XLII Coup de Théâtre
https://youtu.be/oN2Xs-MvxLw
Je retirai ma main de l'emprise du faux Molière, et reculai jusqu'à buter contre un fauteuil. L'homme enleva son déguisement d'hypocrite , et redevint tel le Tartuffe du bateau, cette fois muni d'une grande canne en forme de croix chrétienne.
« Tu es décidément plus perspicace que ce que je pensais... ricana le nouveau chef de l'Illustre Gang. »
Le biker attrapa un interrupteur qui pendait du plafond et l'actionna sans ménagement. Aussitôt, la lumière inonda la pièce dans laquelle j'étais tombée, beaucoup plus chaleureuse qu'une vulgaire tanière de grand méchant. L'étage du bâtiment d'administration avait été récemment réaménagé. Ainsi, les murs étaient recouverts d'une toute neuve tapisserie d'un rouge vif, quand le sol était fait de froides dalles saumonâtres. Je n'observai pour tout mobilier qu'un cercle de miroirs, au centre duquel se trouvait un fauteuil, en plus de ma personne. Tartuffe me demanda un instant d'un furtif geste avant de sortir un plateau de derrière un des miroirs, sur lequel bouillaient deux tasses de thé. L'usurpateur m'en proposa une que je rejetai avec dégoût.
« Relax ! Je ne vais pas te faire de mal. Jamais cette idée ne me viendrait à l'esprit. »
Il prit une gorgée de chacune des tasses, pour prouver leur sanité, mais je les refusai encore, malgré le fait que ma bouche soit totalement sèche après ces rudes combats.
« Fais-moi au moins le plaisir de t'asseoir. »
Sa phrase sonnait comme un ordre, auquel je me pliai malgré moi, les jambes anéanties. Tartuffe sourit de toute sa bienveillance avant de siffler :
« Tu sais... si mon pouvoir me permet de faire mentir le réel, de cacher et déformer, il m'a aussi été fait don de son contraire. Je peux rétablir la réalité là où on a vainement tenté de la déconstruire. Car les mensonges sont la construction de l'homme, et tout ce qui en est croule sous le poids du temps, quand la vérité, fruit de la nature des choses, ne s'altère jamais.
- Où veux-tu en venir ? »
J'avais tenté d'être la plus acerbe possible, de cracher tant de venin que l'innommable sourire du maître-imposteur disparaîtrait à tout jamais. Mais je n'avais pas ce talent.
« Ah... Madeleine. Madeleine, Madeleine, Madeleine. Ici, nous n'avons plus que ce mot en bouche depuis quelques jours. Quel que soit le sujet de discussion, nous en revenons toujours à toi. Puisque toute cette mascarade, ces combats, cette quête... tout cela tourne autour de toi. Toi, et encore toi.
- Je ne comprends pas...
- Vraiment ? Alors commence par te poser les bonnes questions : quel est mon dessein, à moi, génie stratège ? Si tu réfléchis bien, pousser Molière à bout, le forcer à utiliser tous ses mots pour tuer ses propres personnages qui eux-mêmes gâchent son énergie vitale ; tout ça pour que nous nous effacions tous de la réalité ? ... ça n'a pas de sens. Pourquoi aspirerai-je à devenir chef au détriment d'une quasi-immortalité assurée ?
- Oui... ça n'a pas de sens, confirmai-je.
- Exactement ! Exactement ! Oui ! Maintenant, fais le lien : il existe un unique moyen de récupérer les mots qu'on a gâché, qui pourrait tous nous sauver... écrire un nouveau texte. Quelque chose d'autre, faire reparaître la grandeur par les mots, pour que tous les autres reviennent. Molière t'en a parlé un jour. Une tragédie.
- Le Baille-Cœur.
- Tout à fait ! Là est la clé de l'énigme... Madeleine. »
« Tu es le Baille-Cœur. »
Mon souffle se coupa.
« C... comment ?
- Il existe une pratique littéraire qu'on a interdite depuis des siècles. Une pratique littéraire consistant non pas à transposer des mots d'une page à la réalité, pour créer tous ces sortilèges et invocations dont tu as été témoin, mais à donner vie à une page blanche, à du vide sans mots, qui se remplit de toutes les lettres qu'elle rencontre. Tout ce que tu as vu, entendu, ressenti ou lu d'une manière ou d'une autre est gravé en toi. Tu ne fais pas partie d'une histoire. Non, encore mieux : tu es ton histoire.
- Non... non. C'est impossible. Je ne veux pas te croire.
- Tu ne t'es jamais demandé pourquoi tu n'avais aucun souvenir de ta vie d'avant ? De ta vie avant Molière, avant les mots ? Avant de marcher seule la nuit ?
- Comment savez-vous cela ?
- Tous les êtres littéraires traversent une période d'hébétement lorsqu'ils entrent dans le vrai monde, comme une enfance express, où l'on ne s'est pas encore rendu compte du poids des choses. Et Molière, pendant toute cette aventure, n'a fait que te balader, t'occuper pour que jamais tu ne puisses te poser les questions qui te concernent. »
«Tout ce temps, on n'a parlé que de Molière Biker, sans jamais penser que tu étais l'héroïne de ton histoire. »
Je me levai du fauteuil, soudain prise d'un terrible mal de crâne, et m'accoudai à un miroir environnant pour reprendre mon souffle. Non. Il mentait. Il mentait. Ce personnage est la manipulation à l'état pur, alors comment pourrais-je accorder ne serait-ce qu'une once de crédit à ses déblatérations ? Comment croire à ça ?
« Chacun des personnages que Molière a créés est un bout de lui, poursuivit Tartuffe. Il est partie pédant, partie docteur, partie jeune fille en détresse, partie vieux monsieur vicieux et grincheux... et partie valet sournois, menteur, comédien enfin. Et tout ce que je t'annonce là était su de tous. Tous les personnages de Molière, tous les écrivain que tu as rencontrés... tous le savaient. Et seul moi ai osé te le dire. »
J'étais trop asphyxiée par mes pensées pour répondre quoi que ce soit à cela.
« Et comment le savaient-ils ? C'est très simple. Molière ne t'as pas créée sur n'importe quelle page blanche. Il a pris un modèle. »
Un temps.
« Tu as le même corps, les mêmes hanches, les mêmes mains, le même visage que Madeleine Béjart. La première amante de Molière. Son premier amour. Et c'est ta fille qu'il a épousée, Armande Béjart. Tu as incarné plusieurs des personnages que Molière a massacrés devant tes yeux, tu les as créés, tu les as été. »
Non. Tout simplement non. Je ne pouvais pas être la mère de l'épouse de Molière, je ne pouvais pas être Madeleine Béjart, ressuscitée des morts sans aucune mémoire.
« Maintenant que tu sais qui tu es, apprends comment tu fus.»
« Il y a quelques semaines à peine, Molière était toujours chef de l'Illustre Gang. Un soir, il but tant et tant de cognac qu'il perdit la raison. Et, dans un excès de folie, il te créa. Or, nous ne voulions pas qu'il t'utilise ainsi. Nous voulions que tu saches. C'est là que nous nous sommes révoltés, tous les personnages de la troupe, pour toi et ta liberté. Mais Molière ne voulait rien entendre. Il a tué tant des nôtres... puis a fui. Je savais qu'on avait passé le point de non-retour. Ayant utilisé trop de mots pour se battre entre nous, le seul moyen pour nous tous de survivre serait... que tu sois. Tu devais vivre pour sauver, ou un menteur immortel, ou trois cents victimes de sa fureur qui te veulent et t'accueillent dans leur grande famille. J'ai alors fait en sorte de vous balader, tous les deux, de façon à ce que je connaisse tout le temps votre position, et à ce que tu puisses explorer tout le monde de la littérature, pour enfin comprendre vraiment ce que tu es, dans l'ultime révélation que je t'apporte. »
Mes certitudes étaient de plus en plus floues. Ce Tartuffe était un atroce génie de la torture. À cause de lui, et pour la première fois, je me posais la question : qui suis-je ? Et ça faisait si mal.
« Laisse-moi te montrer quelque chose. »
Mon esprit terrassé était incapable de diriger mon corps. Aussi me laissai-je aller aux pleurs, tandis que Tartuffe me relevait tendrement la tête. Dans le miroir, en face de moi, se tenait Molière. Mais pas ce Molière Biker inhumain qu'on venait de me décrire. Non. Le vrai Molière. Un homme qui avait choisi l'excommunication par amour pour le théâtre, un homme dont les vers ont traversé les siècles grâce à leur perfection, un homme pas si musclé que ça, plutôt ridicule avec sa petite moustache. Un homme mort il y a trois cents ans. Je reculai, déséquilibrée, et, lorsque je me tins au fauteuil pour ne pas tomber, je vis, tout autour, chacun des miroir refléter une personne différente. Leurs noms me venaient ainsi, sans que j'eusse à y penser : Du Croisy, Mlle de Brie, La Grange...
Mon regard continuait à tourner, encore et encore, comme une aiguille d'une montre ne sachant plus vers quoi se positionner.
Mlle du Parc, Brécourt, M. Béjart, Mlle Du Croisy... puis Armande. Elle était si jeune, et si belle.
Puis moi. Enfin... moi. Plutôt une moi somptueusement vêtue, aux airs charmants, aux longs cheveux de feu, et à la face si sereine... si sure de son existence.
Je n'étais pas cette femme. Je n'étais pas Madeleine Béjart. Je l'avais bien dit au Molière : ce n'est pas mon prénom. Alors quel est-il ? Je ne sais pas. Je n'ai jamais su.
« Il s'agit de la troupe de L'Impromptu de Versailles, où Molière a fait de sa véritable troupe des personnages à part entière, du théâtre dans le théâtre. Les comédiens se jouant. »
« Si tu n'es toujours pas convaincue par mon discours... tiens. »
Il me tendit une lame de rasoir. Je savais ce que je devais faire avec.
Aplatie par les mots, j'appliquai le métal froid sur ma peau palpitante. J'entaillai. Les premières phrases me vinrent ; des mots indiscrets lancés dans le vent, et qui m'avaient tout dit avant que je sache écouter. Je revis Harpagon : « Choisis bien tes alliés, gamine. ». Ma peau commençait à se détacher. « Écrire à nouveau est une chose, mais la manière dont tu as décidé de le faire en est une autre... ». La douleur me vrilla le cerveau. « Vous êtes plus lisible qu'un livre, c'est normal pour ceux de votre espèce. ». La fine lamelle de peau se détacha tout à fait. « Nous sommes tous des fils du Théâtre. Ou du moins l'étions nous. ». Une goutte de sang coula. Du sang. Du sang...
Noir. Des larmes de désespoir poignirent à mes yeux. Je soulevai la lamelle de peau que j'avais coupée. Bientôt, le rose de la chair redevint le blanc de la feuille, et je vis... je vis des mots s'écrire. Les mêmes mots que je pensais en cet instant, les mêmes phrases qui torpillaient ma tête, les sons, les images, tout s'écrivait inlassablement sur mon bras dans le même temps que je le vivais. J'étais tout cela. J'étais une page blanche qui s'écrivait. J'étais une histoire partie de rien. J'étais quelque chose, au final.
Tartuffe me tendit sa main pleine de vérités et de mensonges. Je la considérai un instant, puis l'acceptai.
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