XLIII Grand-Œuvre

Le faux dévot rit de bon cœur, fier de m'avoir convaincue. Aussitôt, son pied pressa un discret bouton-poussoir, et tous les miroirs coulissèrent jusqu'à se coller contre les murs écarlates de cette chapelle de la révélation. D'autres glaces sortirent des fentes prévues à cet effet, couvrant le plafond et le reste des murs. Un claquement de doigt du maître de cérémonie, et ces parois-miroirs affichèrent non plus mon reflet désemparé, mais la cour extérieur de MotorHeaven, comme si nous étions nous mêmes plongés dans ce champ de bataille.

« Ne suis-je pas un prodige de la mise en scène ? s'auto-congratula Tartuffe. »

Parodiant les brusques mouvements d'un chef d'orchestre, le maître-imposteur nous fit naviguer grâce à ses écrans géants, de la cour où se battaient La Fontaine et Perrault, au parking où Blaise Pascal avait été fait prisonnier, jusqu'à l'étage supérieur du bâtiment d'administration où Lully ronflait, prisonnier de Dom Juan, en passant par le magasin où Descartes s'était évanoui dans un champ de mort.

« Contemple ceux que tu as fait venir pour tuer tes propres frères ! Et observe comme jusqu'ici aucun d'entre eux n'a obtenu l'avantage décisif : cela prouve que même sans notre pleine puissance, nous pouvons tenir tête à des écrivains aguerris, que ce soit par la force brute ou par la ruse ! »

En prononçant ce dernier mot, l'écran fila dans le ciel, se posant virtuellement sur le toit de l'autre hémicycle. Jean Racine et Pierre Corneille s'y affrontaient toujours, mais avec si peu d'énergie que leurs coups s'abattaient mollement dans les airs sans toucher leur adversaire.

« Mais alors... reprit Tartuffe, imagine ce que tous ensemble, nous pouvons accomplir... si Molière recouvrait sa pleine puissance, partagée en chacun de nous. Et c'est là que tu es la clé de tout, Madeleine. Tu as toujours le choix : soit tu donnes tes mots à notre ancien chef de gang, ce qui nous conférera à tous l'immortalité et le pouvoir, ce que chacun veut, soit tu t'en abstiens, et nous mourrons tous ce soir, toi y compris, car Molière n'a de mots que pour quelques heures encore, si cela ne se compte en minutes. D'autant plus que les combats font rage, les mots fusent et se gâchent... choisis donc. Mais choisis incessamment. »

Soudain, toujours sous la commande du maître des lieux, le fauteuil sur lequel j'avais été assise s'enfonça dans le sol. Peu à peu, il en ressortit un autre meuble, beaucoup moins confortable à première vue : une chaise de fer, décorée de piques qui s'étendaient dans tous les sens, comme une énorme antenne.

Et sur ce trône, siégeait le Molière le plus faible que j'aie jamais eu à observer. Le pauvre squelette avait perdu les trois-quarts de ses cheveux. Nu, il était attaché à son siège par une multitude de crochets de fer qui lui rentraient dans le dos.

« Constituer la machine que tu as devant les yeux ne fut pas une partie de plaisir, je peux te l'assurer. Il s'agit d'un diffuseur de mots, qui envoie toutes les informations littéraires directement aux personnages de l'auteur sans que lui-même en connaisse la couleur.

- Mais... balbutiai-je. Que lui avez-vous fait ?

- Oh... ça ? C'est l'œuvre d'Alceste, il est le seul à blâmer. Tenir ce tyran ainsi est le prix de la liberté, mademoiselle. »

Je me penchai sur mon compagnon de route, mon créateur, celui qui m'avait laissée pour dernière image de lui un poing. Avais-je vraiment le choix de faire autre chose que ce que le menteur avançait comme l'unique issue à tous les problèmes ? Voulais-je vraiment devenir l'ennemie de l'Alliance Classique que j'avais initiée, et permettre à ma véritable famille de vivre... en séquestrant notre créateur ? Tout à coup, tout devint clair, et toutes les questions disparurent : mes prochaines actions allaient déterminer qui je serai. Alors autant assumer dès maintenant ce que je suis. Je posai une de mes mains contre ma poche. Il m'en restait une seule.

« Tu as raison, lançai-je à Tartuffe qui s'enorgueillissait de sa victoire. Sur un point.

- Pardon ?

- Il y a un vrai plaisir à manipuler ses ennemis. »

Avant que le dévot ait pu esquisser le moindre rictus, je sortis mon pistolet à billes - chargé de ma dernière munition - et tirai en plein dans la tête de Molière. Les billes foudroyantes étaient des objets littéraires, créations totales d'Hippolyte. Elles étaient des mots.

L'explosion m'assourdit tandis que j'observai les arcs électriques ramper sur l'écrivain sans jamais le toucher. La foudre parvint à l'antenne, qui transmit les mots létaux à chacun des personnages, partageant la dose suffisamment pour sonner un bœuf. Moi-même, je sentis un petit grésillement dans ma chair, mais pas aussi puissant que ce à quoi je m'attendais. Je me retournai : de la fumée noire sortait des oreilles de Tartuffe, qui hurlait à la mort tout en brûlant de l'intérieur. Et il en allait de même pour tous les personnages du dramaturge.

Je jetai mes yeux contre les écrans-miroirs toujours fonctionnels : partout, les ennemis s'immobilisaient, grillaient allègrement en poussant des cris inhumains. Les Alliés ne se firent pas prier : le conteur lycanthrope se rua sur Sganarelle et arracha méthodiquement la gorge de chacun des corps empilés du valet qui s'écroula ; Jean de La Fontaine abattit les derniers pédants, déchirant et découpant à loisir ces cibles incapables d'esquiver encore. Même les deux tragédiens se détournèrent de leur légendaire rancune pour observer le curieux phénomène d'une marée de motards en pleine crise d'épilepsie électrifiée.

Toutefois, l'effet ne se prolongea pas plus longtemps, et j'observai avec terreur que tous les survivants commençaient à reprendre leurs esprits, à commencer par Tartuffe, qui jetait le plus terrifiant de ses regards droit sur ma tempe. Aussitôt, je me ruai sur mon unique espoir. J'agrippai le squelette de Molière (qui devait peser aux alentours des trente kilos) et le tirai de toutes mes forces. Les crochets métalliques arrachèrent des morceaux de son dos, mais peu importait ! Je lâchai la loque humaine sur le sol. Le dramaturge respirait à peine. Je me laissai tomber à genoux, et plaçai mes deux mains sur son cœur, comme pour effectuer un massage cardiaque. Je me concentrai. Sur tout ce que nous avions vécu, sur cette fantastique épopée parisienne, cette odyssée littéraire sanglante, où les mots étaient tout. Sur moi, puisque j'étais cette tragédie, cette histoire. Ainsi, mes mains se mirent à briller, de façon presqu'imperceptible d'abord. Puis de plus en plus puissamment. Au bout du compte, tant de lumières s'empressaient dans mes extrémités qu'elles s'échappèrent d'un coup, provoquant une onde de choc si puissante que je fus projetée contre un des miroirs, que je brisai. Ma tête me tournait. Quelques secondes passèrent ainsi, perdues dans les méandres des reflets.

Lorsque je relevai la tête, mes pieds ne touchaient plus le sol. Molière Biker me souriait, muscles et cheveux revigorés (quoiqu'il soit toujours nu). Il me déposa à terre et déclara :

« Grâce à toi, Madeleine, j'ai récupéré mes pouvoirs. Je t'en serai éternellement reconnaissant. Mais... maintenant... il est temps de punir ceux qui m'en avaient privé. »

Tartuffe sourit bêtement, ne sachant quoi faire d'autre. Je le plaignais d'avance.

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