XXIX Molière Sailor

Je m'apprêtai à poursuivre les deux bikers quand Molière me prit par la manche.

« J'ai une meilleure idée. »

Tandis que nous remontions sur Armande, Jean-Baptiste Poquelin m'expliqua :

« Nous sommes entrés en contact avec Horace et Agnès, le couple principal de l'École des femmes. Tu te souviens avoir vu quelque chose de particulier ?

- Oui. La fille avait l'air pas tout là.

- C'est normal. Elle est l'allégorie de la naïveté, éduquée uniquement dans un couvent. Fais très attention à elle. Cette fille peut communiquer son caractère d'un simple contact. Quant-à l'homme, Horace, il peut s'introduire dans toutes les chambres et pièces existantes et s'y cacher. C'est aussi un maître-épéiste, un grand guerrier dont l'amour augmente encore la puissance. Cette dernière aptitude n'est pas de moi, mais de Corneille, qui a aussi fait une pièce où il apparaît.

- Mais ce n'est pas le même, n'est-ce pas ?

- Seul le mot compte, et il est le même. Les deux personnages se confondent dans cette réalité. »

La moto fonça à vive allure aux trousses du couple affolé. C'est alors qu'apparut la Seine, où le Mouillé venait de rentrer les amarres. Je glapis :

« Il est trop tard !

- Il n'est jamais trop tard pour qui s'appelle Molière ! »

La poignée de l'accélérateur fut tournée. Nous fonçâmes droit sur le fleuve, et sautâmes par dessus le trottoir. Plus rapide qu'un Transformer, Armande déballa son réacteur d'avion de chasse, tandis que des anses pneumatiques se gonflèrent sur les côtés de la Harley, dont la métamorphose en jet ski s'acheva lorsqu'une vitre de protection hydrique s'éleva face au guidon. La Seine semblait s'ouvrir en deux sur le passage de la fusée maritime, qui doubla tous les bateaux-mouches et autres insectes fluviaux en moins de temps qu'il n'en faut pour cuire trois pattes à un canard. J'aperçus le faciès horrifié d'un valet motard, plus si loin que ça à présent. Armande bondit comme elle l'avait fait lors du carambolage, et nous atterrîmes sur la poupe du Mouillé.

Molière bondit en sortant son triple-fusil-colonne. Il tira sur la tête du valet qui explosa, et je reçus son œil taché de noir au coin de la tête. Prenant la pose, Molière s'annonça :

« Mains en l'air tout le monde, on est venu parlementer. »

Puis, s'adressant au cadavre qui tombait à genoux.

« Désolé, Alain, c'est pas contre toi, c'est dans le plan. »

Une autre servante, tremblante comme une feuille, levait les bras au ciel si loin qu'elle l'aurait crevé.

« Tiens, ma Georgette, comme tu es docile, je t'épar... »

Une feuille s'était détachée du corps sans vie d'Alain, que le vent avait rabattue sur le visage du dramaturge. Dépité par cette interruption, Molière attrapa la boîte crânienne de Georgette d'une main, l'aplatit contre un mur et la jeta à l'eau, inconsciente. Face à nous n'était plus qu'une porte fermée de l'intérieur. Molière, taquin, toqua au hublot avant de l'enfoncer d'un coup de pied surpuissant.

« Coucou, qui c'est ? »

Le sourire du chef biker s'effaça quand il découvrit que la pièce dont il venait de défoncer l'ouverture était à priori vide. En effet, toutes les fenêtres avaient été recouvertes de draps pour que la lumière ne provienne que de l'orifice de la salle. Nos yeux se réhabituèrent bientôt à la luminosité et nous aperçûmes un homme attaché sur une chaise.

« Chic chic chic, des vauriens ! ricana Molière en retroussant les manches de son marcel. »

Le dramaturge avança jusqu'à l'individu bâillonné et lui retira son bandeau. Il le reconnut et le salua :

« Tiens donc, notaire, que fais-tu ici ?

- Ne me tue pas, par pitié !

- Réponds à ma question.

- Les autres m'ont enfermé ici pour que je serve d'appât, sous prétexte que j'étais un Rémi.

- Un appât ? Mais alors... c'est un piège ! »

Tout à coup, la porte pourtant sortie de ses gonds revint à sa place et se referma en claquant, quand tous les draps qui cachaient la lumière tombèrent d'un coup. En premier lieu, nous fûmes aveuglés. Mais nous aperçûmes bien vite les visages qui nous épiaient derrière les hublots de la salle. Les six visages restants dans la troupe de l'École des femmes. Ils nous avaient enfermés dans cette pièce. C'était si prévisible... et pourtant nos maigres compétences de stratèges n'avaient rien changé.

« Verdammt ! jura Molière.

- Tiens, tu parles allemand, maintenant ?

- Oui. Je suis pote avec Goethe.

- Ça explique certaines choses.

- S'il vous plaît ne me tuez pas, continua le notaire.

- Je t'aurais écouté si seulement tu n'avais rien dit, rétorqua le dramaturge en tordant la nuque du misérable.

- Pourquoi ne défonces-tu pas la porte comme tu viens de le faire ? lançai-je.

- C'est le pouvoir d'Arnolphe. Dans l'École des femmes, il enferme Agnès chez lui jusqu'à ce qu'elle devienne sa femme. Il peut recréer des espaces desquels il est impossible de sortir, et il cuisine le pot-au-feu à merveille.

- Il n'y a aucun moyen de nous échapper ? Dans la pièce, Agnès sort bien de l'emprise d'Arnolphe, non ? Tu me l'as dit toi-même : à la fin de chacune de tes pièces, c'est l'amour qui triomphe, et le personnage dont les mœurs doivent être corrigées se fait souffler sa protégée ou sa fille.

- Oui. Agnès sort bien de sa prison. Grâce à Horace, grâce à ce qu'elle en a appris. Elle n'a reçu aucune éducation, alors... sais-tu ce que j'ai appelé l'École des femmes ?

- ... non.

- C'est l'amour, Madeleine. C'est l'amour qui enseigne aux femmes. Seul l'amour peut nous faire sortir de cette prison et briser ses murs. »

Il me tint les mains. Il ferma les yeux, s'avança pour m'embrasser. Je poussai un cri de surprise et le giflai sans plus réfléchir. Le dramaturge recula, sidéré. Ses yeux prirent un ton acide tandis que la troupe d'Arnolphe riait à s'en taper le cul par terre.

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