XXXV Aux portes du paradis
Le van de l'Escouade Éponyme racinienne se gara au parking de l'hypermarché jouxtant notre cible. Les sept combattants de terrain sortirent du véhicule, tandis que Pascal restait dans le fourgon pour assurer nos arrières. Nous nous postâmes en face de la forteresse qu'était devenue MotorHeaven, d'où l'on voyait des dizaines de gardes balayant les alentours munis de projecteurs géants.
Je tournai la tête vers Lully.
« Envoie la musique. »
Jean-Baptiste afficha un sourire carnassier avant que, comme sorti de mille enceintes, un son de guitare électrique transperce la nuit de Lille à Nice.
https://youtu.be/pAgnJDJN4VA
Je pouvais déjà sentir la curiosité naître dans les oreilles des gangsters lointains. Racine clama :
« J'ai été historiographe de Louis XIV durant de maintes années. Voyons quels tours j'en ai tiré. »
Soudain, le poncho du hippie s'illumina comme une boule à facette d'or, comme une lampe surpuissante, comme un soleil. La lumière se propagea à la peau de Jean, et bientôt le bougre brillait des pieds jusques au bout du joint. Tout cela commença indubitablement à crépiter, à s'étendre, à lancer de sa grandeur partout où l'obscurité baignait le paradis des motards. Les premiers feux d'artifice volèrent de partout, peignant le ciel d'or et d'azur, aveuglant tous ceux qui oseraient nous regarder dans les yeux. Nous nous mîmes en ligne, le regard décidé, amusé ou psychédélique, et fîmes le premier pas. Les autres suivirent comme de raison ; nous progressions vers notre destin, vers les motards, et vers la baston.
La musique était tant assourdissante que je ne m'aperçus qu'on nous tirait dessus qu'au moment où Charles Perrault attrapa une balle de fusil en plein vol, et la croqua comme un ridicule pop corn. Je m'en rendais compte désormais : nous étions sept écrivains contre une centaine de personnages. Sept dieux contre une poignée de mortels.
« Correction, m'interrompit Pascal : Molière a créé pas moins de deux cent quatre-vingt-quatorze personnages uniques, sans compter les autres qui sont des groupes de clones, des troupes. Vous êtes sept contre cinq cents. Amusez-vous bien. »
Ce chiffre m'aurait impressionnée si Jean de La Fontaine ne venait de jeter un caddy cent mètres plus loin et quinze plus haut, frappant dans le mille une mitrailleuse et un motard un peu trop généreux en balles. Nous continuâmes notre marche silencieuse jusqu'à l'entrée du supermarché pour deux-roues, marquée par des pylônes rétractables pour empêcher les gros véhicules de s'introduire dans la cour intérieure du magasin la nuit. Or, minuit avait sonné, et six poids lourds étaient sur le point de défaire toute l'armée de Molière.
Un seul biker nous barrait la route, le seul assez fou pour être resté juste à l'entrée. Pierre Corneille arracha un pylône qui atterrit dans la tête malheureuse du contrevenant. Nous avions pénétré dans l'enceinte de MotorHeaven, face à d'innombrables têtes motardes curieuses.
Une masse compacte d'hommes et femmes tout en cuir, armés de la tête aux pieds, s'agglutina juste devant nous. Ils étaient tous des clones de quatre ou cinq modèles au maximum, certains portant des violons, d'autres des masques, des costumes de paysans. Lully s'avança vers leur meneur, troublé. Il murmura :
« Vous ? Mé ié vous croyé perdou à tout jamé... c'é donc Molière qui avé gardé vostra trace. »
Puis, à nous :
« Cé sont les personnagi des comédies-ballé, ceux que j'ai chorégraphié de ma mano ! C'est à moi dé m'en occouper.
- Fais toi plaisir, souhaita le Racine chatoyant. »
Lully augmenta le son, tellement que les trois bâtiments de MotorHeaven tremblaient sur leurs fondations. Il leva le poing, comme pour donner un coup destructeur. La basse retentit encore, et le compositeur secoua ses bras. Il enchaîna avec une suite de mouvements tous plus époustouflants les uns que les autres, dansant sur les mains, sur le nez, sur les pieds avec une souplesse à en décrocher un chewing-gum. Il revint en position initiale, et murmura :
« Vediamo come si danse, ragazzi. »
Je me baffai le front de stupeur : une seconde passa, et, tout d'un coup, toute la foule de personnages s'était mise à danser la même chorégraphie, tout aussi irréaliste que celles qu'effectuait sans cesse Lully, plus sérieux que jamais. Le plus grand flashmob littéraire de l'Histoire.
« Hecto à l'Alliance, lança le télépathe aux six non-danseurs éberlués.
- Pas besoin de nom de code, Blaise. Je pense que ta connexion mentale est plutôt sécurisée.
- Écoutez bien, Lully a trouvé la méthode parfaite pour distraire les musicos de chez Moly. Profitez-en pour vous frayer un chemin jusqu'à la pri... »
Pascal ne termina pas son message mental. En effet, la musique s'était soudainement arrêtée, et tous, personnages comme écrivains, avaient les yeux rivés sur le leader des danseurs ennemis, dont le cadavre dégoulinant d'encre était coincé sous une huître géante.
« Désolé, s'excusa La Fontaine. C'était trop tentant. »
« Ah c'est comme ça ? s'indigna un clone de paysan. Puisque vous ne voulez l'affrontement artistique, qu'il soit meurtrier ! À mort ! »
Racine cessa de briller, l'heure n'était plus aux apparences. Nous formâmes un cercle, pour n'avoir aucun angle mort. Les motards installaient des mitrailleuses sur les toits, on allait bientôt être canardés. Quant à ceux de la cour intérieure où nous étions, ceux-là sortaient poignards, couteaux, pistolets et matraques.
J'inspectai tour à tour les héros qui se préparaient à la baston, comme une caméra tournoyante. Lully concentra tant d'ondes mécaniques dans la paume de ses mains qu'elles prirent une apparence instable, tandis que Perrault vit ses bras se recouvrir de ronces, quand Jean de La Fontaine pointait ses canons bestiaux vers la foule en hurlant puissamment. De leur côté, les yeux de Descartes brillèrent d'un rouge puissant, faisant léviter tout un paquet de cartes à jouer autour de l'Alliance Classique. Racine et Corneille observaient la scène en riant, bras croisés chez l'un et pétard toujours aux lèvres chez l'autre.
« À qui le tour d'être mauvais-cul, maintenant ? ricana le cow-boy. »
Cris de guerre, les ennemis couraient droit vers nous. Le premier sauta, lame en avant, et fut éventré par un castor tout frais sorti des fusils d'assaut du fabuliste. Des vagues soniques éclataient les chairs de toute part. J'entendis les mitrailleuses chauffer, les colts d'un cow-boy tirer, des ronces déchirer des os. Un véritable bain de sang, comme Molière ne m'en avait encore jamais montré.
Mitrailleuses en marche ! J'épiai les terribles jets de mort qui en sortaient, et constatai qu'aucune balle n'atteignait sa cible, bloquée par les cartes à jouer qui se téléportaient instantanément là où on avait besoin d'elles.
« Et ce n'est pas tout, me confia René. Les mathématiques regorgent de bien des astuces... »
Un des rectangles de carton se posta face à moi, et, sans prévenir, cracha autant de plombs que l'armée de cartes entière en avait absorbé. L'immense mur de fer rasa sans peine quatre rangées d'ennemis avant que Descartes ne retourne les projectiles contre leurs propres lanceurs. Les mitrailleurs autant que leurs armes furent anéantis.
« Ce n'est que de la chair à canon pour Tartuffe, nous confia Pascal depuis le van Volkswagen. Les réels motards, dotés de pouvoirs, et les Gangsters supérieurs feront bientôt leur apparition. Ne les sous-estimez pas, et surtout : ne gâchez pas vos mots. »
Facile à dire, pour moi qui n'en possédais pas. Je pressai mes alliés : nous devions atteindre le bâtiment d'administration au plus vite ! Perrault, entre deux boules de feu vert lancées, me tendit sa peau d'âne.
« Pour quoi faire ? lui demandai-je.
- Te protéger.
- C'est solide au moins ?
- Je veux ! L'âne qui la portait crottait des écus. »
Sans vraiment voir le rapport, j'enfilai le vêtement. Tout à coup, un biker éborgné sortit d'un tas de cadavres, poignard à la main. Il visait mon cœur. Impuissante et sans réflexes, je me contentai de fermer les yeux. Un craquement malsain se fit. Étrange... je n'avais pourtant pas mal. Mais alors...
Je fis de nouveau face à la réalité. Le corps sans vie de mon agresseur pendait devant moi, la moitié du crâne à demi-arrachée par la tête évidée de l'âne qui me servait de couvre-chef. La bête décédée hurla comme un possédé, avant d'envoyer le bougre se redécorer dans les larges et pointus restes d'une vitre brisée. Je pataugeais dans l'encre et les organes en décomposition papetière, sans compter les divers animaux parlants invoqués par le Rambo parisien, les armes, vêtements des victimes et diverses ronces. Tous ces mots... toutes ces vies, ces heures passées à créer, écrire, sentir, jouer dans un autre siècle et tous ceux qui ont suivi, tout cela se changeait en de la boue noirâtre face au déchaînement d'une poignée de penseurs.
Déjà les Alliés se dispersaient, tous aussi invincibles les uns que les autres. Je restai au près des deux seuls à se tenir immobiles et groupés, à savoir Lully et Racine, le premier parce que son pouvoir avait une portée plutôt illimitée, le second à cause de son simple choix d'oisiveté.
« Qu'attends-tu pour te battre ? l'interrogeai-je.
- J'ai parié avec Corneille que j'en tuerai plus que lui. Je lui laisse trente d'avance, après je me mets au boulot, pour bien lui démontrer son infériorité.»
- À combien en est-il ?
- Seulement vingt-trois. Mais il n'a utilisé que ses colts, aucun pouvoir. Il se fiche de moi. »
J'étais exaspérée. Ils prenaient tous ça pour un jeu, pour une petite récréation originale. Tenaient-ils réellement à sauver Molière ? Je tournai la tête, spectatrice du sinistre tableau d'un Jean de La Fontaine projetant guêpe après hippopotame dans une foule apeurée. C'est alors que le mur d'un des hémicycles du supermarché vola en éclat, transpercé par une énorme masse que la poussière de bâtiment m'empêchait de distinguer. Ça traversa toute la cour à une vitesse faramineuse, faucha La Fontaine et s'écrasa contre le mur du deuxième demi-cercle, encastrant pour de bon le fabuliste dans le mur.
Nous nous retournâmes tous d'un coup. Le premier véritable ennemi faisait son apparition.
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