XXXIX Saut de l'ange
Les trois vies que je passais au combat furent brusquement interrompues, et je sentis une âpre fumée me brûler la gorge. Je voulus ouvrir les yeux, mais des relents acides attaquaient ma cornée à chaque battement de cil. Je roulai au sol, suffocante, rampant misérablement à la recherche de quelque issue. Fort heureusement, ma main finit par sentir l'air frais, et je me ruai à l'extérieur. Quand la douleur se fit moins forte, je repris l'usage de mes sens. J'étais acculée contre l'asphalte nocturne, et Blaise Pascal crachait ses poumons à mes côtés, apparemment tout aussi stupéfié.
Quelqu'un avait lancé une bombe lacrymogène dans le van racinien ; ce quelqu'un plaça sa botte de cuir sur la tête du penseur, et, victorieux, clama :
« Monsieur, vous êtes en état d'arrestation.
- Vaurien, cracha le classique, la mâchoire écrasée.
- Appelez-moi plutôt Commissaire Loyal. »
Ils ne pouvaient pas me voir, seul mon esprit accompagnait notre allié. Incapable de se battre, Blaise tenta de fuir, mais fut rattrapé aussitôt par la meute de gardes et soldats qui jouxtait le commissaire. Tartuffe avait placé ses pions au bon endroit ; il nous épiait et s'était préparé à cette attaque. Quelle sotte je faisais face à un maître manipulateur, l'Hypocrite en personne ! Les personnages, armés de matraques, rossèrent notre stratège jusqu'à ce que ce dernier s'écroule, inconscient.
Et je perdis quelque chose, je ne sais comment le dire... je me sentis comme vidée d'un coup. Et tout redevint noir.
Je m'éveillai lentement, sommeilleuse, tandis que trois paires d'yeux me zieutaient avec empressement.
« Ravi de te revoir parmi nous, s'enjoua Racine, voilà vingt minutes que Pascal ne nous donne plus de nouvelles de ton esprit. Nous t'avions cru perdue.
- Ils l'ont eu, répliquai-je tristement.
- Qui a eu quoi ? s'enquit Corneille.
- Des personnages de Molière sont venus jusqu'au van et ont capturé Blaise. Je n'ai pas pu les en empêcher.
- Qu'est-il advenu de notre ami ? »
Je secouai la tête. Qu'est-ce que j'en savais ? Il était peut-être mort à l'heure actuelle. Oh, et puis zut ! Plus rien n'avait de sens, depuis que Molière n'était plus là. Je n'ai jamais su diriger une guerre. Comment aurais-je pu en avoir déjà eu l'occasion, après tout ? Je me remémorai quelques instants les histoires que je me racontais lorsque je passais mes nuits à marcher, lorsque la littérature n'était qu'un mot parmi tant d'autres. Et je regrettais ce temps, où tout était plus simple. Le défi me dépassait de loin, et même mes légendaires auxiliaires se faisaient submerger par les impitoyables sbires de Tartuffe.
Je fus extirpée de mes sombres pensées par un mélodieux cri. C'était Lully, qui jouait du violon invisible. Racine et Corneille l'écoutaient, tout aussi mélancoliques. C'est alors que je m'aperçus du décor dans lequel on m'avait transportée : le deuxième étage du magasin MotorHeaven, la cave aux motos légendaires. Ébahie, je me levai et m'en allai contempler l'un des cent modèles exposés dans ce hangar désert. C'était une magnifique 1500 cm³ rouge vif, dont la carrosserie avait été spécialement enchantée pour prendre feu à une certaine vitesse, imprimant pour l'éternité le passage de ses roues ardentes sur le goudron. La suivante présentait un lion en tête de proue ; thème certainement inspiré du rugissement que son moteur exagérément puissant devait produire. Une autre lançait la foudre tout autour d'elle ; certaines étaient équipées de lance-roquettes et autres grenades à fragmentation ; d'autres encore connaissaient des formes exotiques pour un nombre de roues variable - je butai contre une moto invisible (mais bien présente). Ce génial fourre-tout d'inventions d'un motard magicien m'émerveillait... mais pas une trace d'Armande.
« Où est la moto de Molière ? demandai-je à l'attention des écrivains.
- On a cherché partout, se plaignit Corneille. Rien qui y ressemble.
- Mais l'avez-vous seulement appelée ? »
Les classiques m'offrirent un regard interrogateur. Je plaçai deux de mes doigts dans ma bouche, et sifflai de toutes mes forces. Aussitôt, j'entendis l'appréciable ronronnement du moteur de la Harley, qui sortit d'un rang avec docilité. Les dramaturges, stupéfiés, la contemplèrent comme il se doit.
« Peux-tu porter quatre personnes ? »
Elle dit oui.
« Alors allons-y. »
Nous montâmes sur le toit, face à la tour d'administration. L'air puait le papier qui brûle. La nuit flamboyait tout autour, dans ce cirque gangrené de lampadaires. Et nous allions sauter sur le toit du paradis, le briser, créer la brèche par laquelle nous réduirons le plan de Tartuffe en poussière. Nous montâmes tous sur le dos d'Armande, qui souffla d'effort. Nous rîmes devant le ridicule de notre position, chacun s'accrochant à ce qu'il pouvait pour ne pas s'envoler à la première occasion. Je fis signe à notre monture que nous étions prêts. Ses réacteurs et ses ailes se déployèrent ; un geyser de feu nous propulsa à une vitesse terrifiante en plein là où seuls les oiseaux et les anges étaient chez eux. Et nous montâmes, montâmes et montâmes jusqu'à ce que le paradis motorisé ne soit plus qu'un point doré dans la mosaïque des phares de Paris. Le nez de la Harley s'allongea jusqu'à devenir une pointe destructrice, et, ainsi retournés vers la terre, nous nous laissâmes porter par la gravité. Les coups de vents furent bientôt une tempête insoutenable. Je sentais nos corps siffler en fendant les nues, les doigts constamment sur le point de s'arracher du guidon.
La chute dura plus que de raison. Chaque seconde, la distance qui nous séparait du toit diminuait de moitié. Ce fut bientôt un quart, un huitième, une poussière de hauteur. Un bruit de collision. Fort comme un dieu qui brise les oreilles. Une nuée de poussière qui s'abat. Des cris de Racine, Corneille, Lully, moi. Et les cris d'une autre.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top