XXI Le Bourgeois Gentilhomme


« Pas un geste, ou je lui tire dans la tête ! beugla la voix de Jordan juste derrière moi. Molière se retourna vivement et couina :

« Madeleine ! Je t'avais dit de ne pas monter !

- Ferme-la ou je lui plombe la cervelle ! répéta Jean Dujardin. »

Puis le personnage sourit, fut emporté par un rire machiavélique, et dit :

« Ou plutôt non... je lui tirerai dans l'oreille. »

Une vague d'effroi prit Molière à la gorge à la seule évocation de cette possibilité. Quoi ? Il s'était pris une flèche dans l'oreille en étant aventurier ou quoi ? Personnellement, ça m'arrangeait bien de savoir que je risquai juste de perdre une oreille au lieu de tout simplement mourir. Le dramaturge semblait dans une impasse, résolu à la passivité. Je sentis Harpagon qui ricanait derrière son acolyte, fier de sa revanche. Tout semblait perdu lorsqu'on entendit une voix parvenir d'un des proches couloirs :

« Nan mais c'est quoi tout c'vacarme ? On s'entend plus se maquiller ici ! »

Une magnifique jeune femme toute pomponnée mais dont l'air laissait deviner un esprit peu développé sortit dudit couloir, sans regarder que son miroir. Avec l'agilité qu'on lui connaît, Molière saisit l'occasion et pointa son fusil corinthien sur Dorimène qui continuait de marcher vers Jordan. L'ancien directeur de l'Illustre Théâtre siffla promptement. La jeune cruche leva un instant les yeux puis comprit enfin la situation en hurlant comme un chaton que quelqu'un aurait malencontreusement laissé dans un micro-onde.

« Relâche-la et je ne tirerai pas sur ta gonzesse, cracha Molière. »

Comme Jordan ne répondit rien, Dorimène s'impatienta et geignit :

« Bon, qu'est-ce que t'attends ?

- Je pèse le pour et le contre.

- Goujat ! Je croyais que tes fantastiques maîtres et servants avaient terminé de le perdre, celui-là.

- Celui-là il a un nom, grogna Molière. Je ne comprends pas ce qu'il te trouve, le Jourdain, mais je te trouve insupportable.

- Je lui trouve que... elle est jolie ! se défendit Jordan.

- Boh, rigole pas, railla le dramaturge. Je sais que tu l'aimes puisque j'ai été toi. Mais je sais aussi qu'elle est incapable d'amour. Elle n'est attirée que pas la qualité.

- Je suis devenu un homme de qualité !

- Eh bien voyons voir si tu deviendras un cadavre de qualité ! »

La formalité de phrase coup-de-poing accomplie, l'Immortel lança une bombe de colle juste derrière Monsieur Jourdain, qui, distrait, me laissa filer en effectuant une simple roulade vers l'avant. La bombe explosa, et j'eus juste le temps de voir Harpagon s'enfiler dans une grande valise pour se cacher. Sans plus de cérémonie, Molière tira en plein dans le cœur de Dorimène qui explosa. Seul un ennemi était resté en lice, qui, perdant l'équilibre, tomba en arrière, juste assez pour avoir le dos du crâne collé contre le mur. Le chef de gang déchu et déçu s'avança et désarma le Bourgeois Gentilhomme d'un geste de la main.

« Nous y voilà enfin, souffla Molière. Nous y voilà. Face à face, le créateur et la créature. Maintenant, dis-moi ou se trouve Tartuffe, qu'on en finisse sur un grand feu d'artifice à base des cadavres de tes frères.

- Dorimène, pleurait Jourdain, oubliant tout le reste. Qu'as-tu fait de Dorimène ? Pourquoi elle ? Elle n'y était pour rien dans tout ça, et ses aptitudes étaient des plus faibles !

- Ses mots étaient les miens. Je l'ai tuée, pour pouvoir les récupérer ensuite.

- Ton entreprise est folle, et digne des plus grands psychopathes ! Tu tues tes propres mots, tes propres créations, tes enfants ! Ce sont des bouts de toi que tu détruits de cette manière. Tu te tues toi-même à petit feu, en nous exterminant comme tu le fais. Et au nom de quoi ?

- De l'honneur !

- Tu oses parler d'honneur ? Toi qui passa des décennies à persécuter tes enfants, à les maltraiter, les malmener dans tous les sens où ce pouvait se faire. Tu parles d'honneur. Eh bien je vais te parler d'une chose : d'humanité. Cette chose que tu as perdue en mourant, et que pas un de tes tours ne pourra faire revenir. Tu te demandes toujours pourquoi nous nous sommes révoltés ? Prisonniers d'un corps imparfait et changeant, avec des hobbys qui se transforment au gré de tes passions passagères. Hier, nous étions l'Illustre Cirque, puis l'Illustre Club d'aventuriers. Maintenant l'Illustre Gang, et qu'est-ce que ce sera demain ? L'Illustre Régiment d'Armée ? Tu nous a enfoncés dans une violence toujours plus présente, et qui en est devenu nécessaire pour survivre parmi nous. Chaque année tu prenais un bouc émissaire qui recevait toutes les insultes et les moqueries possibles ! Tu souffrais, et tu voulais que tout le monde souffre avec toi. Alors nous sommes partis, espérant vivre, enfin. Mais toujours tu nous chasses et poursuis.

- N'est-ce pas ce que Dieu fait aux Hommes ? Et je suis le vôtre.

- Ne me dis pas que tu croies toujours à ces conneries, enfin pas après que tu aies laissé Bossuet pour mort dans cette ruelle ; que tu aies été traité comme un chien par tous pendant toute ta vie de vivant parce que tu étais comédien, et le meilleur ; que tu sois même revenu d'entre les morts ! Pas après que tu aies vu Sade faire l'usage de ses pouvoirs, ou même tous les autres. Non. Tu es juste une immonde crevure. Tu nous as créés à ton image : tous remplis de tous les défauts de l'humanité. Enfin, je me rends à toi, avec la satisfaction que ton entreprise aboutira à un cuisant échec. Parce que ce que tu crois être ton plus grand atout te filera entre les doigts. Tu m'as créé le Bourgeois Gentilhomme. Je n'ai qu'un seul défaut : toute ma vie, j'ai rêvé d'améliorer ma condition. De grimper dans l'échelle sociale, de rendre ma vie meilleure. Je n'ai jamais réussi, toujours Bourgeois plus que Gentilhomme. Et lorsque mes mots te reviendront, tu te prendras dans la gueule les trois cents ans de galère que j'ai passés à lutter contre ta fatalité, fier que ma femme... »

Jordan s'arrêta seul dans sa tirade, les yeux béants perdus dans ses souvenirs.

« Non... tu n'aurais pas osé... dis-moi que tu n'as rien fait à ma femme ! Et Lucile ! Ma fille ! Dis-le moi ! »

Un temps.

« Que leur as-tu fait, monstre ? Qu'ont-elles bien pu recevoir d'un être aussi abject que toi ? »

Un temps.

« Non... je refuse... pourquoi as-tu fait ça ? Tu... tu les as tuées. Elles qui étaient si pures, si sages, si calmes, si...

- Tu ne les aimais pas, coupa Molière. Je t'ai écrit comme ça. Elles t'ont toujours suivi, et aimé. Toi, tu les as juste ignorées pour tes désirs de grandeur, de qualité.

- C'est là que tu te trompes, ignoble cruel ! C'est là que tu te trompes. Je les aimais. »

Il ne se justifia pas. Ce genre de choses ne le doivent pas être. De mon côté, des larmes mouillaient mon visage. Je ne croyais pas que Molière ait pu tuer ces braves femmes, si gentilles... si humaines malgré leur condition de personnage. Et quand en aurait-il eu l'occasion ? Non... c'est ridicule. Il me répondit, las :

« Pendant que le maître de musique jouait de la guitare. Je me suis glissé dans les coulisses pour me protéger du son et les ai vues prostrées au sol.

- Quoi ? bredouillai-je. Non, non. Elles étaient désarmées, impuissantes, inconscientes même ! Tu n'as pas pu faire ça. »

Passée la surprise, Jordan entrait dans une colère plus noire que je n'en avais jamais vu :

« Viens que je t'étrangle de mes mains ! »

Il voulut se lever, mais se rendit compte que son crâne était solidement collé au mur. Il tira de toutes ses forces, rouge et brûlant de rage.

« S'il continue, devinai-je avec horreur, il va... »

Mais il avait continué à tiré, si fort qu'il s'arracha d'un coup au mur. J'hurlai de dégoût : la peau du dos de son crâne était resté collée. Un trou avait été creusé dans la tête du Bourgeois, comme une calvitie sanglante qui dégoulinait encore. Les yeux du fou s'étaient teintés de rouge (pour cause de veines explosées), et tout son corps bouillonnait d'une vengeance terrible. Monsieur Jourdain se rua sur le dramaturge qui l'arrêta d'un coup. Les suivants plurent comme une grêle létale. Molière matraquait sa création de frappes puissantes accompagnées d'un sermon :

« Laisse-moi te raconter ma vision des choses, mon coco. Je suis né dans le confort de la dentelle bourgeoise, que j'ai rejeté pour la paille qui fait les meilleurs lits. Je suis parti de rien pour devenir la plus grande star du plus Grand Siècle qu'ait connu la France, et ai même gagné l'immortalité au passage. Je vivrai tant que de véritables humains penseront à moi, ce qui risque de ne plus durer. La culture française se meurt et les citoyens sont de plus en plus abrutis par leurs écrans et l'argent qui leur a fait oublier la vraie valeur de l'Homme et du savoir. Je suis aussi perdu que toi dans tout ce merdier, j'ai même moins de force que la plupart de mes créations. J'ai perdu tous ceux que j'aimais au XVIIème siècle, ma fortune, mes pouvoirs, tous mes biens, toutes mes envies. J'ai tant usé de ce monde que je ne trouve plus goût qu'en deux choses, celles qui ont toujours, font et feront toujours frémir la race humaine, parce que c'est dans ma nature : la guerre et l'amour. Toutes les histoires qui existent parlent ou de l'une ou de l'autre, ou des deux. Et j'ai décidé de faire de ma deuxième mort un feu d'artifice, une explosion, un boum mémorable. Avec beaucoup de guerre, et beaucoup d'amour. J'écris une nouvelle histoire, une tragédie qui n'est pas la mienne. Elle se nomme le Baille-Cœur, et elle aura tout ça. Peu importe le prix. »

Jordan avait passé la colère, et était dans une sorte de lassitude molle :

« Bien, puisque je dois mourir pour une si belle et si grande entreprise. Qu'il en soit ainsi. Castigat Ridendo Mores ; corrigeons les mœurs...

- Par le Ride. »

Et Monsieur Jourdain mourut, cervelle noire étalée tout autour. Je ne savais plus que penser, après un tel débat philosophique. Que voulais-je vraiment, après tout ? Que savais-je ? Que pensais-je ? Tout était dans un flou étrange, qui me laissait le regard perdu dans le vide, sûr de ne jamais retrouver son chemin dans ma trop courte mémoire. Une larme coulait le long de ma joue, mais j'avais l'impression qu'elle n'était pas la mienne.

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