XXVIII Maître-Stratège
Molière sortit de la maison campagnarde de Pierre Corneille, qui courut à lui :
« Moly ! Surtout, n'entreprends rien qui dépasse tes aptitudes.
- Rien ne me dépasse, répliqua brutalement le dramaturge en chevauchant sa moto. »
Je vérifiai qu'Harpagon se trouvait toujours là où on l'avait laissé – c'est-à-dire dans la malle à l'arrière de la Harley – et grimpai aux côtés de Jean-Baptiste Poquelin. Je jetai un dernier regard sur Corneille et Marquise atterrés, m'interrogeant sur la raison de leur vague-à-l'âme. Ils disparurent bientôt de mon champ de vision, remplacés par l'infini paysage de la Normandie forestière.
Une poignée d'heure passèrent ainsi, ballottées entre les idées du plaisir de la chevauchée motarde, et celle de l'amertume étrange du couple de cow-boys. Au terme de cette interminable promenade routière, Molière m'adressa une légère tape, pour me prévenir que nous arriverions dans peu. Nous nous garâmes et nous retirâmes du véhicule. Le biker surmusclé m'avertit :
« Madeleine, souviens-toi : si nous ne nous faisons pas assez discrets, et que de simples humains remarquent notre existence, je risque de me faire beaucoup d'ennemis, bien plus redoutables que de simples personnages. Ne nous faisons pas apercevoir ; c'est impératif !
- À ce propos, rétorquai-je, peu convaincue de la capacité de la mégastar du dix-septième siècle à se faire oublier, pourrait-on élaborer un plan, avant d'aborder le Mouillé ?
- Euh, oui. Bien sûr. Selon ce que nous avons vu dans le pays de Tendre, seule la troupe de l'École des femmes vit dans le bateau. Ils sont neuf, dont seulement quatre sont en possession d'aptitudes réellement dangereuses. Si nous arrivons à les neutraliser à temps, nous leur demanderons de sonner l'alerte, afin que tous les Illustres Gangsters se réunissent au point de ralliement qu'est ce bateau. Tartuffe viendra, je le détruirai, tous auront si peur de moi que je redeviendrai le chef, et tous les bikers me donneront gracieusement leurs mots pour que je récupère mes pouvoirs, et un peu plus de longévité.
- Tu es sûr ? Je ne pense pas que tous ces forts caractères se plieront à ton charisme après que tu aies descendu leur meneur actuel. Ils s'en trouveront un autre, et puis basta.
- Tu ne connais pas ces personnages comme je les connais. Je les ai vus cent fois déjà se rendre à mon omnipotence.
- Omnipotence bien limitée, à ce que je sache.
- Tu voulais un plan ? Tu l'as : on aborde discrètement, on saborde subrepticement quelques membres de la troupe, pour bien montrer qui c'est le patron, et on force furtivement Arnolphe à tirer la sonnette d'alarme.
- Je ne suis toujours pas d'accord. Et s'ils ont un moyen de savoir qu'on les attend sur le bateau ? Et si un biker s'enfuit et prévient les autres de notre chausse-trappe ?
- Mais c'est pas croyable ça ! Voilà quatre cents ans que j'embroche des Clitandre à la volée, et madame vient me faire des leçons de stratégie guerrière !
- Eh bien peut-être que tu serais un peu moins obligé d'embrocher des Clitandre à la volée si tu réfléchissais un peu plus avant d'agir, si tu faisais preuve d'un peu de discrétion, de sagesse, de délicatesse et surtout de modestie !
- Mais je suis le plus modeste, le plus délicat, sage, et surtout le plus discret ! »
Nous étions tous deux devenus rouge comme un fauteuil rouge au cours de cette dispute impromptue. La tension aurait pu grimper encore si un bruit spongieux n'avait pas attiré nos regards à quelques mètres de nous, dans la rue. Là, juste devant, un couple avait laissé une boule de glace parfum vanille tomber à terre. L'auteur de cette chute, langue en position de léchouille avortée, était un jeune biker au cheveux longs et à la moustache libérée, au visage de Francis Cabrel, qui tenait par la main une jeune motarde aux yeux de cabillauds.
Dès que Molière esquissa un mouvement, ils s'enfuirent à grandes enjambées en hurlant.
Bon. On allait peut-être devoir s'éloigner un petit peu du plan d'origine.
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