XXXVII Cent Valets pour une Dame

J'avançai de deux pas, et piochai au hasard dans le sol de sang. J'en retirai un personnage découpé en deux par le nombril, qui agonisait en gémissant depuis tout à l'heure. Je le portai jusque devant moi, faisant fi des organes qui sautillaient comme un pendule.

« Où avez-vous mis la moto de Molière ? gueulai-je, secouant le malheureux.

- Je... euh... »

Un morceau de son foie se détacha et tomba au sol.

« Vous n'y arriverez jamais.

- Où est-elle ? Où se trouve Armande ? Réponds !

- Au deuxième étage du magasin B, tout en haut. Mais si vous voulez l'atteindre, vous devrez traverser le terrible dortoir des valets, l'innommable domaine des médecins, pour arriver à la cave aux motos légendaires, où nous gardons tous nos modèles les plus puissants.

- La cave se situe au deuxième étage ?

- Oui. »

Le personnage était noir du sang de ses frères massacrés. Pendant qu'il me parlait, l'un de ses yeux commença à s'effriter.

« Mais lorsque vous serez là-bas, si vous n'êtes pas mort avant, prenez bien garde à... »

La création de Molière se tut. Sa cage thoracique venait de craquer de toute part, explosée par un diodon gonflé à bloc qui chut en riant. Je n'eus pas à relâcher le personnage qui tomba en feuilles entre mes mains.

« Vous avez tous entendu ? Clamai-je à l'attention des Alliés. Tous en route vers le dortoir des valets !

- Je pense que c'est de là que venait Sganarelle, spécula Pascal. D'autres créatures surpuissantes doivent s'y terrer.

- On passe, on casse, ordonnai-je. »

Le magasin B correspondait à l'hémicycle Sud du magasin, où nous nous rendîmes aussitôt. Sganarelle tenta de nous en empêcher, mais Perrault lui lança une petite pantoufle de verre sur le museau. Le Gangster supérieur prit la mouche, tandis que nous atteignions la large porte du magasin.

« Prêts ? »

Oui.

Une vague sonique fit voler la porte en éclats, derrière laquelle René Descartes nous attendait déjà, fier de ses aptitudes de téléportation. Au delà, je frissonnai à la vue de cent pages et suivantes. Leurs yeux brillaient d'un éclat malsain, tandis que des armes de toutes sortes pointaient de leurs costumes de cuir. Un regard vers mes coéquipiers me suffit. Ils étaient prêts.

Lully lança un incompréhensible cri de guerre, et nous nous engouffrâmes tous les cinq dans les entrailles du magasin. J'assistai alors à un carnage encore plus mémorable que le précédent :

Tandis que je courais comme une dératée en direction des escaliers menant à l'étage supérieur (qui avaient bien entendu été positionnés à l'autre bout du grand hall), je voyais Racine qui parcourait MotorHeaven en sautant de tête en tête. Le tragédien utilisait pouvoir après pouvoir, tantôt répandant des nuages de gaz empoisonnés (conservés dans son corps par mithridatisation), tantôt faisant de son glaive la plume que l'on trempe dans des encres croisées, Jean finit sa course altière en crachant une boule de mots, qui, une fois éclatée au sol, grossit comme un abcès monstrueux. La chose crût encore, jusqu'à ce que la montagne humide se perce et vomisse une titanesque bête, dragon-taureau aux écailles jaunasses, qui crache la peur. D'une volée de sa croupe démesurée, le monstre abattit un rang entier de malheureux. Leurs minables flingues ne perçaient pas la carapace de l'apparition, et les inconscients qui tentaient de le neutraliser finissaient empalés dans les cent cornes qui la parcouraient.

Jaloux de l'avance que son rival prenait, Pierre Corneille leva les bras en l'air tout en prononçant une surpuissante formule.

« Il s'agit de l'aptitude d'Alcandre, le magicien de L'Illusion comique, me prévint Pascal.

- Et que font ses mots ?

- Des illusions. Comiques. »

Aussitôt, plusieurs ennemis se frottèrent les yeux, et, avec fureur, se ruèrent les uns contre les autres jusqu'à ce que leurs dépouilles poisseuses jonchent les étals.

« Euh... je ne vois pas trop où est le comique là-dedans... confiai-je à Blaise.»

Sans réponse.

Je regardai les valets tenter de fuir, égarés dans un inhumain charnier. La plupart avaient les oreilles ensanglantées, rendus sourds par les cruels soins de notre musicien. Rien ne pouvait nous arrêter. Enivrée par la sensation de pouvoir, je me surpris à tirer une bille foudroyante sur une suivante dont le couteau s'approchait légèrement trop près de ma gorge. Son crâne se décapsula dans la seconde, et la pitoyable créature s'étala sur le carrelage froid. Je m'apprêtai à faire foudre une deuxième fois lorsque Descartes me tira la manche. Nous avions atteint le bout du dortoir des valets, là où le sage escalier nous attendait. Le dramaturge-hippie fut le dernier arrivé, poursuivant toujours sa randonnée aérienne sur les divers pneus accrochés sur des ficelles (un type de décoration tout à fait habituel dans les magasins de motos réhabilités en oppidum).

Nous escaladâmes les quelques marches qui nous séparaient de l'étage suivant, pour arriver face à une toute petite salle aux multiples issues. Je grognai de dépit : là où le dortoir était un large hall dégagé, ce premier étage multipliait les minuscules pièces, de façon presque labyrinthique.

René dut comprendre mon exaspération, puisqu'il proposa aussitôt sa raisonnable solution :

« Nous ne pouvons pas nous permettre de visiter chaque compartiment de l'étage, ce serait perdre trop de temps. Je vais vous créer un passage menant directement au bout du domaine des médecins. En revanche, je ne pourrai pas me déplacer ce faisant.

- Tu es sûr ? s'inquiéta Racine. Si nous nous séparons...

- Je vous rejoindrai par le chemin conventionnel, objecta le mathématicien. Même s'il faut affronter mille docteurs pour cela.

- Fais attention, dis-je.

- Vous autres littéraires, vous avez tendance à sous-estimer le pouvoir que procurent les mathématiques et la philosophie... et plus encore lorsque ces deux sciences se combinent. Pour moi, la matière et le temps sont plus modelables qu'un morceau de fil de fer. »

Puis René leva son annulaire. Un tunnel de lumière rouge se forma autour de nous, droit jusqu'au mur qui nous faisait face. Avec une pleine assurance, Lully, Corneille et Racine plongèrent dans le plâtre comme si c'eût été de l'air. Plus hésitante, je m'approchai de la paroi blafarde, et la touchai d'un doigt, sans rien sentir. Après un dernier coup d'œil sur Descartes, tremblant de concentration, je traversai le mur avec une facilité déconcertante. Au delà, les artistes avaient déjà fait le ménage de quelques deux médecins, dans ce qui semblait être une sorte de vestiaire. Les salles défilèrent, sans que nous rencontrassions âme qui vive. Finalement, je sortis du dernier mur de la dernière pièce sans avoir eu à me défendre de personne.
Je m'apprêtais à gravir l'escalier qui se présentait dans mon champ de vision lorsqu'une bouteille y fit irruption. Je ressentis une vive douleur, puis tout s'obscurcit.

Nom d'une pipe en brique. J'avais été assommée comme une débutante. Bon. C'est pas comme si c'était la première fois que je perdais connaissance au cours de cette aventure.

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