XLIV Molière Biker


https://youtu.be/rRUOGd_9orc

Molière leva les bras. Sortis de nulle part, des tissus voltigèrent tout autour de son musculeux corps nu, se clonant de façon à reconstituer la fantastique tenue du maître-motard. Le pouvoir du tailleur. De nouveau en possession de son pantalon de cuir et de son marcel Ride or Die, le dramaturge s'adressa à l'antagoniste apeuré :

« Prêt à recevoir la plus grande pâtée de tes multiples vies, Big T. ?

- Ce n'était pas sensé se passer ainsi ! se plaignit Tartuffe, en pleine crise de panique. C'est impossible ! J'avais tout prévu !

- Oui, confirma Molière. Mais tu as oublié que le pivot de ton plan n'est autre que la femme que j'aime.

- Tu l'as créée de toute pièce ! Qui aurait voulu aider un traître ?

- C'est la question que je me pose en ce moment même. »

Fou, Tartuffe s'empara de sa canne-croix et frappa de toutes ses forces sur le crâne littéraire de son créateur. Un instant, je crus que le maître du mensonge avait atteint son but. Je réalisai que Molière avait stoppé le bâton en pleine course, les deux mains aplaties contre l'arme de bois.

C'est alors que, sans que je m'y attende, les innombrables tatouages recouvrant le corps du dramaturge s'illuminèrent d'une magnifique teinte bleue, si puissante que j'en fus aveuglée quelques secondes durant. Tartuffe écarquilla ses fourbes yeux, tandis que j'observai un sentiment de terreur pure s'emparer de son âme. Lâchant son bâton de croix que Molière éclata d'une main, l'imposteur s'accula de lui-même contre les miroirs-écrans.

Entouré d'une sainte aura, celui dont la langue est une légende fit un pas. Le sol trembla de respect, et une bourrasque de vent me plaqua contre le mur. Le deuxième pas fit s'écraser le lourd diffuseur de mots contre un autre miroir. Je n'osais bouger, obnubilée par la prestance quasi-divine qui émanait de cet écrivain sous sa forme suprême. Le temps retenait son souffle, pendant qu'inexorablement le créateur s'approchait de la création. Lorsqu'ils ne furent plus qu'à une longueur de bras l'un de l'autre, Molière braqua son poing, l'air le plus solennel du monde, puis, en une fraction de seconde le lança sur le misérable conspirateur.

Lorsque le choc se fit, le ventre de Tartuffe rentra si profondément en lui-même que la matière se répartit partout ailleurs dans ce corps : ses yeux sortirent de leurs orbites, ses os furent broyés et son sang pulsa si fort dans ses veines qu'il éclata ses extrémités. Des raies de lumière vrillaient mon esprit. Je gardai tout de même les yeux ouverts. Le corps de l'hypocrite ne pouvant contenir une telle onde de choc, il fut projeté contre le mur avec une force telle que la tour entière s'écroula sur le côté. Je dus courir pour échapper aux éboulis meurtriers.

Le voile de poussière retomba bientôt, et ce que je vis alors finit de sceller mon respect pour Molière : tous avaient les yeux rivés vers le ciel, Alliés comme personnages. Là-haut, le dramaturge continuait de marcher vers Tartuffe qui s'était profondément enfoncé dans le mur intérieur du magasin, à quatre mètres de hauteur. Et le biker marchait dans le ciel, faisant de l'air un sol par sa simple volonté. Quand l'écrivain fut à mi-chemin, l'Imposteur reprit ses esprits, et se mit à hurler à pleins poumons. Luttant contre son inimaginable douleur, Tartuffe réussit à se dégager du mur, pour tomber mollement sur le sol spongieux de la cour sanguinolente. Un rictus de folie déchira son faciès défiguré. Puis, il disparut. Se rendre invisible devait bien être dans sa panoplie de pouvoirs. Or, à cet instant précis, son illusion ne lui était d'aucune aide. Rampant comme un ver dans la neige, même un aveugle aurait pu le suivre à la trace. Ainsi, Molière descendit des airs apprivoisés, jusqu'à se poser juste en face du ridicule personnage. Vaincu, ce dernier recouvrit sa forme visible, et se leva.

Les tatouages de Molière perdirent leur clarté bleutée. Ce dernier posa ses deux mains sur les épaules de son personnage.

« Va. Je te laisse la vie sauve, à toi et à tous les tiens. »

Tartuffe ne broncha pas, insensible à tout. Il se contenta d'un :

« Pourquoi ?

- Vois-tu, au cours de vos nombreuses vies, jamais vous n'avez été aussi proches de me vaincre. Avant, juste imaginer qu'il soit possible que vous obteniez l'avantage n'était qu'un rêve. Mais tout a changé, ce fameux soir de cuite, où j'ai donné vie à Madeleine. Elle m'a changé, et je comprends désormais que vous pouvez aussi ressentir. Et vivre. Alors, allez vivre. Vivez, comme vous pouvez et surtout comme vous voulez.

- Vraiment ? ricana Tartuffe. T'as pas plus cliché comme évolution d'éthique ? Allez, réveille-toi, et tue-nous, qu'on en finisse !

- D'accord.

- Attends... tu n'es pas convaincu aussi facilem... »

Molière matérialisa son fusil à triple-canons grâce à l'aptitude du maître d'arme et tira dans la tête de Tartuffe. Puis, il vint vers moi, satisfait :

« Le con, il se fait avoir à chaque fois. »

Il rit grassement. Sans vraiment comprendre pourquoi, je me mis à sourire, puis à glousser comme lui.

« Tu as été témoin de la réelle puissance des dramaturges comiques, précisa Molière après une quinte de toux. Il faut changer les mœurs par le rire, comme je dis souvent. »

C'était vrai. Ça faisait un bien fou de rire.


« La fête est finie ! »

L'exclamation provenait de l'entrée de MotorHeaven, où trois gusses avançaient, l'air grave. Je reconnus sans peine le trio moraliste, toujours présidé par Nicolas Boileau tennisman.

« J'étais en plein set avec Furetière quand on m'apprend que des coups de feu et des explosions dérangent le voisinage, et que les policiers envoyés sur place ont été endormis et fourrés dans des sacs à radis. Vous croyez que ça me fait quel effet ? Votre promesse de vous faire discrets, aussi bien pour les personnages que les auteurs, a été rompue bien trop de fois, et je crois connaître la solution à tous nos problèmes ! »

Survolté, le moraliste pris une lame de lumière des mains de La Rochefoucault, dont les protestations se révélèrent inutiles. S'avançant dangereusement vers Molière, celui-ci répliqua :

« Attends, je peux tout t'expliquer... »

Sans rien entendre, Nicolas attrapa l'écrivain par le col et le transperça, avant de le jeter au sol. Abasourdie par la vitesse de l'action, je me jetai sur le biker. Du sang s'écoulait abondamment de sa plaie. Tout aussi choqués que moi, les membres de l'Alliance Classique se regroupèrent autour de leur ami. Je regardai tout autour : hébétés, les personnages de Molière erraient sans but, l'œil morne et la face morte. Puis des membres de leurs corps commencèrent à dégringoler sur le sol. Ils se décomposaient, sans écrivain pour les tenir en vie. Partout autour, le champ de guerre était devenu un champ de mort. C'est là que je me rappelai : je suis un des personnages de Molière. Prise d'angoisse, j'assistai impuissante à la vision de mes veines prenant une teinte obscure. Ma respiration se fit plus difficile, et je sentis mon cœur basculer tout au fond de ma poitrine, comme chavire un navire.

C'est alors que Molière tourna la tête vers moi, souriant de toutes ses dents. Je me rapprochai de lui, pour mieux entendre sa voix faiblissante :

« Je ne meurs pas, Madeleine. Rappelle-toi : je suis en chaque français, quelque part au fond d'eux-mêmes. »

Mes yeux se remplirent de larmes noires. Je saignais de partout. J'enlaçai Molière, attendant qu'il se relève en criant. Même si ce n'était pas drôle comme blague. J'attendis. Les secondes passèrent. Les minutes. Rien. Sa poitrine ne bougeait plus.

Il était mort.

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