XLI Le Festin de cailloux
Un sifflement surpuissant généré par Lully m'avertit que nous freinions. Nous touchâmes le sol avec brutalité, mais le corps de mon allié amortit ma chute. Me poussant sans tact aucun, Lully se leva d'un bond, et referma d'une bourrasque sonique la porte que nous avions traversée. J'eus juste le temps de voir le visage désespéré de Scapin, avant que notre unique fenêtre sur la tour décapitée ne se referme. Le corps du personnage produisit un petit « crac » en s'étalant sur le sol de l'étage supérieur. Puis l'intégralité des objets du farfouis s'effondra sur le valet impuissant. Le grondement était assourdissant, et notre plafond commençait à se fissurer...
« Ne vous inquiétez pas, notre toit ne s'effondrera pas. Tartuffe a fait passer Vauban il y a deux semaines pour consolider le tout. »
Nous nous retournâmes. Celui qui nous avait adressé la parole se prélassait sur un monstrueux trône moelleux. Autour de lui, une petite dizaine de femmes et hommes presque nus s'enroulaient, le couvraient de baisers et de caresses. Aux pieds de l'étrange antagoniste, une table ovale s'allongeait jusqu'à nous. Une nappe aux paillettes d'or avait été coulée contre ce meuble, autour duquel quelques chaises pleines de gens dansaient sur le sol de marbre.
« Tch'est una sacrée tablée qué tou as là, Tenorio, envoya Lully au maître du repas. »
Le susnommé personnage plaqua son regard complu sur les plats que ses invités se passaient avec enthousiasme, sans proférer aucun mot. Quelle surprise ! Les convives se repaissaient d'un bien étrange repas : des roches, cailloux et pierres de toutes sortes étaient piochés, mâchés, puis avalés avec une gourmandise effrayante. Sans jamais de pause. La panse de certains semblait si tendue que je sentais leurs vêtements craquer, au même titre que les chaises souffrantes.
Malgré ma répugnance, j'observai ces fous dévorer les minéraux sans se préoccuper de rien d'autre que de l'âpre goût qui envahissait leurs papilles scarifiées. On n'entendait que les piaillements des chaises angoissées et les craquements des gencives déchirées, les « croc » des dents qui se déchaussent et les « plac » des mâchoires déboîtées qui remuent toujours. Comment ces damnés pourraient-ils avoir le loisir de parler ? Respirer leur était déjà une torture, si tant est que cette aptitude fût toujours d'actualité chez eux. Quant aux plats, qui semblaient légers comme un dé à coudre, ils ne se vidaient jamais, de sorte qu'à chacun des petits rochers chapardés par les édentés, une autre pierre poussait dans le fond du récipient.
Seules trois entités prenaient leur pied au cours de ce sanguinolent banquet : un des convives, homme de pierre en tenue militaire, souriait en se gavant des mêmes matériaux qui le forment. Il broyait ses aliments jusqu'à en fait du sable, avant d'avaler dans un semblant de gargarisme. La statue mobile s'était, comme tous les autres personnages, adaptée au monde motard qu'avait plus tôt imposé Molière. Ainsi, un casque et des lunettes de soleil avaient été sculptés spécialement pour le bougre, dans un granit solide. Juste à sa droite, un être asexué, vraisemblablement ectoplasmique, formé de deux linges immatériels qui tombent sur une silhouette humaine, tentait vainement d'empoigner les roches. Le spectre jetait de temps en temps des regards envieux sur les autres convives, et l'on sentait sa lumière spectrale verdir de rage. Le troisième individu satisfait du cours des choses n'était autre que leur instigateur, enveloppé dans son cerceau de lardons humains, corps lobotomisés qui ne semblaient vivre que par lui, en extase constante.
« Mais... quoi ? »
Ce furent les seuls mots qui me parvinrent, face à cette vision d'horreur.
« Lé dernier des gangsters soupérieurs à t'être inconnou, me précisa Lully. Ié té présente il signore Dom Juan Tenorio. Plous connou sous lé nom dé Dom Juan. »
Le personnage répondit en m'envoyant un baiser. Je déglutis. Il était beau. Vraiment. Et plus je le fixais, plus son visage s'affinait, prenait une teinte apte à me plaire. Aussi détournai-je le regard.
« Laisse-nous passer, ordonna Lully, hautain.
- Oh, mais bien volontiers ! sourit Dom Juan, plus affable de seconde en seconde. Je ne chercherai nullement le combat, quel intérêt ? Après tout, assez de mes frères sont morts aujourd'hui... et je vois que mon valet Sganarelle ne revient pas. En revanche, je ne serai pas non plus votre allié, et ne vous indiquerai pas le moyen de descendre encore d'un étage... le tout petit étage qui vous sépare de votre objectif... sauf si vous convenez à vous joindre à nous, pour tailler la bavette. Entre bons amis.
- Tou né mé prendras pas au piège.
- Allons, Lyllou, il y a des siècles où je t'ai connu moins revêche !
- Cé temps là est révolou.
- C'est à toi de choisir. Soit vous prenez chacun votre chaise, et repartez promptement terminer votre quête. Soit vous restez là, plantés comme des choux, jusqu'à la fin des temps. En fait, vous n'avez pas vraiment le choix.
- Ié connais oune autre optionè ! grogna le musicien. »
Lully leva le bras pour tenter une de ses projections soniques, mais il en fut dissuadé. Au moindre signe de menace, la statue vivante avait tourné sa tête à 120 degrés, prête à balancer son poing meurtrier contre mon dernier allié.
« Prenez place, conclut Dom Juan avec un petit sourire en coin. »
Lully fulminait, dominé. Il se tourna vers moi et chuchota :
« Prêtons-nous à son jeu. Mais, surtout, né té laisse pas charmer. Autrément, il aura tout pouvoir sour toi.
- Comment dois-je procéder ?
- Faisons-lé parler. Occoupons-lé pendant que ié trouve oune alternativè. »
Résigné, le musicien fit quelques pas sur le sol rieur, tira une chaise, prit place.
« Ah ! Voilà mon bon petit Lyllou revenu à sa place ! »
Dégoûtée, j'imitai le Classique. Tirai une chaise. M'assis. Aussitôt, le monde tout autour prit une teinte nouvelle. Toute cette mascarade était ensorcelée, je le sentais bien.
« Bienvenue ! s'exclama le gangster supérieur en m'applaudissant comme on congratule un petit chien. Nous avons tant de choses à nous dire, vous et moi.
- Pourquoi voudrai-je vous parler ? crachai-je.
- Et pourquoi non ? Madeleine, c'est bien ça ? J'ai tellement entendu parler de vous ; et Harpagon vous a contée comme étant une reine de beauté. Je me suis aussitôt figuré qu'un tel bijou ornerait parfaitement cette table. Et maintenant que je vous vois, là, réellement, à portée de vue, je sens poindre un amour... que vos paroles ne feront qu'alimenter.
- Vous m'en direz tant. Et vous allez m'épouser, ensuite ?
- Ne soyez pas tant sur vos gardes, roucoula Dom Juan. »
Je baissai à nouveau la tête. Son regard insistant me gênait, comme s'il me déshabillait mentalement, sans me connaître. Malgré moi, je rougis.
« Telle est donc votre aptitude, lançai-je. Vous charmez. »
Le personnage fut pris d'un doux rire, qu'il m'aurait été possible de qualifier de "craquant", en des circonstances moins guerrières.
« Je suis flatté par cette déduction, répondit-il. Je regrette toutefois de devoir vous informer de sa fausseté. Non, si je charme, mademoiselle... si je vous charme, c'est au moyen d'une toute autre science. Les dons que Molière me fit sont d'un ordre autrement plus surnaturel. »
Avec le zèle d'un scientifique en pleine démonstration, le séducteur plaça son pouce entre ses dents délicates. Puis, paisible, il pressa ses mâchoires l'une contre l'autre. Aussitôt, l'entièreté des convives sursauta de douleur en massant son pouce. Moi-même, je sentis une petite lueur de souffrance à l'endroit où cet autre corps s'était blessé.
« Ceux qui m'aiment ressentent la même chose que moi, expliqua Dom Juan en essuyant les perles d'encres sorties de son doigt meurtri. Le plaisir ; la douleur, de la moindre petite caresse au poignard planté dans le ventre. C'est l'amour sous la forme la plus belle : le partage.
- Tou es pitoyablè.
- Et pour quelle raison, monsieur le musicien ?
- Tou fais dé l'amour oune instroumento, tou l'outilises là où ça dévrait être un...
- Hasard ? Un produit du destin ? Une chance ? Aucun des trois n'a à voir avec l'amour, cingla le libertin. Seule la séduction en est instigatrice. Et la séduction n'est jamais naturelle. C'est le produit d'une volonté humaine, qui par des actions humaines tisse un sentiment humain. La séduction est la base de tout - et qui se rend seigneur des bases du monde possède tout le reste. C'est aussi simple que cela : si un cœur est à prendre, celui qui s'en saisit maîtrise le reste du corps.
- Dit comme ça, votre définition des relations amoureuses peut paraître... comment dire... crue, dis-je.
- Au contraire, c'est du tout-cuit ! s'écria le séducteur en pouffant. J'imagine la société comme une grande plaine, où chaque individu construit son esprit sous la forme d'une tour : les bâtiments réglés par la raison prennent de la solidité, quand ceux abreuvés par la culture grandissent. Ces esprits sont parés à tous les assauts intellectuels : on peut les bombarder de mots, les cribler de pensées meurtrières, rien ne vacillera jamais. Mais si un tout-avisé s'introduit par séduction dans la tour d'un homme, en l'amadouant, il découvrira un intérieur rembourré de dentelle, où le mobilier de verre craint le plus petit battement d'air. Les gens sont faibles face à leurs sentiments. Une fois entré, on est maître de tout. Voilà pourquoi le séducteur est le plus dangereux des ennemis des hommes modernes : il touche à leur seule faiblesse, leur cœur. »
« Ainsi, pour s'éviter le tracas d'être détruits, les hommes ont décrété d'un commun accord que l'amour était une mauvaise chose - il fallait ne laisser entrer que celui qui viendrait avec des intentions purement cordiales de procréation. On a appelé ça le mariage. Ainsi, au lieu d'améliorer notre capacité à résister aux chocs émotionnels (ce qui éradiquerait tout pouvoir chez les séducteurs), on les évite. À partir de cet instant, les cœurs pris et à prendre devinrent de glace et de pierre. On vit se multiplier des joyaux de pudeur, des oasis de prude prudence, des océans de bien-pensants qui croyaient qu'une croûte d'ingénuité obéissante durcirait leur mie. Désormais, il fallait de l'habileté pour séduire. Conséquemment, cet art devint compétition : qui brisera qui ? Qui aura la dextérité de venir à bout de tel ou telle ? Tant et si bien que, de la chrétienté jusqu'à sa chute, la séduction fut le seul attrait de l'amour. »
« Puis, les gens eurent le droit de s'aimer, de se toucher. C'était la fin des libertins : quel intérêt à plaire à quelqu'un qui assume aimer ? Par chance, les pudiques subsistent, et, de temps à autre, je trouve une résistance suffisamment forte pour que je me fasse les dents dessus. Les cœurs de pierre se font rare, et ne m'apportent plus qu'un plaisir limité. »
En disant ces mots, Dom Juan piocha à son tour un caillou, le contempla quelques secondes, puis le lécha. Au contact de sa langue, la pierre se tinta d'une féroce lumière rouge où se déployèrent un florilège de sentiments. Puis il dégusta le cœur, comme il l'a toujours fait.
« Madeleine, m'interpella la voix coincée de Lully. »
Je jetai un coup d'œil dans sa direction.
« Né mé régarde pas. »
Je fis revenir mes prunelles sur Dom Juan qui dégustait son cœur de jeune fille. Le compositeur florentin me parlait sans bouger les lèvres, et usait de ses pouvoirs de sorte que je fusse la seule à l'entendre.
« I'ai enfin eu lé temps dé sonder la salle avec mon sonar. Ié sais désormais où sé trouve lé passage vers l'étadgio inférieur.
- Où...
- Né parle pas ! Il faut qué tou plonges dans lé plous grand des plats de cailloux. Fais-moi confiance. Or, tou né peux pas l'atteindre commé ça... attends ma diversion. »
J'acquiesçai discrètement.
« Voilà pourquoi vous m'intéressiez tant, mademoiselle Madeleine, continua Dom Juan.
- Pourquoi ? fis-je, interloquée.
- Parce que je n'ai jamais vu de cœur comme le vôtre, m'avoua le personnage. Voyez-vous, cette table est une métaphore que j'ai conçue tout spécialement pour modéliser les sentiments de chacun. J'ai plusieurs fois fait appel à votre cœur. »
Il étaya ses explications en piochant une caillasse dans le plus grand des plats. C'était une pierre comme toutes les autres.
« Et quelque chose me passionne avec lui.
- Vous n'arrivez pas à me séduire, dans vos simulations ? me moquai-je.
- Pfuh ! Pour qui me prenez-vous ? Non : la particularité de votre cœur est d'une toute autre mesure.
- Dites donc !
- Il est vide. »
« Mainténant ! s'écria Lully. »
Le musicien aplatit sa tête contre la table, d'une telle violence que le coup l'assomma. Or, si tous les amants de Dom Juan ressentaient sa douleur, l'inverse n'était pas moins vrai. Le gangster supérieur s'époumona et tomba de son trône, transpercé. Je m'élançai vers la sortie indiquée par l'allié, tandis que l'ensemble des convives du festin de cailloux se précipitait vers le bien-aimé séducteur. Avec un dernier regard de compassion pour Lully, je sautai à pieds-joints dans la salade de rochers. Je m'enfonçais comme dans du sable. La traversée dura dix secondes à peine. Bientôt, je sentis que mes pieds sortaient de la mélasse minérale. Je tombai comme une masse sur un sol frais, à l'étage inférieur, reprenant goulûment ma respiration.
C'est enfin que je réalisai : j'étais seule.
« Madeleine... geignit une voix affaiblie. »
Il faisait sombre. J'attendis que mes yeux s'habituent. Les contours d'un homme se firent. Serait-ce possible ? Il était grand. Musclé. Cheveux longs.
« Madeleine... »
Il s'avança jusqu'à n'être qu'à un pas de moi. Non... cette odeur virile ne pouvait pas me tromper. Pas plus que cet équipage parfaitement motard. Même les tatouages étaient là.
« Madeleine... »
Il me prit la main. Les larmes aux yeux, je serrai les doigts de celui qui m'avait laissée pour morte. Mais que j'étais quand même venu chercher, poussée par je ne sais quoi. Mais il était là, maintenant, il était là et nous pourrions mettre tout ça au clair, il était là et...
J'aperçus une lueur de malice dans les orbites de l'homme. Il n'était pas là.
Non. Non, ça, ce n'était pas Molière.
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