XLV Page Blanche
Je restai longtemps ainsi, les genoux dans le sang de mes frères, les bras dans celui de Molière, et la tête contre son cœur immobile. Une main sereine se posa sur mon épaule. Je me relevai pour observer Jean Racine en pleurs, que j'étreignis également :
« Pourquoi suis-je toujours vivante ? demandai-je, aveuglée par mon propre sang.
- Tu es partie d'une page blanche, Madeleine. Tu as toi-même écrit ton histoire à partir de tous les mots que cette réalité t'as donnés. En conséquence, tu n'as pas hérité uniquement des mots de Molière. Chaque fois que tu voyais d'autres choses, lieux, personnes et actions, leurs mots s'imprimaient en toi. Quand Mo est mort, tu as perdu tout ce qui était de lui. Mais tu es bien plus que cela. Tu es quelqu'un à part entière, un tout né d'un rien. »
Je me retournai pour observer le trio moraliste s'éloigner en silence.
« Pourquoi ont-ils fait ça ?
- Boileau a une morale beaucoup plus stricte que la nôtre, Madeleine.
- Et ça lui donne le droit de tuer ? »
Racine se tut, cherchant ses mots. Puis, avec délicatesse, il reprit :
« Mademoiselle. Nous autres, écrivains, nous sommes morts depuis si longtemps que, dans la tête des gens, nous ne sommes plus des personnes à part entière. Non, nous n'avons pas le sang noir ; mais nous sommes devenus des personnages. Chaque vivant nous réinvente à sa manière, nous avons des millions de créateurs, autant de nous répartis dans autant de réalités. Je pense que peu de gens imaginent le fameux Jean Racine dans la peau d'un hippie, maître d'un domaine magique et manipulant les plantes ; mais c'est ainsi que je suis. Accepter cela est le premier pas vers la sagesse, pour un écrivain comme moi.
- Où veux-tu en venir ?
- Réfléchis bien à la dernière phrase que t'as dit Molière. Il existera toujours dans l'esprit d'un autre français.
- Tu veux dire que... tu veux dire qu'il n'est mort qu'ici ? Dans la tête de quelqu'un ?
- Nous sommes tous les personnages de quelque histoire. Et tu es l'héroïne de celle-ci. »
Ma tête bouillonnait : tant de questions nouvelles s'infiltraient en moi, mêlées à la douleur de la perte de celui qui m'avait créée.
« Eh bien... je ne suis pas sage, conclus-je.
- Comment ça ?
- Je n'accepterai pas que Molière disparaisse de cette tête sans me battre. Au cours de ces derniers jours, j'ai pénétré dans un monde où la magie existe, où les mots ont un poids... différent. Alors, si tous ces mots ont vraiment un sens... qu'il éclate maintenant ! J'ai récolté toutes les phrases de mon histoire : il est temps de les consommer. »
Je me concentrai, serrant les poings à m'en briser les phalanges. Et, tenaillée par ma perte, je criai :
« Molière est vivant ! Il est là, juste devant moi ! »
Je me mis à pleurer de réelles larmes.
« Il se relève : rien ne peut l'abattre, lui et ses légendaires pouvoirs. Il me sourit, heureux comme jamais. Il est là. Il est là. »
Je soupirai, les yeux fermés. Dans ce monde alternatif créé de toute pièce, Molière était vivant ; et, le temps d'un récit, j'y croyais. C'était vrai.
J'ouvris les yeux. Racine, Corneille, Descartes, Lully, Perrault et La Fontaine m'observaient. Mais pas lui. Pas lui. Prise d'irrépressibles pleurs, je me jetai dans les bras de l'Alliance Classique, et nous nous accordâmes un temps de silence.
« Rien n'est perdu. »
Je levai la tête. Blaise Pascal, tout juste sorti de son sommeil, nous regardait tous d'un œil amusé.
« Je ne vous ai jamais connus aussi défaitistes, mes amis ! Oui, la magie existe ! Oui, les mots peuvent changer le monde ! Mais encore faudrait-il que vous commenciez à les utiliser correctement. Je sais comment ressusciter Molière. »
Tous se turent, comme s'ils ne savaient pas quoi répondre. Puis je compris qu'ils se parlaient par télépathie. Je reçus enfin la communication mentale de l'inventeur de la brouette :
« Madeleine, les six écrivains que nous sommes allons faire l'étalage de tous nos mots. Tu vas tous les vivre, et ils seront inscrits dans ton histoire. Ainsi, tu seras l'une de celles qui aura accumulé le plus d'énergie littéraire de l'Histoire. Es-tu prête ? »
Certainement pas. Cependant, je n'eus pas le temps de répondre que les six Classiques s'organisèrent en cercle autour de moi. Confuse, je les épiai un par un, tentant de me préparer au déluge. Les écrivains se mirent à flotter, la gravité les épargnant pour quelque obscure raison. Au début, une faible lueur s'échappait d'eux... puis, les secondes passant, la force de leurs lumières manqua de m'assommer. Je tins pourtant bon, décelant dans chaque photon envoyé la puissance de centaines de mots compressés en une particule. Ce flot de savoir convergea tout entier vers moi. Je me laissai transpercer. Le rituel sembla durer des heures, au terme desquelles ce furent mes propres pieds qui s'élevèrent du sol.
« Ne risquez-vous pas de vous tuer, en vous privant de tant de mots ? demandai-je à Pascal qui ricana.
- Mais non, ma jolie ! Ces mots là ne sont pas utilisés, tu les recopies en toi, sans que nous-mêmes en perdions une miette. Je suis sûr que tu connais le nom de cette pratique.
- Qu'est-ce que c'est ?
- La lecture, mademoiselle. La lecture. »
Je gloussai. Chaque seconde qui passait me rendait plus forte encore. Bientôt, nous rejoignîmes tous le sol, où j'exprimai mon admiration pour ce que je venais de vivre.
« Alors ! s'exclama Corneille. As-tu une idée de comment parvenir à tes fins, désormais ?
- Ce qui s'énonce clairement se conçoit bien ! rajouta Descartes.
- J'ai bien une petite idée. »
D'un geste, je demandai aux écrivains de s'écarter. Je sentais tout ce pouvoir pulser dans mes veines, toutes ces possibilités... je le pouvais. Je pouvais faire revenir Molière des morts. Plus concentrée que jamais, je marmonnai mille mots, comme une sorcière en pleine incantation, et vis peu à peu la réalité se déformer devant moi. Au départ, ce n'était qu'un voile flou, puis mon invocation prit de la consistance, jusqu'à devenir aussi dure que de la pierre.
Fini. J'avais réussi. Face à moi, se tenait une énorme porte au cadre richement sculpté. Au dedans, tout n'était que flammes et morts. J'avais appelé un portail vers les enfers, et j'irai y chercher l'âme de Molière. Coûte que coûte.
Appréhensive, j'avançai à pas lents jusqu'à toucher la surface brûlante de l'Autre Monde. Puis j'y plongeai toute entière.
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