XV Les Motardes

J'adressai un sourire gêné à la grande femme qui me faisait face. Cette dernière était parée de magnifiques bijoux d'argent, d'une veste en cuir qui faisait ressortir ses rondeurs et ses bras tatoués, sans oublier un coquet pantalon-jupe (encore une fois fait de peaux de bêtes tannées et teintes). Je ris bêtement avant de balbutier :

« S... sauriez-vous où se trouvent... les toilettes...? »

Je n'ai jamais été très forte pour les excuses. En voilà la preuve. Mon interlocutrice afficha une mine étonnée, avant d'inspecter ma tenue. Mes vêtements de biker récupérés chez Racine devaient l'intriguer... je ricanai encore une fois, cerveau sur le qui-vive, pour marmonner :

« C'est pressant. »

Elle me mena ainsi aux aisances où je feignis quelqu'affaires. À ma sortie, je fus surprise de la voir m'attendre dans le couloir des loges, accompagnée de deux autres femmes.

« Je ne t'avais jamais vue auparavant, grésilla la grande. Depuis quand fais-tu partie du gang, et de quelle pièce sors-tu ? »

Je restai coite un instant, jusqu'à ce qu'elle reprenne :

« Oh, excuse-moi, je suis Madame Jourdain, je n'ai aucun prénom. Quant-à-cette magnifique jeune personne, il s'agit de ma fille Lucile. Et voici Nicole, ma servante, m'indiqua-t-elle en pointant une rondelette petite rousse du doigt. Je ne savais pas qu'Harpagon était venu accompagné. C'est étrange, ton visage m'est totalement inconnu...

- Je viens... du Baille-Cœur, brodai-je, rouge comme un poivron (rouge, j'entends).

- Quelle est cette farce ? Jamais je n'en ai entendu parler...

- C'est une très ancienne, qui date de la jeunesse de Molière. Il m'avait donné naissance juste avant que nous ne nous mutinions. Harpagon m'a alors pris sous son aile...

- Cela m'étonnerait fortement : ce caractère ne partage rien, et surtout pas son temps libre.

- À dire vrai, je lui ai plus rapporté que je ne lui ai pris, rectifiai-je en roulant mon pouce contre mon index.

- Tout s'éclaire, ainsi ! »

Je respirais déjà un peu mieux : les femmes du Bourgeois Gentilhomme croyaient à mes bobards.

« Pourquoi n'êtes vous pas avec votre mari ? poursuivis-je pour animer la conversation sans laisser le temps à mes interlocutrices de se poser plus de questions.

- Ah ! s'assombrit la mère. Jordan ne m'aimait déjà plus il y a trois cents ans, alors maintenant... je peux vous dire que nous trois ne valons plus rien à ses yeux. Maintenant qu'il a acquis l'immortalité, il a tout ce dont il a toujours rêvé : le savoir, le pouvoir, la qualité et même l'amour de Dorimène. Nous faisons notre vie, toujours reléguées aux coulisses, et il nous juge trop basses pour venir nous mêler à ses cours éternels.

- Alors pourquoi ne vous enfuyez-vous pas ?

- Nous sommes rattachées à notre Gangster supérieur. Quitter ce groupe serait trahir l'Illustre Gang. Nous serions pourchassées et tuées. De plus, Lucile et Nicole gardent toutes deux un amant véritable dans la troupe. Les motardes sont souvent sous-estimées et dénigrées. Nous ne servons que de décoration, dans le meilleur des cas. »

Je ne m'attendais pas à ce qu'un personnage puisse autant souffrir de sa condition. Lucile s'apprêtait à ajouter son mot quand un bruit suraigu nous surprit : le cri provenait de la grande scène...

Je m'y rendis avec empressement, les motardes ne bougèrent. Je découvris alors un spectacle que je redoutais depuis un petit quart d'heure déjà : tous les personnages masculins du Bourgeois Gentilhomme avaient les yeux rivés sur un Molière triomphal, debout sur un des sièges du premier rang. Un laquais fit tourner le premier projecteur vers Jordan, et le second vers le dramaturge. La joute verbale s'engagea :

« Tiens, Molière, quelle malheureuse surprise... piqua Jean DuJordan.

- Tiens, Jordan, quel hasardeux hasard.

- Qu'est-ce qui t'amène ?

- La question serait plutôt : qui est-ce qui t'emmène ?

- Qui m'emmène où ?

- En enfer !

- C'est marrant, parce que non.

- Alors dis-moi ou se trouve Tartuffe. Je serai plus clément.

- Tu es déjà Molière.

- Oui.

- Mais tu n'as aucune chance, regarde : j'ai tout pour moi !

- Quoi donc ?

- J'ai un pistolet, articula Jordan.

- J'ai un fusil à triple-canon.

- J'ai un Maître d'armes. Avec des armes.

- J'ai créé ton Maître d'armes. Ses armes aussi.

- J'ai une armée pour moi.

- J'ai des muscles. Très, très virils.

- J'ai d'eau.

- J'ai l'avantage sur vous, quel que soit votre nombre : j'ai savonné le parquet du théâtre. Vous ne pourrez pas vous enfuir sans glisser.

- Non... c'est impossible ! Tu as arrêté de savonner depuis ce terrible accident...

- Je sais. Rends-toi.

- Non.

- Si.

- Quelles sont les trois lettres les plus en colère ?

- NRV.

- Il est très fort...

- Assez parlé, place au combat !

- On avait dit pas les répliques de... »

Jordan ne finit pas sa phrase ; le dramaturge avait sorti son fusil, plus vif que l'éclair, et frappé le Maître d'armes en plein cœur. Ce dernier n'eut le temps de se tordre de douleur avant que son torse n'explosât. Toute la salle fut aspergée d'un liquide que je pris de prime abord pour du sang. Le bras du Maître d'armes ricocha à mes pieds... il s'agissait bien d'encre ! J'observai avec stupeur le membre s'effriter peu à peu, feuille par feuille, avant de n'être plus qu'un fatras de paperasse. Prenant les directives, le Gangster supérieur Jordan lança à ses hommes :

« Danse, Chant : occupez-vous de Molière. Dorante : va me chercher Harpagon. Les autres : avec moi.

- Vous ne vous en sortirez pas ainsi ! Pestiféra Jean-Baptiste Poquelin. »

Molière s'élançait vers Jordan quand, soudain, son mouvement fut avorté... en face de lui ricanait le maître à danser qui gargouillait :

« Danse, mon mignon... danse et suis mon exemple... »

Molière hurlait d'effort ; rien à faire : il était contraint d'imiter les mouvements de ce professeur maléfique. Je retins mon souffle quand le dramaturge et son modèle se mirent à twerker.

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