XX Quelques Précieuses Ridicules
Un lourd silence pesait sur la rue. Armande finit sa course dans un petit parking où patientaient également la moto de Jordan, celle de Cléante et celle de Dorante. Molière fit craquer sa nuque tandis que nous nous retournions vers un grand bâtiment, où une enseigne éteinte lançait à tout passant : « Le Scud ». Je voulus avancer mais le biker me bloqua vivement :
« Je sens comme quelque chose d'étrange dans l'air... le Scud n'est jamais fermé d'habitude. Ce calme cache bien des dangers. »
Puis, d'une voix plus forte :
« Ma-Ma ? Tu es là ? »
Aucune réponse.
« Qui est Ma-Ma ? m'enquis-je.
- Marie-Madeleine de Lafayette. Tu as dormi chez elle la première nuit de notre périple. Comme tu t'en es peut-être aperçu, chaque Immortel a une couverture contemporaine. Et si j'ai obtenu de mes supérieurs celle de motard, les précieuses comme Ma-Ma sont toutes employées de ce bar, serveuses ou autre. C'est là où tous les écrivains de tous siècles viennent se bourrer sans vergogne. Si les hommes de Jordan se sont donné rendez-vous ici... ce n'est pas un bon signe du tout.
- Pourquoi ?
- Pour eux ! S'ils s'en sont pris aux Précieuses, ils vont le regretter amèrement. En attendant, tout a l'air calme. Reste derrière. Ça va saigner. »
Molière défonça la porte du Scud d'un violent coup de pied. On entendit aussitôt des cris bâillonnés nous être lancés. Le dramaturge fit un pas... ce fut un pas de trop : un fier jeune homme bien bâti se rua sur l'écrivain. Jean-Baptiste Poquelin, armé de ses réflexes légendaires, ne laissa pas le temps à cet abruti de comprendre son sort : il l'empoigna par le crâne d'une main, pour tirer brutalement cette tête intrépide vers l'avant où l'attendait un autre poing qui fusa. Cléante (car il s'agissait bien de lui) vit sa nuque se déboîter avec une telle force que son cou se déchira. Une poussée suffit pour l'envoyer se décomposer dans le coin d'une table. La lumière venait d'être allumée, et découvrait une dizaine de jeunes femmes habillées en serveuses, bâillonnées et ligotées au sol, ainsi qu'un biker aux longs cheveux blonds (ressemblant étrangement à Michel Polnareff).
« Dorante... souffla Molière, comme revenu d'un songe. Madeleine, libère les filles, pendant que je m'occupe de cette enflure. »
Je m'exécutai, défaisant les nœuds du mieux que je pouvais. Les Précieuses me remerciaient en une langue si complexe et construite que je n'en comprenais pas un mot (en même temps, conserver l'accent du XVIIème siècle n'est pas d'une grande aide). Molière avança tel un taureau en pleine charge, hurlant :
« Tu ne m'auras pas à tes louanges, serpent ! »
Mais déjà Dorante remuait les lèvres à une vitesse incroyable, proférant autant de compliments audacieux qu'on pût en inventer pour un dieu. Sur sa course, le dramaturge lança des bouteilles d'alcool sur son personnage qui ne bougea pas d'un cil, malgré sa douleur apparente. Plus vif qu'un moineau, le chef Biker s'empara d'une grande chaise de bar, tournoya comme un lanceur de marteaux et l'abattit avec force sur Dorante, qui mêlait cris de douleur et sempiternels compliments. Molière en vint aux mains et abattit sur le pauvre mitrailleur des coups de poings qui auraient disloqué la panse de n'importe quel simple humain. J'observai son combat avec attention tandis que ma besogne se terminait, et remarquai un élément étrange : plus mon sauveur musclé frappait, moins ses coups avaient d'effet. Je vis alors avec effroi un Dorante noir de bleus géants arrêter un coup de poing du dramaturge en pleine course.
« C'est impossible, soufflai-je pour moi-même.
- Madeleine ! appela l'immortel. Il draine ma puissance en me complimentant ! C'est son aptitude ; je ne l'ai pas eu assez rapidement, et il va prendre l'avantage... »
En effet, Dorante contre-attaqua avec une force phénoménale, tordant les bras de l'écrivain et infligeant à son torse de sévères dommages. Un coup de plus, et Molière tombait à genoux, dominé. Mes mains, de leur côté, délivraient toujours les otages, et s'aperçurent enfin qu'elle avaient terminé leur tâche. La dernière des déliées mis une main amicale sur mon épaule, et je la regardai : elle était rouge d'une rage incommensurable, et strida* bientôt :
« Il suffit ! »
Tous les yeux furent levés vers Marie-Madeleine de Lafayette, née Pioche de la Vergne. Même Dorante s'arrêta de battre Molière pour inspecter le sujet de tant d'attention. Il n'aurait jamais dû lui en accorder.
« Qui croyez-vous oser être, pour ainsi attenter à notre Mouvance, qui sauva bien des Cours de la brutalité et de la sauvagerie du langage, dont, en temps que fils des mots, vous devriez mille fois connaître la valeur et l'honneur ? Sur ma vie, sachez que jamais personne ne put offenser ma fierté Précieuse à ce point sans en recevoir la digne et juste punition !
- Non, Ma-Ma, non ! supplia Molière. Tu sais bien que le Cénacle t'a interdit d'utiliser cette aptitude il y a maintenant des siècles ! Tu as toi-même promis devant les Grands que cet acte barbare ne serait plus jamais perpétré !
- Barbarisme contre barbarisme, où est le déshonneur ? Molière, ton fils m'a offensée. Rends-moi grâce que je ne te fasse pas pénitence de la même façon. »
Sa langue se torsada, proférant mille mots oubliés d'un roman puissant. L'aura de mot qui se composa autour d'elle était si charmante que je fus bien heureuse d'être du beau sexe. Molière lui-même se cacha les yeux pour ne pas succomber aux charmes invoqués par cette prêtresse de la beauté. Je l'observai : une deuxième apparence, faite seulement des lignes rouges et éclatantes des mots tranchants qu'elle employait, se superposait à la sienne. Une deuxième silhouette qui étalait tout autour d'elle des passions et des sentiments si puissants... et un nom : la princesse de Clèves.
Les yeux de la romancière mêlée à son personnage brillèrent d'un rouge intense, qui finit d'emprisonner Dorante dans une passion aveugle. Celui-ci était à genoux, incapable de détacher ses yeux de la Vénus Précieuse. Il pleurait de joie, si fort que son nez et sa bouche pleuraient aussi ; tout cela formait un spectacle bien humide à mon goût. Puis, comme un bourreau qui se prépare à une exécution, Madame de Lafayette tendit une main, où de gracieux éclats rouges perçaient la peau. Cette main si fine s'avança pas à pas, avec cérémonie. Des courants de lumière formaient un couloir entre la Précieuse et le lieutenant de Mister Jordan, poussant l'une vers l'autre, dominé. Le temps s'était coupé tout autre part, et tous restaient ébahis devant la virtuosité et la grâce extrême que la jeune femme mettait à tout ce qui la touchait. Enfin, elle fut en face du dégoulinant Dorante, qui fut levé d'un geste volatile de l'écrivaine subtile. Il tremblait de toute part, le flatteur, Amoureux comme on peut l'être ! Alors, et ce fut très rapide, comme un battement d'aile de tout ce qui vole, la main qui brille frappa la joue qui pleure.
Le visage de Dorante fut retourné sur le côté, comme si son corps avait perdu la constance qui le maintenait dans la réalité. Le soufflet avait laissé une trace sur la joue tordue du malheureux, comme un trou de volcan en forme de main, et dont les bords pourrissaient lentement. Des veines noires en partirent, conquérant lentement le corps du damné. Des cloques lui poussèrent de toutes parts, sa peau vira au gris puis au vert, de celui qui semble cracher du pus partout. Les stries noires recouvrirent entièrement ses yeux qui explosèrent comme des bulles remplies d'un savon poudreux parsemé de vers grisâtres. Enfin, tandis que le bras gauche du personnage de Molière tombait au sol, immonde purée de papier mâché déconfit, une armées de petits tentacules lisses et pleins de reflets transpercèrent Dorante de partout où il lui restait de la peau, balayant les derniers restes de son humanité. Puis, quand ce ne fut plus qu'un bonhomme tentaculaire mouillé de sang noir, il se flétrit, rétrécit comme on fabrique des têtes réduites, pour n'être qu'une bouillie impie, une poupée tombée dans le goudron qui a ses derniers spasmes avant de crever au sol. Les ravages de l'amour.
Marie-Madeleine reprit son souffle, et dans le temps que ses mots surpuissants disparaissaient, elle clama :
« Que le prochain fou qui bafoue de sa stupidité l'ultime sagesse de l'école Précieuse connaisse le sort que nous lui réservons, nous maîtresses des passions ! »
Je déglutis, bien contente d'être du bon côté de la littérature. Une femme plus mûre, que Molière me désigna comme étant Madeleine de Scudéry, patronne du bar (qui prit son nom), dit à mon sauveur :
« Le reste de tes vils personnages s'est caché dans le boudoir du premier étage. C'est à toi de réparer tes fautes, c'est à toi de les faire sortir d'ici. Et qu'ils n'abîment sous aucun prétexte le lieu que j'ai mis cent ans à construire et à entretenir.
- Les as-tu vu, Scud ?
- Ils n'étaient que deux, mais une cliente du bar se trouvait être de leurs rangs.
- Dorimène... maugréa son créateur. C'est donc ici que tu te cachais. »
Puis, se retournant vers moi :
« Madeleine... ma chère. Ce combat doit être le mien. J'ai accordé trop de confiance à ces personnages, et dois leur retirer ce que je leur ai donné.
- Je t'accompagne, que tu le veuilles ou non.
- C'est trop dangereux. Je te présente Françoise, Madame de Maintenon. Elle va veiller sur toi pendant que je combats. »
Et puis quoi encore ? Je n'avais rien eu le temps de dire que le pugnace dramaturge avait emprunté l'escalier. Je jetai un regard de détresse à la marquise de Maintenon qui me souffla :
« Tu n'es pas mariée, va. Suis ton inclination. »
J'en compris seulement qu'il s'agissait d'une autorisation à me défaire de la surveillance des précieuses. Je grimpai l'escalier quatre à quatre, pour arriver dans une spacieuse salle remplie de livres, d'étagères remplies de livres et de coussins remplis de plumes. Molière était bien devant, cherchant du regard les ennemis introuvables. Je voulus lui faire signe quand je sentis un petit cercle froid se déposer sur ma tempe. Mon sang se figea, et le cliquetis d'un pistolet qu'on recharge résonna dans le boudoir.
*Du verbe strider, qui veut dire hurler d'une voix stridente. Eh oui, on invente des mots, ici.
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