XXXIII Enfantillages


« Donc, lista Blaise Pascal, nous avons proposé à Mignard, Poussin, Fénelon et Vauban, tous ont refusé de faire partie de notre nouvelle Alliance de sauvetage. Le suivant est Bossuet...

- N'éssée méme pas, avertit Jean-Baptiste Lully en secouant la tête.

- Enfin, râla Racine, on ne va tout de même pas attaquer ce bastion Biker à quatre, ce serait ridicule.

- C'est pour cela qu'il nous reste trois personnes sur la liste, continua le Penseur, que j'ai gardées pour la fin, car elles seraient... les plus dures à gérer.

- Qui né tente rien n'a rien.

- Allons les voir, dans ce cas, exhortai-je. »


Le Conteur


J'étais partie seule avec Blaise jusque devant une porte grise d'un des étages supérieurs du Soi-Roleil. Pascal frappa par seize coups d'affilée, et attendit que la réponse se fit :

« Tire la bobinette et la chevillette cherra ! clama une étrange voix d'homme. »

Blaise apposa sa main contre l'antique poignée, et m'avertit :

« Charles est un excentrique, que des séquelles de guerre ont rendu instable. Il a totalement remodelé son appartement, qui se trouve dans une dimension alternative, une métaphore.

- Oh non ! Pas encore !

- Ne t'inquiète pas, nous n'y resterons pas longtemps. »

Il poussa la porte. Aussitôt, une bouffée d'humidité me saisit. Je rentrai dans la chambre de l'éventuel futur allié, et le sol carrelé se jumela avec la froideur pourrissante d'un parterre de forêt. Par-delà les murs de l'appartement, nous devinions des dizaines d'arbres géants qui poussaient avec tranquillité dans cet autre monde, où une simple habitation se mêlait à un décor forestier. Quelques meubles parsemaient la plaine sylvestre. Curieuse, j'en ouvris un et en sortit un habit d'enfant. Un petit chaperon rouge.

« Elle est morte depuis des lustres, la gamine, précisa la même voix qui nous avait invité à entrer. »

Je sursautai quand je vis un grand homme sortir du sol en me tendant la main :

« Bien le bonjour, mademoiselle. Charles Perrault, conteur et chef de file des Classiques Modernes, à votre service. »

Je lui serrai la main tout en observant ce curieux personnage : vêtu d'une peau d'âne par dessus son survêtement, le conteur avait tout de l'hurluberlu prédit par Blaise.

« Que me vaut cette visite ? s'enquit-il.

- Tu n'es pas sans savoir qu'en dehors de la métaphore féerique où tu es désormais reclus, notre ancien ami Molière parcourt les routes à dos de moto, répondit Pascal. Or, ses créations ont réussi à acquérir plus de pouvoir que lui, et en ont profité pour le capturer. J'ai pensé que ton honneur serait grand à participer à son sauvetage. »

Charles Perrault soupira longuement, avant de répondre :

« Non, mon bon Blaise. Non, j'ai arrêté de me battre depuis trop longtemps pour reprendre maintenant. Je préfère rester ici chasser le loup qui a encore tué tous mes personnages ce mois-ci.

- Même Racine est prêt à délaisser sa paix pour sauver son ami, argumenta le Penseur, pourquoi pas toi ?

- Je suis las de tout ce qui concerne l'extérieur. Ma métaphore est bien plus importante à mes yeux.

- Comment ? m'emportai-je. Trop de classiques ont déjà refusé et pendant ce temps, dans la réalité, un homme se fait torturer par ses propres créations ! Passe que vous n'en ayez pas l'envie, mais la force ? Vous dont les mots sont chaque année lus par des millions d'enfants, vous dont la force littéraire dépasse de loin celle des dramaturges, vous ne pourriez-pas ? Cessez deux minutes vos enfantillages et pensez qu'il serait temps d'aller de l'avant ! »

Je me tus enfin, calmée. Charles Perrault s'était raidi à ma dernière phrase... j'avais touché un point sensible. Sec comme une sèche lyophilisée, le conteur s'avança jusqu'à se coller contre moi. Je levai la tête et aperçus avec effroi qu'une barbe bleue poignait sur son menton, et que ses lèvres retroussées laissaient apparaître d'énormes dents d'ogre.

De son côté, Pascal observait la situation, toujours impassible, tandis que je manquais de me faire croquer par ce monstre féerique. Finalement, Perrault revint à lui et cracha :

« Bien, impertinente ! Puisque je me dois de combattre, parce que ma force est une entrave à ma liberté, j'irai trouver cet ami, je lui ôterai chaque chaîne sous laquelle on ait pu l'ensevelir, je lui torcherai les fesses et lui ferai le bisou du soir si ça vous chante, mais que plus jamais je ne sois qualifié de rétrograde. Je suis celui qui va de l'avant ici ! Je suis le Moderne ! Je suis le moderne.

- Notre Alliance, si elle eût comporté moins d'alliés, toute la face de notre quête aurait changé, philosopha Pascal, heureux d'accueillir un nouveau sauveteur.


Le Fabuliste


Après avoir ramené Perrault vers le reste du groupe, Pascal et moi nous dirigeâmes vers le parc du Soi-Roleil, un espace clos, à l'origine dédié aux enfants. Or, il n'y avait aucun mioche dans le HLM. C'est pourquoi un certain écrivain avait pu se permettre de faire de ce parc son domaine, à l'abri des regards grâce aux grands arbres touffus qu'il y avait fait pousser, et où il pouvait s'adonner pleinement à son hobby le plus tenace :

« La chasse, précisa Blaise. »

Le philosophe poussa le portail de l'enclos d'herbe, où nous fûmes soudain comme plongés en pleine jungle. J'avançai d'un pas timide quand un cri perçant résonna depuis le sol. Je baissai la tête, et ne cachai pas mon étonnement lorsque j'aperçus une toute petite bête se tenir sur ses deux pattes arrière... tandis que ses quatre autres pattes gesticulaient en tous sens :

« Non mais ça va pas la tête ? Faut regarder où tu marches comme ça ! C'est toujours comme ça : dès qu'il y a un problème, ça doit retomber sur les pauvres prolétaires comme moi. Vous croyez que c'est facile ? Hein ? Moi je vous dis que non. »

Et la fourmi continua son sermon. Pascal me conseilla de bien regarder où je mettais les pieds :

« Nous sommes dans une fable, et ici les animaux peuvent revendiquer leurs droits, clarifia Pascal, comme si tout était totalement normal. »

Nous suivîmes un passage étroit entre palétuviers aussi bien que quelques baobabs et autres sapins, où je me fis aborder par un roseau bavard (qui se plie mais ne se rompt pas), un rat à la recherche de quelqu'un de plus petit que lui (car on en a tous besoin), un corbeau s'étouffant avec un fromage et par un grand poisson sur roulette équipé d'un système de respiration assistée. Ensuite, nous aboutîmes à une large clairière où de plus gros animaux faisaient leur sieste. Seul un jeune ovin était éveillé, qui buvait dans le cours d'une rivière. Nous nous approchâmes de l'agneau qui nous salua poliment.

« Bonne bête, l'apostropha Blaise, pourrait-on savoir où se trouve ton maître ?

- À cette heure-ci, il doit être camouflé pour saisir une proie en embuscade. Je ne sais qui va être mangé, aujourd'hui.

- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère, conjectura Pascal en riant aux éclats, sans que je comprisse la référence. »

Soudain, un grand coup de canon se fit entendre de depuis un buisson voisin, et la panse de l'agneau gicla tout en dehors de sa bedaine. La bête s'écroula en émettant un « flop » comique, laissant son sang sombre s'écouler dans le ruisseau. Un grand baraqué sortit de sa cachette, et je le foudroyai du regard.

« Ne lui en voulez-pas, soupira l'agneau décédé, il a vu juste en me traitant ainsi.

- Pourquoi ?

- La raison du plus fort est toujours la meilleure. »

Le meurtrier tordait sa bouche en guise de sourire, fier de ses morales si bien appliquées. Il portait des vêtements militaires, un bandana rouge sang, et deux fusils d'assaut. Tous ces accessoires parlaient entre eux, filant des commentaires plutôt déplacés et ringards sur mon physique.

« Bonjour mes canailles, tonna l'homme de sa voix éraillée. Jean de La Fontaine, et vous mademoiselle ?

- Madeleine.

- Qu'est-ce qui t'amène en plein milieu d'une pareille jungle, Mady ?

- Tu sais très bien pourquoi nous sommes venus, répliqua Blaise. Tes insectes espions te rapportent continuellement ce qui se passe dans le Soi-Roleil, et tu n'es pas sans savoir pour quelle quête nous constituons une compagnie. Alors, tu viens plomber du gangster surpuissant récalcitrant, ou tu restes ici à dézinguer tes potes consentants ?

- J'aurais bien envie de dire que c'est pas ma guerre, mais mes deux chéries sont en manque de baston... j'en suis. »

À la suite de cette annonce, les deux flingues se mirent à babiller copieusement, crachant de l'huile à tout rompre. Ne restait plus qu'à savoir ce que le troisième et dernier classique nous réservait.


Le Compteur


Nous quittâmes le Soi-Roleil à bord du van racinien, qui déposa le philosophe des Pensées ainsi que ma personne juste en face d'un miteux bâtiment, dans un quartier peu famé. Nous nous présentâmes à sa porte, où un grand videur en costard nous fit signe de nous arrêter. Un badge était collé sur sa veste, où on pouvait lire "Ruy Blas".

« Faites voir vos mots, ordonna-t-il. »

Pascal présenta sa main au garde, où une perle lumineuse se remplissait peu à peu, sortie directement de la peau du philosophe. Le videur prit la perle et la goûta à la manière d'un mauvais œnologue.

« Dix-septième... commenta-t-il. Je suis au regret de vous informer que le Boss a interdit à tous les dix-huitièmes et antérieurs de pénétrer dans son casino, afin que d'autres incidents diplomatiques ne se produisent plus entre les différents comités de mouvements littéraires.

- Il y a forcément un autre dix-septième dans votre établissement, nous ne sommes venus chercher que lui. Vous savez, longs cheveux de jais, redingote noire et rouge, un faciès un peu sérieux, même lorsqu'il lui prend de rire... vous ne voyez pas ?

- Désolé monsieur, mais je crains fort qu'il s'agisse de ce même homme qui soit à l'origine de l'interdiction que vous avez d'entrer ici.

- Comment ? s'exclama Pascal. Ce serait lui qui aurait causé un incident diplomatique ? »

Blaise me communiqua alors, faisant usage de son aptitude de télépathie :

« Ça craint si Boileau est appelé à la rescousse. Je vais ruser ; fais-toi passer pour ma secrétaire. »

Je tentai de protester mentalement, mais le philosophe coupa la liaison. Il continuait d'arguer avec le garde, lui faisant gober qu'il était lui-même le supérieur de l'homme fautif, et qu'il était venu le récupérer pour cette même raison. Ainsi, le grand agent de sécurité nous accompagna au travers de cet énorme casino-boîte de nuit-night club-fosse à drogues où des centaines d'écrivains et personnages qui m'étaient inconnus - et ne ressemblaient en rien à ceux du Soi-Roleil - cuvaient les différentes substances ingérées. Nous en gravîmes les maints étages, aboutissant devant une lourde porte de bronze, où l'on avait gravé : "Bureau du Boss", puis les initiales "V.H.".

Nous poussâmes la porte, et fûmes enrobés par une ambiance unique au monde. Dans cette pièce sans fenêtre n'était qu'une simple lampe de bureau, tendue vers un menu personnage affalé sur une chaise, le même que Pascal avait su décrire. On ne pouvait deviner le Boss qu'aux rayons que projetait sa monstrueuse chaîne en or portée au cou, et à la lueur de ses lunettes arc-en-ciel.

« Que venez-vous faire en ces lieux ? tonna sa voix caverneuse. N'avais-je pas interdit que je fusse dérangé pendant que je sermonne un pleutre ? Et que voulez-vous ?

- Simplement ramener notre ami à sa maison, répondit calmement Blaise.

- Votre ami ! »

Le Boss se mit à rire, d'une force qui faisait effroi aux murs alentours.

« Vous êtes donc les amis de ce vaurien, cette pourriture, cette atrocité, cette immondice que je tiens enfin sous ma main.

- Que vous a-t-il fait pour tant de colère, Monsieur ?

- C'est un compteur, voilà ce que c'est ! Son aptitude diabolique lui donne une intelligence mathématique hors-norme avec laquelle il lui est impossible de perdre ! J'ai perdu plus de trois millions de mots à cause de ce diable de malheur ! Il ne lui suffit que de la présence des billes, des dés, des machines à sous et des cartes... pour devenir mon pire cauchemar. Je vais arrêter de jouer les romantiques. Vous arrivez pile à temps pour assister au fabuleux spectacle de ce sacripant me rendant tout ce qu'il m'a volé, n'est-ce pas, mon René ? »

René Descartes ne répondit rien. Il était comme muet.

« Nom d'un chi... »

Je tombai sur le sol froid d'un trottoir parisien. Je me frottai les yeux : nous avions réellement été téléportés d'un endroit à un autre, en un clin d'œil ! Comment était-ce réalisable ? Je m'aperçus qu'une carte à jouer était collée sur ma jambe, la dame de trèfle. Le bout de carton s'envola sans crier gare et fut attrapé par une main gantée, au bout de laquelle posait triomphalement le mathématicien fuyard. Pascal était à côté de moi, tout aussi désorienté.

« Hum... As de carreau et Dame de trèfle, résuma René, voilà qui est intéressant...

- Mais... bégayai-je. Comment est-ce possible ?

- Ne discourons pas plus de la méthode ! Je vous remercie du plus profond de mon cœur. J'ai usé de votre venue comme d'une distraction, et ce petit moment de répit m'a permis de placer mes cartes. Sans vous, j'aurais perdu tout ce que je me suis tué à obtenir ; tous ces mots pariés à la volée ne seraient plus à ma disposition. Je vous dois un service, mes amis, demandez-moi ce qui vous plairait. »

Blaise sourit, sachant déjà quoi exiger.


Nous étions au complet.

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