démon, oui, mais il ne me fait pas aussi peur que ma propre mère. Je sais qu'il reviendra ce soir, que nous aurons une nouvelle discussions, mais au moins, avec lui, il y a un certain contrôle.
Je tourne la tête vers les livres que j'ai ramenés du CDI et le jeu d'échecs posé sur mon bureau. Peut-être que ce soir, je pourrais lui proposer quelque chose de différent, un défi intellectuel pour le distraire. S'il accepte, peut-être qu'il se contentera de jouer.
Mais pour l'instant, je suis seule dans cette maison, avec la peur qui gronde au fond de moi, et cette étrange anticipation qui grandit à l'idée de la nuit à venir. Un mélange de terreur et de soulagement m'envahit à l'idée de revoir Alastor. Pour la première fois, je me rends compte que, comparé à elle, il est peut-être la menace la plus supportable dans ma vie.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top