XXVII La Mer d'Inimitié


Je courais, traversant tout le Tendre parisien, yeux clos, sans jamais me fatiguer. Je fuyais des sentiments sur lesquels je ne pouvais mettre de mots, malgré tous ceux qui dansaient autour de moi. Toutes ces histoires, tous ces écrits qui prenaient vie dans celle-ci... tout cela était vain. On pouvait empiler des milliards de mots, ils se révélaient toujours inutiles dès qu'il s'agit de correspondre à la réalité. Comment traduire en des concepts ce qui est fait d'autres choses ? J'ouvris enfin les yeux, ne pensant plus qu'à une chose : courir. J'accélérais encore et encore, dépassant toutes les vitesses alléguées aux simples hommes dans le monde réel. Or, je me trouvais dans une métaphore. Je courus, courus encore. Je vis les immeubles s'enfiler, les villages défiler. Rien ici n'avait de matérialité, si bien que mes pieds quittèrent bientôt le sol. Je courais sur le ciel dans le monde des idées. Je ne savais pas où j'allais, mais mon instinct m'indiquait une direction qu'il m'était impossible de ne pas suivre.

Soudain, j'aperçus Molière qui s'élevait au lointain. Lui aussi avançant droit dans les airs. Il semblait empreint d'un sentiment beaucoup plus joyeux que les miens, comme sous drogue. Il ouvrit grand ses bras quand je fus sur le point de l'atteindre, béat comme un benêt. Je ne freinai pas, roulant sur les vents à en crever des chats par terre. Mes pupilles comme mon poing se serrèrent. Je poussai un grand cri de tout ce que j'avais en moi, fondant sur le dramaturge ébahi.

Je lui mis la patate de sa vie. Je frappai si fort qu'il fut bombardé sur les pavés mauves gélatineux de la rue en contrebas. De la poussière de mots vola de partout. Molière se mut dans ma direction, toujours aussi souriant :

« Ta force ici est la force de tes sentiments. Je suis heureux que tu en éprouves d'aussi mordants pour ma personne. »

Je lui enfonçai le visage dans la tête d'un autre coup, mais sa face redevint normale presqu'aussitôt.

« Pourquoi m'as-tu caché que l'attendrissement d'une localisation sous-entendait tant de péripéties ? lançai-je. Et, nom d'un nom, comment pouvais-tu un seul instant croire que je serais d'accord pour t'accompagner dans un monde si...

- Certains mots fâchent, répondit simplement le biker. Ta colère devait sortir, c'est normal. Regarde. »

D'un mouvement digital, il me désigna le sol, à quelques dizaines de mètres en dessous de nous. Le pays de Tendre mutait de haut en bas, tous les bâtiments de Paris se mixant en un gargantuesque muesli de briques molles. La réorganisation dura plusieurs minutes, le temps pour les immeubles de ramper tels des vers, pour la route de couler tout autour d'elle même, pour les parcs de se catapulter dans les espaces vides.

« Que s'est-il passé ? m'inquiétai-je.

- Nous avons réussi. Nous sommes actuellement juste au dessus du point de rendez-vous. »

Je hochai la tête, dubitative.

« Et il y a autre chose que tu dois savoir, ajouta Molière. Nous sommes également au dessus de la Mer d'Inimitié, ce à quoi peut mener le fleuve Reconnaissance si l'on est mal guidé.

- Et alors ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

- Que je vais tout faire pour que notre relation ne se termine pas dans ces eaux mortelles. »

Nous redescendîmes en douceur, et bientôt je compris : l'image violacée qui se faisait de Paris devant nous était en perpétuel mouvement, comme s'il s'agissait d'un grand lac de liquide solide secoué par de tumultueuses vagues.

« Les baroques, dont font partie les premiers précieux, mettaient de l'eau dans toutes leurs créations. Ils ne peuvent pas s'en empêcher. »

Nous mîmes pied à terre, sur un sol secoué par les roulis angoissants de la Mer d'Inimitié. Nous étions au bord de la Seine, dans un arrondissement qui m'était encore inconnu.

« Je connais cet endroit... murmura Molière. »

Nous avançâmes jusqu'au quai, où une vedette de plaisance était amarrée. Le dramaturge y entra, attentif aux moindres détails. Nous y croisâmes une dizaine d'individus mauves.

« Ils sont la représentation de personnes réelles qui sont actuellement à cet endroit de Paris... oui, je les reconnais. »

Nous fîmes appel à des lettres volantes qui s'organisèrent ensemble pour former le nom des habitants du bateau. À chacun de ces patronymes, le sourire de Molière s'accentuait, jusqu'à ce qu'il tombe sur l'homme qui dormait dans la cabine du capitaine : Arnolphe.

« Madeleine, m'apostropha le biker. Je sais où ils sont. Je sais où est le point de ralliement, qui nous conduira directement à Tartuffe. Il y a six ans, j'ai été tenté par l'achat d'un bateau : le Mouillé, que j'aurais renommé l'Illustre Bateau si d'autres préoccupations ne m'avaient retenu de l'obtenir. Tartuffe a donc acheté ce navire après tant d'années, et il s'en sert pour les intérêts de mon gang. Maintenant que j'y pense, c'est lui-même qui m'avait mis en tête l'idée de posséder un navire. Quel mesquin personnage.

- Et maintenant ?

- Et maintenant sortons d'ici.

- Comment ?

- La quête de Tendre est accomplie dès le moment où les deux voyageurs se sont retrouvés. »

Il me prit les mains. Tout autour, le Paris-Tendre gélatineux s'affaissa et tout devint noir.

Je rouvris les yeux. Pierre Corneille et Marquise m'observaient, consternés. Le tragédien tendit la carte de Paris à Molière, sur laquelle une croix violette était restée, correspondant à l'emplacement du Mouillé. Molière sourit, enjoué :

« Nous y serons dans quatre heures de route, si nous comptons les bouchons habituels. L'École des femmes n'a qu'à bien trembler ; je lui apporte la mort. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top