XXXVIII Nemesis Party

« Madeleine ! »

Je sursautai. J'étais de retour dans le van de Racine, où Blaise Pascal me fixait, l'air contrit. Soudain, je me rappelai avoir laissé mes alliés en plein milieu du premier étage, et m'écriai :

« Combien de temps s'est-il écoulé depuis que j'ai perdu connaissance ? Vous avez sauvé Molière ?

- Environ vingt-trois secondes, et pas encore.

- Alors il n'y a pas de temps à perdre ! Il faut que je retourne à MotorHeaven pour...

- Calmos ! tempéra le philosophe. Tu es toujours inconsciente. »

Je clignai frénétiquement des yeux, de sorte que mon interlocuteur saisisse mon inquiétude.

« J'ai ramené ton esprit face à moi, continua Blaise ; ton corps est toujours dans le magasin. Ton imprudence nous coûte beaucoup, et nous espérons que ton coma ne sera pas de trop longue durée.

- Mais que puis-je faire pendant tout ce temps ? Je veux me battre !

- J'entends bien. Comprends-tu, mon don de voyance ne me permet pas de surveiller tout le champ de bataille en même temps. C'est pourquoi je vais t'initier à la Pensée. Tu épieras les combats de nos alliés et les conseilleras stratégiquement. »

Je n'eus le temps de m'enquérir des contre-indications d'une telle pratique qu'un terrible mal de crâne m'assaillit. Mon cerveau cria à l'agonie jusqu'à ce que ma conscience me parût se scinder en morceaux. L'œil curieux, je m'affalai contre la banquette du van, étalée de tout mon long. Face à moi, quatre images dansaient, quatre bandes-son défilaient. Pascal rit d'aise, tandis que je sombrais dans mes multiples vies.


Le Grand Méchant Loup

L'une de moi apparut en plein milieu de la cour intérieure de MotorHeaven souillée d'encre, juste en face de Charles Perrault. Le conteur, immobile, jaugeait le fier Sganarelle, qui bandait ses puissants muscles. Le célèbre valet avait fait ressortir ses six griffes de serval, prêt à bondir à tout moment. Je laissai s'échapper quelques mots d'appréhension.

« C'est pas le moment, Madeleine, grogna Perrault. »

Il pouvait donc m'entendre... c'est ainsi que la télépathie pascalienne s'effectuait ! En un éclair, les deux adversaires furent au corps à corps. Aussi agile l'un que l'autre, chacun esquivait les coups meurtriers de l'opposant de façon quasi-miraculeuse. Je frémis : un seul coup de griffes pourrait éventrer Charles... mais ce dernier disposait de bien plus de ressources. En effet, une fois qu'il eut évalué la force de son ennemi, le conteur recula d'un pas, et, avant que l'autre pût se jeter sur lui, des mots fusèrent. Aussitôt, les pieds aériens de l'écrivain se chaussèrent de sabots de fer chauffé à blanc. J'entendais la peau du malheureux crisser, bien que ce dernier n'en fît pas cas.

D'un leste coup de pied ferré, il déboîta la mâchoire du personnage, transperçant sa joue au passage.

La plaie ainsi cautérisée prendrait plus de temps à se régénérer. Perrault renchérit derechef en invoquant sa barbe bleue, accompagnée d'un collier serti d'une série de sept clés rougies de sang.

Conscient du danger, Sganarelle fit pousser quatre autres bras sur ses flancs, chacun équipé d'autant de cotes-griffes. Erreur fatale ! Se changer ainsi l'avait déconcentré suffisamment longtemps pour que Charles organise son plan d'attaque. Aussitôt, il projeta son poing en avant, si fort qu'une bourrasque monstrueuse décapa la terre jusqu'à frapper de plein fouet le personnage sans défense.

Je faillis perdre l'équilibre, soudain prise d'angoisse : si cette aptitude m'affectait, c'est que je pouvais être touchée... et tuée, bien qu'immatérielle. Recentrant sur-le-champ mon attention sur l'affrontement, j'aperçus un Perrault changé : sa bouche grandie était parcourue de crocs protubérants (à la manière de la constitution dentaire des orcs), et sa peau rouge fumait abondamment. L'aptitude de l'ogre, le dévoreur d'enfants.

Ainsi paré, le conteur avait su croquer le crâne délicat de Sganarelle alors que ce dernier était encore en pleine voltige. Le personnage avait été freiné par le sol, traîné sur des dizaines de mètres. Des lambeaux de viande noire entiers s'en étaient détaché.

Je courus sur toute la longueur de la cour, de façon à rattraper les belligérants ; gardant tout de même mes distances. La création de Molière s'était relevée, malgré ses pieds démantelés, et se reconstituait en riant frénétiquement :

« Tu ne comprends donc pas ? Je suis invincible ! Rien ne me vainc !

- Tu veux parier ? »

Perrault, joignant ses poings pour une frappe plus destructrice encore, fut arrêté en plein saut par un des huit membres étendus du valet. Non, je ne rêvais pas : en une fraction de seconde, Sganarelle avait aménagé les corps de ses doublons en une posture hideuse. En effet, la face du personnage était désormais recouverte de huit yeux de toutes les couleurs, et chacun de ses membres se résumait à une chaîne de jambes terminées par des mains. Ces longues pattes rattachées à un grand abdomen difforme percé d'ossements nous offrait une parfaite reproduction humaine d'une araignée.

N'attendant pas la mort, Charles s'extirpa de l'étreinte de l'arachnide en lui arrachant quelques doigts. Or, le conteur ne retomba jamais au sol. Sa chemise déchirée par l'arrière le laissait torse-nu. Quatre ailes fines et violettes s'étaient dépliées, d'où tombait une poudre arc-en-ciel. Des ailes de fée. Voltigeant dans les airs avec aisance, Perrault esquiva le vif coup que tenta Sganarelle ; il menait toujours la danse.

Les attaques successives de l'araignée n'aboutirent qu'à des échecs, tandis que le classique brisait patte après patte de la créature, au moyen de sa super-force. Toutefois, l'un des deux combattants était doté de la capacité de régénération, et la supériorité de mon allié s'avérait bien vaine face à ce pouvoir. Ce qui devait arriver arriva : le conteur se fatigua, et, profitant d'un moment de faiblesse, le valet balança dans les airs un lasso fait de tripes diverses. Il fit mouche, et l'écrivain fut aplatit d'un coup. Pour ne pas laisser son ennemi s'échapper, l'araignée sitôt l'entoura de quatre de ses membres, et approcha sa gueule au nez de son captif. Sganarelle ouvrit la bouche, comme pour proférer quelque menace, mais à la place il déversa sur le malheureux Charles Perrault des litres de bile acide et verdâtre, qui rongèrent son épiderme.

L'écrivain hurlait de douleur, impuissant, tandis que je m'affolai : que pouvais-je bien faire pour l'aider ?

Rien. Il était à la merci de Sganarelle le métamorphe. Qu'était-il passé par la tête de Molière, lorsque ce dernier eut l'idée de concevoir une pareille bête ? Je m'effondrai, révoltée contre ma propre bêtise : j'aurais dû le leur dire, à tous, de ne pas sous-estimer les motards. Et nous n'aurions peut-être pas dû nous séparer ainsi. Mais peu importait. Il était trop tard, car Charles mourait.

Mais soudain, lorsque le dernier souffle du conteur fut sur le point de s'envoler, un cri inhumain s'échappa de sa bouche. Toute la chair de son corps se gonfla, cicatrisant les plaies acides, et chaque parcelle de peau retrouvée se couvrit de poils gris. Tous les artefacts merveilleux qui le couvraient disparurent comme ils furent appelés. Des griffes percèrent le bout de ses doigts, lorsque des crocs destructeurs perlèrent sur sa gueule allongée.

En une minute, cet homme était devenu loup. L'animal grogna, l'insecte trembla. J'eus juste le temps de voir ce qu'il restait de Charles sauter. L'onde de choc me saisit et me tira en arrière. Lorsque je me remis, il pleuvait des morceaux de valet. Tout sourire, je m'apprêtais à m'élancer vers le conteur pour le féliciter lorsqu'un bout de chair se mit à remuer au sol. Des artères en sortirent par dizaines, autour desquelles petit à petit se reformait l'ennemi. Il grandit, grandit encore. Mais ce n'était plus une araignée, cette fois. Sans chercher une cohérence dans l'agencement de ses organes, le personnage avait conçu une monstruosité de ses sept corps : un géant de membres et chairs mélangés, sans aucune raison, ni mesure.

« Tu es le premier des sots ! grésillèrent sept bouches en même temps. Quelle que soit ta force, tu ne me viendras pas à bout, s'il reste la moindre petite cellule à dupliquer... »

Le Grand Méchant Loup se contenta d'hurler. Il n'y avait plus rien d'humain en lui. Il n'y avait plus que des mots.


Maître Renard

La deuxième moi atterrit de l'autre côté de la cour de MotorHeaven, là où Jean de La Fontaine, chevauchant fièrement sa baleine bleue fraîchement invoquée, toisait Trissotin - le prince des pédants, dont les aptitudes nous étaient inconnues.

« De quel droit t'introduis-tu dans notre forteresse ? s'insurgea-t-il.

- Du droit de Molière c'est mon ami, clama Jean-Rambo. Et l'ennemi de mon ami. Est mon ennemi.

- Voilà un discours des plus présomptueux : de quel irréelle race prétends-tu descendre pour justifier l'invasion d'un domaine tel que le paradis ? Des motos ?

- De la race de que je vais te péter la gueule, alors descend tout de suite du ciel pour que je t'offre la raclée que tu mérites !

- Si ma nature aérienne te dérange, ô plate créature, ne te plains pas que mes célestes éléments te surpassent, et vise à t'élever toi-même dans des seuils de sagesse dont l'existence t'était inconcevable. Si tu le peux, j'entends.

- Tu vas voir ce qui va s'élever dans ta face.

- Cesse de palabrer, l'exhortai-je. Finis-en au plus vite. »

La Fontaine souffla bruyamment avant de conclure :

« Rien ne sert de courir ; il faut partir à point. »

Ainsi, les deux opposants restèrent immobiles quelques minutes durant, avant que Trissotin ne brise le silence :

« Euh ouais on s'ennuie un peu là. Ça te dit, on se tape dessus ?

- Ah mais carrément.

Ni une, ni deux, le pédant fondit sur le fabuliste, toutes voiles dehors. Et par "voile", j'entends les mille rubans multicolores qui flottaient tout autour de lui. Lorsqu'il sourit, les quinze couches de maquillage qu'il portait se fissurèrent comme un plâtre que l'on brise.

C'est alors que je me rendis compte de la réalité de la situation : quand Trissotin avait paru si ridicule jusqu'à présent, chaque mètre qu'il parcourait en fendant le ciel le rendait plus menaçant. Bientôt, ses bras gantés s'affinèrent et s'aiguisèrent comme les pattes d'un cadavre griffu, tandis que le sourire du pédant lui fendait le visage en deux jusqu'à derrière les oreilles. Tête brûlée, Jean se mit sur ses gardes et se contenta d'une bonne vieille patate de forain au moment de l'impact. C'est alors qu'un étrange événement vit le jour : au lieu de déchiqueter le fabuliste tel un faucon usant de ses serres, le pédant s'était fondu dans le nuage de rubans qui l'entourait ; il n'était plus qu'une nuée de chiffons arc-en-ciel, qui traversa La Fontaine avec dédain, pour se reformer derrière l'écrivain.

Un personnage capable d'une telle détermination n'était pas à prendre à la légère, d'autant plus que... non... impossible ! J'observai avec stupeur les chiffons se contracter pour former - non pas un - mais bien trois tas anthropomorphes. Ces poupées de chiffon taille humaine effectuèrent quelques mouvements spasmodiques. Les bandelettes se délièrent, comme mues par un instinct propre, et Trissotin rit à gorge déployée. Autour de lui, deux nouveaux précieux - des femmes, en l'occurrence - avaient fait leur apparition. La première se chargea des présentations :

« Polyxène, et voici ma cousine Aminte. Pour ne pas vous servir.

- Si y'en a pour un, y'en a pour trois, ricana Jean en dégainant ses poings. »

Sans crier gare, le fabuliste se jeta sur la précieuse la plus proche, mais celle-ci contra le coup : elle psalmodia des mots si abscons, encadrés dans ses structures si sibyllines que toute la perception que j'avais de la réalité se tordit, recouverte de symboles et allégories aussi dénués de saveur qu'inappropriés. Ce sortilège dut fonctionner puisque La Fontaine rata son coup, balançant son poing droit dans le vide. À quoi jouait-il ? Ce n'était pas le genre d'un écrivain de sa trempe que de se laisser malmener par trois personnages, si puissants fussent-ils. Le fabuliste balança encore deux ou trois coups dans le néant, incapable de voir clair au travers du brouillard pédant, puis s'arrêta net.

« Eh bien ! meugla l'une des fausses précieuses. Tu abandonnes donc ? Tu reconnais notre supériorité ?

- Tout au contraire, cingla le classique. J'ai déjà gagné ce combat. »

Je ne comprenais pas... d'une seconde à l'autre, La Fontaine était passé du guerrier bourrin au calme bonhomme, sans raison apparente. La stupéfaction se lisait sur le visage des pédants, qui visiblement n'étaient pas plus futés que moi.

« Depuis tout à l'heure, je ne fais que vous étudier, reprit le fabuliste. Je dois vous remercier, car vous m'avez donné tous les éléments dont j'avais besoin, sans même que j'eusse à user de la moindre petite aptitude. Voyez-vous, ce qui m'a mis la puce à l'oreille, c'est le fait que Pascal ne puisse pas lire en vous. Aussitôt, ça m'a frappé : les secrets ne cachent rien d'autre que les faiblesses des hommes. Alors comme patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, j'ai décidé de vous percer à jour : je vous ai laissé cent fenêtres pour attaquer, autant d'occasions de prendre l'avantage. Mais vous ne les avez même pas vues. Votre secret était aussi subtil que la figure au milieu du nez : tout comme vos discussions, votre style de combat n'est basé que sur les apparences. Jamais vous n'attaquez, ni n'encaissez ; toute votre tactique se résume à l'esquive. Ainsi, je suis tranquille. »

Sur ces mots, Jean de La Fontaine alluma une cigarette et fuma paisiblement.

« Mais comment peux-tu être sûr que nous n'attendions justement pas que tu te relâches à ce point pour te porter un coup fatal ? argua Trissotin.

- Deux raisons : je suis toujours en vie, et votre lâcheté naturelle. »

En quelques mots, le fabuliste invoqua une chaise longue, sur laquelle il s'allongea.

« Alors qu'attends-tu ici, si tu nous crois inoffensifs ? lança Polyxène (bien que son véritable nom fût Magdelon).

- C'est très simple : au moindre signe de décontraction de votre part, j'attaquerai de sorte que vous ne vous releviez pas. Alors vous avez intérêt à rester concentrés. »

Avec un sourire sadique, l'écrivain classique aspecta le visage de ses ennemis, crispés comme jamais. Les pédants immobiles faisaient tout leur possible pour paraître sur leurs gardes, ne se permettant pas le moindre petit clignement d'œil. Je me demandais combien de temps ils tiendraient. Quel coquin, ce Jean de La Fontaine.


Cogito

Le dernier quart de mon esprit finit sa course au chevet de René Descartes, toujours là où nous l'avions laissé. Le mathématicien, reprenant peu à peu son souffle, plaqua son regard dur contre les parois du mur autrefois impalpable. Puis, sans hésiter plus, il s'engagea par un des chemins transversaux. Je ne le suivis qu'avec trop peu d'intérêt, mon attention étant concentrée sur les deux combats précédents. Je n'étais pas habituée à visionner quatre réalités simultanément. J'ai eu tort de ne pas prendre les devants pour avertir le philosophe des dangers à venir, comme l'aurait fait Blaise. Oui, j'ai eu tort.

René était à peine rentré dans une des salles du premier étage du magasin qu'une main sortit d'un des épais rideaux de plastique flou. Ce fut si vif, que le temps que je hurle, la seringue était déjà enfoncée dans le cou de Descartes. Celui-ci réagit avec l'adresse qu'on lui connaît, et tordit aussitôt ce membre mal avisé. Mais le mal avait été fait : quelques milligrammes de cette substance médicale voguaient dans les veines du classique... mais pas le temps d'ergoter !

D'un mouvement leste et précis, René commanda aux rideaux qui se plaquèrent au plafond, découvrant trois frais ennemis en blouse blanche, dont l'un pendait au bout du mathématicien.

« Nous ne partageons décidément pas le même bon sens, railla mon allié. »

Ce après quoi Descartes retrancha la vie du porteur de seringue des bancs de ceux qui peuvent se prétendre en vie, d'un simple coup sur la pomme d'Adam. Enhardis par la mort de leur camarade, les deux autres médecins tonitruèrent :

« Tu es ici dans notre domaine, écrivain ! Tu as tué l'apothicaire, la belle jambe ! Les personnages ont une capacité de résistance aux greffes et autres améliorations quatorze fois supérieure à celle des hommes, alors imagine tout ce que nous avons pu créer en nous. Pour toi, c'est l'heure de la saignée... »

L'aspect de ces personnages me frappa : fringués mi-motard, mi-infirmiers, leurs yeux roulaient sans contrôle dans leurs orbites, au rythme de leurs spasmes frénétiques. Mais le pire était les parties qu'ils avaient bien voulu laisser apparentes : leur chair blanche et fripée était cousue de partout, et des morceaux de ferraille dépassaient par endroits. Des épingles fumantes prolongeaient les ongles d'un, tandis qu'à l'autre les os de la main avaient été retirés. Ce dernier compensait ce manque de moelle en accrochant une scie chirurgicale au bout de sa peau branlante qu'il tournait comme une fronde. Ces zigotos-là n'annonçaient rien qui vaille.

Sans nul effroi, le mathématicien se téléporta à côté du mutilé, et, d'un docte coup de soquette, envoya la main scieuse en pleine carotide ennemie. Le membre ainsi coincé dans les tubes sanguins de son confrère, le médecin tenta de comprendre la situation une seconde durant. Ce fut une seconde de trop, puisqu'une formule spatiale eut vite fait de séparer sa tête de ses épaules, tête qui chut avec un splotch nonchalant, comme plantée au sol sur sa base.

Je m'approchai des cadavres, sur les insignes de cuir desquels je lus : Dr. Filerin ; Dr. Macroton - L'Amour médecin. Quelle drôle de pièce...

« Madeleine, m'interpella le bourreau des docteurs, pour lequel j'étais certes invisible, mais non pas inaudible.

- Oui ?

- Je ne pensais pas que les médecins fussent si tordus chez ce satané Molière. J'ai besoin que tu partes en éclaireur. »

J'acquiesçai, et m'avançai avec prudence. Derrière, des salles de moyenne taille défilaient, pour la plupart encombrées d'étagères pleines de feuilles et médicaments divers. En revanche, aucune trace des médecins. Quoique... suis-je bête ! Ayant entendu les atroces bruits du premier combat, tous les docteurs s'étaient regroupés dans la dernière salle. J'y pénétrai, et observai ces fébriles créatures frémir sous le coup de l'attente de leur mort assurée. Au fur et à mesure que mes observations se précisaient, j'en faisais part à Descartes, le seul à pouvoir réellement m'entendre. Il restait cinq thérapeutes à neutraliser, dont je listai les noms badgés : Tomès, Des Fonandrès, Bahys, Purgon et Diafoirus. Ce dernier me semblait être le plus dangereux. Tiré du Malade imaginaire (du moins c'est ce que m'apprit sa blouse), ongles rongés jusqu'à l'extinction, le gros homme de sciences patientait, une pince dans une main et une tasse de café dans l'autre. À ses côtés, les quatre confrères maniaient divers instruments médicaux, greffés ou non à leur peau. On aurait pu entendre une mouche voler. Tous étaient adossés à une table de dissection large comme deux Molières (c'est-à-dire très large), jonchée par quelques organes pourrissants.

Une fois que mon compte-rendu fut fait, je m'en retournai vers René, qui finissait de considérer ses options stratégiques.

« Hum... glapit-il. Je pense que mes mots les plus adaptés ici seraient ceux de La Dioptrie ; un manuel d'optique que j'ai rédigé il y a des candélabres.

- Et que te permet-il de faire ?

- De la lumière, sous toutes ses formes. »

Seulement informée de ces quelques phrases, j'observai l'auteur classique parcourir toutes les pièces vides de monde, jusqu'à ce qu'il se poste à l'entrée de la salle de dissection, bien en vue des cinq adversaires. Ceux-ci se levèrent, abasourdis par l'audace du visiteur, et furent sitôt en position de combat.

« Pauvre fou ! s'écria M. Diafoirus. Ne sais-tu pas que... »

Descartes avait chargé si vivement que seules quelques images de lui parvenaient à nos yeux, comme un corps défiguré par une vitesse inhumaine. C'est alors que de ses mains luisirent des bâtons de lumière rouge ; des sabres laser. Sans laisser le temps aux médecins d'apprécier ces bijoux physiques, le philosophe virevolta, tranchant membre après membre. M. Bahys, sectionné en six morceaux, s'étala au sol. Je ne reconnaissais que trop bien le tic tac significatif qui se dégageait de son ventre. J'alertai Descartes du danger avant que la bombe implantée n'explose, emportant au passage M. Purgon.

M. Des Fonandrès brandit sa purgative machette vers la tempe du membre de l'Alliance Classique. Je m'attendais à ce que l'auteur l'évite aisément, mais il n'en fut rien : pris de tremblements soudains, René chancela. C'est pourtant ce mouvement incertain qui lui sauva la vie ; il ne fut qu'entaillé au niveau du front.

C'est alors que je remarquai un étrange dispositif enfoui tout au fond de la salle... sur une grosse armoire d'acier, un cadenas en forme de fleur semblait sautiller sur lui même. Cinq des huit boucles de fer qui formaient les pétales du loquet avaient sauté. Sur ma gauche, Descartes mit un terme à la méprisable existence de celui qui l'avait blessé. Une autre des boucles du cadenas se défit. Une autre encore quand M. Tomès lâcha son dernier râle. Et quelque chose... oui, quelque chose semblait tambouriner dans l'armoire, quelque chose de monstrueux... de médicalement incorrect. Cette pensée avait à peine titillé ma lente cervelle qu'un bruit de quelqu'un qu'on égorge s'échappa du dernier médecin qu'on égorgeait. M. Diafoirus s'écrasa par terre.

C'est alors que je me souvins des paroles de l'agonisant, dans la cour :

« Mais lorsque vous serez là-bas, si vous n'êtes pas morts avant, prenez bien garde à... »

À ça. Le dernier crochet-pétale se détacha, et le cadenas chut avec fracas. Nous pûmes entendre les ronflements de la bête qui sommeillait au derrière... ou plutôt les vrombissements. Oui : cette chose rugissait comme un moteur. Les portes de l'armoire volèrent en éclat, et l'aspect de ce mystère nous fut dévoilé : c'était un grand homme, haut de trois mètres au moins. Sa musculature faite de guirlandes de biceps tissés entre eux, couplée à des ajouts métalliques conféraient une forme délicatement monstrueuse à ses membres. Des pots d'échappement crachaient une fumée noire à ses épaules. Une boîte de vitesse ornait son torse greffé de cuir noir où avait été inscrit : Argan, le malade imaginaire. La création ultime des motards de Molière : un homme-moto.

Argan dressa le guidon qui faisait office de mono-sourcil, et, d'une voix sans équivoque, il dit :

« Roar, momomomomomo, roar, vroum, vroum, vroum, criiiiiiii ! »

Impressionné par la taille de son nouvel adversaire, et toujours déstabilisé par le produit de l'apothicaire, Descartes ne put que reculer face à une telle abomination. Sans crier gare, l'hybride sauta, trouant le sol au passage, prêt à écrabouiller le philosophe sous son poids colossal. Reprenait tout à coup la vigueur de ses réflexes habituels, René se téléporta au dessus de la bête, et lui asséna un coup mortel à la nuque. Aucun effet. Ou plutôt si, mon allié se tordit la main contre une plaque de fer introduite sous la peau d'Argan. Comprenant que de simples coups n'en viendraient pas à bout, les sabres lasers furent à nouveau dégainés. Papillonnant inlassablement, une pluie de coups dévastateurs taillada la créature, qui poussa un cri de moteur désespéré (le cri, pas le moteur).

Mais l'homme-machine, plus ingénieux que les médecins, laissa cette mouche flâner autour de lui et amocher l'extérieur sans jamais toucher ses fonctions vitales. Je voyais des compteurs s'actionner partout sur sa peau... Argan calculait, mais quoi ?

Soudain, le bras du monstre chopa le mathématicien en pleine téléportation, et, de sorte que sa proie n'ait pas l'occasion de s'échapper encore, il serra le poing et pressa l'homme comme un citron.

Mes oreilles s'assourdirent un instant, devant l'horreur de la situation. Les yeux de Descartes avaient sauté à l'extérieur de leurs orifices, et une bouillie de tout le superflus de son corps s'était épatée contre le carrelage froid. Tous ses os avaient craqué d'un coup. L'allié était brisé. Dégoûté par la facilité de sa victoire, Argan laissa la carcasse choir.

C'est alors que mes yeux mouillés de larmes aperçurent des traits de lumière rouge partir en tous sens depuis le corps du vaincu. Je n'en croyais pas ma cornée : même dans son état actuel, il invoquait encore des vecteurs qui redressaient peu à peu son corps, mis en mouvement par la seule force de la géométrie. Alors, comme si rien de tout cela ne se fut produit, l'écrivain s'épousseta les manches, et, avec une présomption qu'on lui pardonnera aisément :

« En voilà un adversaire à ma mesure ! Mais fini de jouer. Il y a eu la Géométrie, la Dioptrique. Il est temps de vous montrer les Météores. »

René Descartes fut enveloppé d'une fine couche de braises, qui peu à peu s'épaissit pour le recouvrir entièrement. Cet homme de magma incandescent contempla son adversaire encore une demi-seconde. Puis il n'y eut plus d'adversaire. Ou du moins... peut-on qualifier ainsi quelques bouts de viande cuite servis sur des plateaux de fer fondu ?

La lueur du savoir s'affaissa. Je me jetai sur le classique pour l'aider à tenir debout, mais mes mains passèrent au travers de lui. Pleurant à chaudes larmes, je murmurai :

« Merci... merci pour ton aide. »

Les restes de Descartes eurent un rictus, avant de répliquer :

« C'est proprement ne valoir rien que n'être utile à personne. »

Je ris, bêtement.

René ferma les yeux.

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