XXVI Honoré


« Qui êtes vous ? mandai-je bêtement à l'homme dont le nom flottait face à moi.

- Messire Honoré d'Urfé. Je présume à votre équipage que vous n'êtes qu'une roturière.

- Euh... oui. Que faites vous là ? Enfin, je veux dire... vous êtes la seule personne à ne pas être sous la forme de gelée violette que je rencontre dans ce... monde.

- C'est la première fois que vous voyagez dans une métaphore, n'est-ce pas ? Cela peut paraître étrange au début, mais on s'y fait. Quant-à ce que je fais là, je vis ici. Je suis un auteur précieux à l'origine du premier roman-fleuve de la littérature française. Après ma mort, j'ai parcouru le monde comme le font tous les Immortels, jusqu'à ce que je me retrouve coincé dans un boudoir avec quelques centaines de révolutionnaires aux trousses, qui n'entretenaient pour seul désir que de voir ma tête séparée de mon corps.

- Et vous n'êtes jamais ressorti ?

- Il faut être deux pour entrer à Tendre, il faut être deux pour en sortir. »

Un sourire mélancolique lui pinça les lèvres :

« Elle avait été poignardée. Je n'ai rien pu faire. Depuis ce jour, je survis en me nourrissant des mots des passants.»

Sa face poudrée se tordait de douleur, mais son masque souriant ne se brisait pas.

« Voilà ce que je fais ici.

- Mais, dans ce cas, me rendis-je compte, vous avez sûrement vu passer quelqu'un ici il y a peu de temps !

- En effet. C'était un petit vieux, trapu, presque chauve.

- Ce n'est pas ainsi que je me représentais Tartuffe.

- J'ai goûté à ses mots, en échange de mon aide. Il avait un goût de mensonge. Mais revenons à notre marché. Mes indispensables conseils de guide, contre un peu de vos mots. »

Je restai de marbre. Que signifiait « donner ses mots ? » je ne connaissais pas cet univers sur le bout des doigts, et le danger était trop grand. Je m'apprêtais à refuser quand je sentis la main du romancier s'enfoncer dans ma poitrine, me traversant.

« Qui ne dit mot consent, déclara-t-il. »

Il retira sa main, pleine d'une morve mauve dégoulinante qu'il fit couler par petites goulées le long de son œsophage. Je protestai jusqu'à ce qu'il ait fini de se lécher les doigts. Il plaça son index sur ma bouche afin que je me taise et ses yeux prirent une teinte violette pendant quelques secondes.

« Vous êtes plus lisible qu'un livre, c'est normal pour ceux de votre espèce.

- Quelle espèce ?

- Les femmes. »

Un rire gras retentit, puis le bruit sec d'une claque qui fuse, suivies d'excuses.

« Qu'importe, se reprit l'auteur décédé, suivez-moi. Je vous ai promis de vous mener jusqu'à votre amant. Cela sera fait.

- Ce n'est pas mon amant...

- Certainement. Toujours est-il que cette métaphore vous désignera le chemin pour y parvenir.

- À quoi ?

- Aux Terres Inconnues, celles d'un amour parfait qu'il appartient à chacun de définir.

- Vous étiez quand même vachement mièvres, les précieux.

- Que voulez-vous ? L'amour a toujours fait couler de l'encre. Mon unique roman, L'Astrée, est une pastorale de 5399 pages. Vingt ans de rédaction, mademoiselle.

- Et il faut tous ces mots pour que deux bergers trouvent l'amour ?

- Je ne sais pas. Je suis mort deux ans avant qu'il ne soit fini par un ami. Je n'ai jamais su la fin, et, à vrai dire, je crois que j'ai passé assez d'années à écrire la vie de deux baigneurs de moutons.

- Ça doit être frustrant.

- Je ne vous en parle pas.

- Bah, si. Vous venez de le faire. »

Silence.

« Revenons à notre affaire, s'enjoua le romancier. Nous sommes actuellement au bord du fleuve Reconnaissance, ce qui prouve que c'est par ce chemin que vous risquez de trouver l'amour avec l'Amant.

- Hein ?

- Vous a-t-il rendu de grands services ?

- Oui... il m'a sauvé la vie.

- C'est en effet un moyen plutôt efficace de susciter l'amour.

- Arrêtez ! Votre discours est insensé, je ne me suis pas tant attachée à cet homme.

- Ah bon ? Est-ce lui qui vous a suivie ici... ou vous a-t-il emmenée consciemment dans le pays de Tendre ?

- Vous voulez dire que...

- Tout séducteur est un manipulateur, parce que ces deux mots sont synonymes. Maintenant que nous savons où vous êtes, il ne nous reste plus qu'à deviner où est votre amant, et vos pensées seules vous guideront. Il est forcément sur le bord d'un des trois fleuves. Comment qualifierez-vous son amour à votre égard ?

- Je... je ne sais pas...

- Hum... cette perplexité ne me permet de faire qu'une déduction : cet homme vous aime parce que son esprit est naturellement attiré vers le vôtre. On appelle cela l'Inclination. »

Je n'écoutais que d'une oreille : à quoi est-ce que tout ça rimait ? Pourquoi Tartuffe irait-il fourrer ses informations dans un pareil royaume des bisounours ? Ce stratège avait certainement deviné que cela poserait problème à Molière. Une idée encore plus sombre me traversa l'esprit : et si Molière ne m'avait sauvée et prise sous sa coupe uniquement dans l'éventualité d'avoir besoin d'une Amante dans le cadre d'un attendrissement ? Cette pensée me trouait l'orgueil.

« Bien, chuchotait Honoré. Bien, laissez les mots affluer, les sentiments pousser. »

Je fermai les yeux, percée de partout. Sans m'en rendre compte, je fis un pas. Puis un autre. Les mots revenaient en masse et s'imprimaient dans les moindres recoins de mon esprit. Ceux que Molière avait tirés sur Monsieur Jourdain me revinrent :

« J'ai décidé de faire de ma deuxième mort un feu d'artifice, une explosion, un boum mémorable. Avec beaucoup de guerre, et beaucoup d'amour. »

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