XXXI Acte cinquième, scène première

Je m'éveillai, doucement. Je crachai autant d'eau que mes poumons pouvaient en contenir. Je demandai, à l'aveugle :

« Où suis-je ?

- Pas loin. »

Je souris en reconnaissant la voix délicate de Jean Racine. Je sentis également les ombres d'Alexandre le Grand et de Britannicus s'agiter à mes côtés. Bouger me faisait mal. Je geignis :

« Que s'est-il passé ?

- Tu as touché les algues du fond de la Seine, qui m'ont communiqué ta détresse au moyen de leurs racines. J'ai accouru aussitôt. Tu étais déjà morte. »
Je retins ma respiration.

« J'ai usé de mes pouvoirs de guérison du mieux que j'ai pu pour te ranimer ; je t'ai en quelque sorte défibrillée. Par chance, tu as repris vie. Un choc t'avait occasionné une paralysie momentanée, dont je me suis occupé. En revanche, je ne pourrai pas faire partir la cicatrice.

- Quelle cicatrice ? »

Il me regarda fixement, avant de sortir un petit miroir de sa trousse d'infirmier. Je m'observai plus en détail : une petite balafre me narguait au coin de mon front.

« Je suis désolé, je n'ai pas pu faire mieux, s'excusa Racine. Tes cheveux la couvriront quand ils seront de nouveau longs.

- C'est grâce à vous que je suis en vie, je vous en serai toujours reconnaissante.

- Ah ! La reconnaissance ! On en fait tout un paquet, mais je t'assure que ce n'est pas grand-chose, en fin de compte. »

Le silence nous bouscula.

« J'ai autre chose à te dire. Je ne sais pas ce qu'il s'est exactement passé sur ce bateau mais... certaines marques me font penser à une période de l'Histoire Littéraire que je tente d'oublier depuis bien trop longtemps. Les personnages qui se trouvaient dans ce navire ont été balayés et réduits en charpie d'un seul revers de la main, et le navire lui même a fini par couler, c'est sûrement pour cela que tu es tombée à l'eau. Toujours est-il que seul Molière est capable d'un tel carnage, et je devine avec effroi pourquoi je ne l'ai pas retrouvé avec toi. Car utiliser ne serait-ce qu'une minute de ce pouvoir, pour Mo, cela reviendrait à diviser son espérance de vie par dix. Alors soit il ne lui reste plus que quelque jours à vivre avant que les mots ne lui manquent, soit il est déjà mort. Ce que je ne souhaite pas. Il est mon ami, et je veux le retrouver. Dis-moi ce qui s'est passé sur le Mouillé. »

Je résistai un temps et finis par tout lui raconter, pleurant à larme-torrent. Il me pris affectueusement dans ses bras, avant de s'exclamer :

« Oh, mon amie, quelle méprise ! Quelle méprise !

- Comment ça ?

- Tu ne comprends pas tout du monde des Lettres, tout ce que tu as spéculé doit te paraître logique, mais écoute-moi bien : Armande est morte il y a trois cents ans.

- Je le sais, ça ! Mais je vous dis qu'il l'a ressuscitée.

- Il ne peut pas. Il ne le peut pas : cela lui aurait coûté bien trop de mots, sans compter que rien que penser à sa femme lui inflige de profondes douleurs, alors de là à lui vouloir du mal... Je connais bien le caractère de Tartuffe. Sa stratégie était très simple. Il voulait pousser Molière dans ses derniers retranchements pour qu'il abandonne le plus de mots possible, en transformant sa moto (certes ensorcelée) en sa femme grâce à un procédé de personnification.

- Mais alors... me dis-je, il n'a pas l'habitude de transformer les femmes en objet ?

- Pas le moins du monde. Tu es par ailleurs la première femme étrangère à celles de ses pièce qu'il autorise à l'accompagner. Tu es la seule, et jamais l'idée de te métamorphoser en trottinette électrique ne lui a traversé la tête. »

Je me relevai péniblement sur mes membres endoloris et fis quelques pas, le regard perdu dans le vague.

« Pour toute grande histoire il y a une grande méprise, soliloqua le tragédien. »

Je fis volte-face, les joues rosies par la honte :

« Mais alors... rien de ce que j'ai pensé n'est vrai ?

- Cela dépend de ce que tu as pensé. Tous ce que nous savons, c'est que Tartuffe a atteint tous ses desseins en privant Molière de tout ce qu'il avait de plus cher... y compris toi.

- Il faut faire quelque chose ! m'écriai-je.

- Faire quoi pour quoi ?

- Trouver Molière ! Pour m'excuser, ou... non, quand même pas, il m'a frappée et tuée en coulant le bateau. Mais nous devons agir pour arrêter Tartuffe dans ses plans ! »

Racine me cracha un nuage de fumée de cannabis avant de lancer un pénible :

« Meh.

- Nous savons que Molière voulait récupérer sa moto, n'est-ce pas ? Il faut absolument aller voir ce qui s'est passé à l'amphithéâtre du Soi-Roleil et retrouver Jean-Baptiste. »

Racine me donna son accord d'un lever de tête.

« Juste une curiosité... se permit-il. Je connais Molière depuis maintenant... beaucoup de temps, et je serai prêt à beaucoup de choses pour le trouver. Mais toi ? Qu'est-ce qui pourrait te motiver à sauver quelqu'un qui t'est quasi inconnu ? »

J'hésitai un instant avant de répondre en riant :

« Je ne sais pas. »

« Pas encore. »

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