XL Farfouis


Quand la poussière soulevée par notre excessivement brutal atterrissage nous permit à nouveau de scruter le décor dans lequel nous avions été projetés, je pâlis d'angoisse : nous jonchions au côté du trou formé par Armande, c'est-à-dire directement acculés au plafond de la haute tour. La gravité avait été inversée, et je n'étais pas la seule à m'en inquiéter : tout autour, Corneille crachait sa fumée de cigarette en pestant, Racine levait les bras comme en pleine montagne russe et Jean-Baptiste Lully lançait des objets aléatoires en l'air, étudiant leurs trajectoires.

Mais lorsqu'il est question d'objets aléatoires, il ne s'agit pas là de paroles vaines ! : l'atmosphère intérieure de la tour était polluée par mille petits bibelots flottants, venus de tous temps et de tous espaces. Ces éléments aussi impromptus les uns que les autres suivaient des lois physiques tout à fait dichotomales : tandis que certains s'écrasaient toujours avec force contre la matière la plus proche - formant des boules d'un tout désordonné -, une partie tournoyait au gré des bourrasques invisibles qui balayaient l'air de la tour, tantôt respirable, tantôt empreint de senteurs diverses (des plus douces aux plus nauséabondes), tantôt tout juste vidé d'oxygène. Mais la plupart des matériaux en suspension semblaient comme figés dans le temps, immobiles et ternes.

Le tout formait non pas un magnifique spectacle, comme on pourrait trembler d'admiration devant un grandiose ballet, mais plutôt un immense espace de désordre et de démesure, où l'abondance de tout rendait chacun des riens inappréciable. Mes yeux valsaient de gravas de choses en tas de machines, sans jamais qu'aucune clarté ne s'établît en moi, comme ce le pouvait être en tout autre endroit de notre monde. Déjà poussé par une curiosité violente, Lully s'était avancé jusqu'au bout du cercle plafonnier, et, avec la grâce la plus classique, il posa son pied contre le mur recourbé de la tour cylindrique. Aussitôt happé par une force, il s'étala contre le mur, puis, sans plainte aucune, se releva, contemplant mon sol qui était désormais son mur. Tout se mélangeait : ici, la surface sur laquelle on prenait pied devenait derechef le nouveau centre de gravité auquel il fallait se référer. Gambadant ainsi contre les murs de la tour, le musicien s'égaya avec une ardeur à en faire pâlir un mouton.

Seule marque d'un monde quitté au seuil du ciel : Armande, qui gisait au sol. La moto de Molière, fière comme à son habitude, pointait droit vers le sol le pique tordu qui servit à défoncer le toit. Elle avait reçu l'intégralité du choc. Des pièces de sa carrosserie, plissées, vrillées, réduites à des monceaux de fer dépeints, agonisaient au plafond. Le moteur n'était plus grand-chose. Les roues, ces autrefois mangeuses de route effrénées, de vulgaires croissants parés de confettis de caoutchouc. Le guidon, ce réceptacle des mêmes mains qui écrivirent tant de pièces, un bâton brisé. Armande était morte.

« Un farfouis. »

Jean Racine avait ouvert les yeux, en défaisant son chignon. Il me fixait.

« Un quoi ?

- Un farfouis. C'est comme ça qu'on appelle cet endroit. Je n'aurai jamais pensé visiter un jour celui de Molière.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Une sorte d'œuvre, mais pas tout à fait, qui gît en chaque écrivain. C'est une constellation d'ébauches, une terre de prototypes, où se forment, s'assemblent et croissent les idées d'un créateur. Avant même la rédaction de l'ouvrage, le brouillon est fomenté ici. C'est une énorme source de mots, peu efficaces puisque désorganisés. La matérialiser a dû lui en coûter un bras, à Molière. Je comprends désormais pourquoi il était si faible ; il ne lui restait pas même les mots échappant à ses œuvres.

- Où est ton farfouis ? demandai-je. »

Jean désigna sa tête avec un petit rire dédaigneux :

« Suis pas fou, moi. Je le garde bien loin enfoui. Je me demande pour quelle raison ce bougre d'âne de Poquelin aurait bien pu en venir à recréer ces mots en ce lieu.

- Cet homme nous cache quelque chose, intervint Pierre Corneille en accompagnant ses mots d'un crachat.

- Tch'è fantastico ! s'exclama Lully en s'agrippant à une sculpture de bouteille de sirop géante, taillée dans du bois de vigne. »

Mon attention se perdit encore dans le désordre ambiant, puis je m'enquis :

« Et maintenant ?

- Descendons, proposa l'auteur du Cid. Même si quelques squaws risquent de nous tomber dessus au passage, Molière ne peut être emprisonné que quelque part dans cette tour. Et son secret avec lui. Il vit depuis bien trop longtemps pour qu'il se laisse berner par ses propres créations, et qu'il agisse aussi inconséquemment. Un autre facteur a dû rentrer en compte, qui l'a perturbé au plus haut point. »

Suivant les recommandations du tragédien, nous imitâmes Lully, de sorte à marcher sur les murs de la tour. Nous progressâmes lentement ; les vents violents et les amas d'objets métamorphosant durablement la randonnée. Nous luttâmes ainsi dans la reconstitution des idées de Molière jusqu'à ce que Jean-Baptiste, notre éclaireur, s'arrête net.

« Que se passe-t-il ? m'inquiétai-je.

- Les ondes dé mon sonar sont bloquées. Ié né peux pas voir cé qué sé cache là-derrière. »

Sur ces mots, le fier compositeur tendit sa main. Elle s'aplatit contre un mur invisible, trahi par les vagues d'énergies bleuâtres qui se formèrent au contact de la chair.

« C'est donc vous, les fameux intrus ? ricana une voix. »

Nous sursautâmes. Un homme était apparu comme par magie, accoudé à un tonneau d'où coulait de l'encre flottant. Et quel homme : vêtu d'un visage où la peinture suintait par tous les bords, au large front plissé, au gros nez busqué, à la large bouche fanfaronne... ce personnage était un type. Un scapin, pour être plus précis. Sa cape bleue se troussait, retroussait et détroussait en continu, enveloppant l'habit blanc du farceur dans un drap de malices.

Le valet tenait par dessus son épaule un gros sac de toile où gesticulaient des membres par dizaines. D'un geste nonchalant, le personnage en défit le cordon.

Alors, et seulement alors, nous pûmes entendre distinctement les innombrables cris qui s'échappaient du sac. Lully, à l'ouïe plus fine que celles de tous les autres, blêmit, horrifié par les insoutenables supplications.

« C'est là que je tiens enfermés tous ceux qui se sont laissés piéger... mugit Scapin, dans le cœur duquel notre dégoût instillait une fierté sans borne. Rassurez-vous, Molière n'y est pas. Mais je compte bien faire en sorte que vous fassiez connaissance avec quelques uns de mes damnés... »

L'orgueil gonflé par sa réplique, le valet tendit son bras au plus loin. La taille du membre se décupla d'un coup, et la main géante fut plongée dans le sac.

Le souffle court, nous observions l'abjecte scène de ce vil personnage fouillant à tâtons, craquant quelques os au passage. Finalement heureux de sa prise, le geste inverse se fit, de sorte que le membre gigantique déposât sous nos yeux ébahis un nouvel ennemi. Sa petitesse et ses yeux de fouine étaient loin de m'être inconnus. Harpagon, le véritable. Louis de Funès nous contemplait avec un dédain teinté de honte.

« Fort bien ! Hurla une énième voix. »

Cette dernière provenait de derrière un large fauteuil que l'on voyait de dos. Mais combien d'ennemis aurons-nous encore à affronter ?

Le siège d'un rouge piquant se retournait avec une lenteur formidable, si bien qu'en attendant d'aspecter notre nouvel adversaire, nous prîmes le temps d'en considérer un quatrième. Le dernier de nos assaillants s'était fait bien discret depuis le début de l'embuscade, à demi caché derrière un moulin à café doublé d'une mangue. Sa tête écailleuse, allongée, nous étudiait. Je le reconnus, au travers des explications que nous en avait fait Pascal : il s'agissait d'Alceste, le misanthrope. Ce dernier, voyant que nous l'avions repéré, se montra tout entier, étendant son cou dans la même grâce serpentéenne qui accompagnait chacun de ses mouvements.

Et voilà que le profil de l'homme au fauteuil nous était visible. Nous avions affaire à un grand blond aux cheveux mi-longs, au costard de cuir d'un bleu ciel éclatant. Je remarquai un étrange détail : sa main droite (la seule que nous voyions) était pourvue de sept anneaux en totalité... ce ne pouvait être uniquement décoratif. Puis, au fur et à mesure que le siège tournant dans les airs nous dévoilait le visage du mystérieux motard, mes soupçons croissaient... non ! J'allais de surprise en surprise, en reconnaissant les traits de Claude François chez ce personnage.

« Nous voilà dans de beaux draps, se plaignit Jean Racine. Ce sont quatre Gangsters supérieurs : Scapin (dont on retiendra les indénombrables fourberies), Harpagon (déjà suffisamment présenté), Alceste (celui chez qui la haine du genre humain a engendré le pouvoir de le détruire par un simple contact), et Valère (l'éternel jeune premier).

- Certes, rétorquai-je, mais nous ne sommes pas moins nombreux. Et pas moins puissants. »

Corneille acquiesça en crachotant. Lully se mit sur ses gardes.


Je hurlai, possédée par le démon de la guerre :

« À l'ass... »

Pas le temps de finir. Alceste, vif et sec, avait fondu sur moi, à une vitesse telle que son corps sinueux semblait s'allonger. Resserrant ses serres sur ma nuque surprise, je sentis des vagues de désespoir me traverser. Un sentiment si terrible, tant empreint de défaite et d'abandon, que les pulsations de mes pensées se firent douleur. Une douleur atroce qui mortifiait mon corps. Mal, mal, mal !

Je revins à moi ; le serpent m'avait lâchée, emporté par une tempête salvatrice. Les idées de Molière, matérialisées en ce lieu, lutteraient-elles à nos côtés ? Je repris petit à petit un souffle manquant ; et dire que cette bête sinistre ne m'avait touchée qu'une seconde, à peine ! Je commençais à imaginer la torture que Molière avait dû endurer.

Pas le temps de se morfondre ! À quelques pieds de moi, Racine fut projeté par un coup surpuissant. Le dramaturge invoqua un bosquet de mousses vertes qui amortirent son corps. Corneille tentait de maîtriser Alceste qui revenait incessamment à la charge, au moyen de ses loyaux colts. Une flèche sonique siffla à deux pas de moi, qui troua l'abdomen d'Harpagon. En plein dans le mille ! Une petite minute... par dessus un Jean Racine guerroyant contre un Scapin survolté, je voyais s'écouler de la plaie profonde de Louis de Funès... pas moins que des centimes ! Cet homme était fou au point de se greffer des pièces de monnaie au plus près de ses organes. Je connaissais l'effet de ce désastre. Les pleurs, la peau de feu, la morve, tout ce corps qui coule et dégouline partout où il pourrait vider de la rage. En espérant que cette violence n'échoie pas sur nos jolis minois.

« Tu t'en es pris au mauvais cow-boy, coyote, lança Corneille à l'attention de Valère, l'homme aux anneaux. »

Sur ces mots, Pierre projeta un tomahawk des plus mortels à l'attention de la gorge du personnage. La lame s'écrasa contre un autre mur invisible.

« C'est donc toi qui crée les champs de force, comme celui qui nous avait interdit d'entrer dans la tour...

- En effet, confirma Claude François, pas peu fier. Je suis jeune premier de sept comédies, rendez-vous compte le ménage que je dois tenir avec mes sept femmes ! Chacune de mes alliances est une protection de plus, qui, usée à bon escient, peut s'avérer mortelle. On ne survit pas tous au lancer d'un mur indestructible et indiscernable sur son humble personne. »

Tenir Alceste à distance n'était pas une mince affaire, et Lully serait bientôt dépassé par les ruses malignes du personnage. Quant-à-moi, ne sachant pas d'art martial, ma seule arme demeurait mon lanceur de foudre, que je décidai de conserver pour un instant plus crucial. Quoiqu'il eût été cocasse de l'utiliser sur un sosie de Claude François.

Ce dernier, voulant prouver le mal-fondé de ses menaces, se focalisa sur Jean Racine qui poursuivait l'agile Scapin, et, le prenant ainsi à revers, mima un coup de poing. Une force bleue, presqu'imperceptible, s'échappa d'une des alliances de Valère. La vague d'énergie solide fila, et, sans qu'aucune réaction ne pût être envisagée, parcourut tout l'espace vide jusqu'au dramaturge retourné. Son bras s'arracha comme on décapote un brin de paille. Du sang gicla abondamment.

Dépité, Racine nous fit face, et, avec le flegme tout hippie qui le caractérise, haussa les épaules :

« Bah ! Rien de ce que je ne pourrais pas faire repousser. »

J'aurais bien rit, si Harpagon ne fonçait pas sur moi avec l'allure brute de l'homme qui va en tuer un autre. Lully dévia le saut de mon agresseur de sa trajectoire.


« Assez glosé, décréta Jean Racine avec une résolution nouvelle. Nous battre ainsi ne nous mènera à rien, autant finir ce combat rapidement.

- T-tu ne penses tout de même pas à... balbutia Corneille.

- Et quoi d'autre ? Il n'y a rien de plus efficace. Je ne tiens pas tout particulièrement à finir démembré, rétorqua son rival tout en parant une attaque d'Alceste.

- Mais enfin, de quoi parlez-vous donc ? me révoltai-je. »

Le hippie soupira longuement, échappa de justesse à quelques autres guillotines de Valère, puis dit :

« Madeleine... il y a si peu de temps, mais si longtemps déjà, lorsque tu étais l'hôte de l'Arbre, dans le début de ton périple, j'ai dit ces mots... t'en souvient-il ?

- Euh... comme ça, là, non. »

Puis, reprenant le ton solennel que lors il utilisa :

« Les mots ont un poids, Madeleine, un pouvoir. »

Une lueur étrange scintilla dans ses yeux, un éclat de magie d'un vert apaisant, que j'avais déjà observé à une occasion...

« Et comme tout pouvoir, il peut apporter le chaos... ou l'harmonie. »

Désormais, la lumière s'était répandue sur la peau du tragédien.

« Toute lame est à double-tranchant. »

Les mots clairs gagnèrent la chair de Racine. On aurait dit un bonhomme de jade scintillante, dont le squelette noir transparaissait dans une vision horrible... et pourtant admirable.

« Il est temps pour moi d'accéder au chaos et à la destruction. Terreur, pitié seront vôtres. »

La catharsis. Jean Racine n'avait plus rien du vieux hippie sonné que j'avais pu voir en lui... non. Je faisais face à un être si pur, si imposant, que... je ne sais pas. Je perdais mes mots. Oui, terreur et pitié ; ceux-là étaient bien bons.

Après un râle de protestation, Pierre Corneille entama le même processus, à l'exception près que ses mots étaient d'un jaune ambré. Ces deux couleurs, deux titans flottant dans le farfouis d'un autre fou, ces Classiques, n'avaient jamais autant frôlé le divin.

Dans sa folie habituelle, Harpagon se jeta sur l'un des squelettes noirs enveloppés de lumière. Son poing s'abattit contre Jean Racine avec d'immondes craquements. L'auteur, blasé, chopa le personnage par la tête. Sans même se voir allouer le loisir de crier, l'Avare partit. Son enveloppe corporelle se plia contre l'arrête tranchante d'une mini-chapelle, dont le clocher le transperça. On entendit les tintements de cent piécettes qui s'évadent d'un cadavre.

Apeurés, les trois gangsters supérieurs restants se dispersèrent. Or, rien ne résistait à la fureur docile de nos deux alliés, qui se mouvaient à une vitesse dépassant l'imaginaire.

Pierre Corneille se téléporta au nez d'Alceste, dont les yeux se mouillaient de larmes. Dans une tentative désespérée de déstabiliser son adversaire, le personnage écailleux concentra toute sa haine des hommes dans une seule de ses paumes. Il l'appliqua prestement contre le cow-boy devenu dieu. Ce n'eut aucun effet, sinon que le contact du Misanthrope avec la lumière jaune lui consuma la main. Coup de genou : les yeux du reptilien sortirent de leurs orbites, quand son corps partit râper les murs de la tour. Comme si ce n'était pas suffisant, Corneille s'élança contre sa cible aveugle, et lui susurra :

« Je vais te donner une bonne raison de détester l'homme... »

Il n'eut même pas à toucher le personnage, propulsé par une onde mystique. Alceste traversa le mur pourtant indestructible de la tour, et s'écrasa dans la cour au côté des corps de ses frères.

Racine, pour sa part, ne ménageait pas moins Valère. Ses murs invisibles tombaient comme des plaques de verre face à Jean. Dépité, celui qui porte le visage de Claude François resta immobile, faisant face à son destin. Le dit destin ne fut pas long à se présenter face à lui, et, lui ratatouillant la main droite, il le priva de tous ses pouvoirs. Puis, ouvrant la bouche comme pour prononcer un dernier adieu, le Classique se contenta de souffler, comme on fait à une vitre. Or, la puissance de cette simple expiration était telle que la tête de Valère se décrocha. Coup du lapin, mort directe.

Ne restait dans le farfouis qu'un gangster : Scapin, le valet aux fourberies. Le type, venu tout droit de la commedia dell'arte, cogitant au plus vite, s'assit d'un air résigné, avant de proclamer :

« Et alors ? On me tue, on non ? »

Les deux tragédiens se retournèrent vers l'auteur de cette impromptue réplique :

« C'est-à-dire que je ne remets pas en question le fait qu'il me faille mourir, continua Scapin. Or, vous permettrez à un malappris comme moi de mourir par la main du plus vaillant d'entre vous.

- Comment ça, chien ? Meugla le cow-boy.

- Je veux dire par là que toi, Corneille, tu n'as exécuté qu'un de mes camarades, et en plusieurs coups ; bonjour l'inefficacité ! Alors que de l'autre côté, Racine, au moyen de la même Catharsis que tu emploies, a déjà mis fin à la vie de deux autres gangsters. Et en un coup chacun, qui plus est ! Ne voulant pas souffrir plus que nécessaire dans une affaire où la douleur est auxiliaire (vous ne cherchez que ma mort), je m'en remets donc au plus compétent de vous deux. Jean Racine, je vous ai choisi pour me tuer. »

Haussant les épaules, le hippie fonça droit vers le valet, mais fut bloqué en plein élan. Par Corneille. Les deux squelettes obscurs se jaugèrent :

« Laisse-moi m'en occuper, ordonna Corneille. Ce petit malin se fiche de moi.

- Non mais oh ! T'as pas entendu ce qu'il a dit ? Sa dernière volonté est d'être tué par ma main. Alors j'y vais. En deux secondes c'est réglé.

- Par le serpent à sonnette ! Pour une fois dans ta deuxième vie, tu ne pourrais pas me faire une faveur ?

- Et au nom de quoi ? cingla Racine.

- Au nom des vingt-cinq ans d'humiliations dont tu fus l'origine, lors de ma première existence.

- Tu es la source de ton opprobre.

- Vraiment ? S'indigna le cow-boy, les orbites en feu. C'est pas Môsieur ici présent qui gangrena des années durant les théâtres de Paris de ses pièces ignobles ?

- Si mes pièces avaient tant de succès, au détriment des tiennes, peut-être n'étaient-elles pas si ignobles que ça. Peut-être que les gens ne voulaient juste plus d'un vieil auteur de comédies baroques !

- Vieux ? Vieux ?

- Oui, vieux, et borné, et cruel, et sans aucun respect pour cette pauvre Marquise, dont tu marchandes les années d'existence contre son amour !

- Je ne t'autorise pas à parler de ma femme comme ça !

- Rends-toi à l'évidence, Pierrot. Plus personne ne t'aime. Et oui, peut-être que tu as raison sur le fautif. Mais en fin de compte, je suis bien content de t'avoir volé la vedette, ce soir-là... tu sais bien. Le soir de Bérénice.

- Prononce ce nom encore une seule fois, et je...

- Bérénice.

- Ah d'accord. Mais je parie que tu n'oserais pas le répé...

- Bérénice.

- Une troisième fois peut-être ?

- Bérénice ?

- D'accord.

- Béré... »

Le John Wayne punch avait fusé directement contre la joue du hippie. L'onde de choc fut telle que Scapin, Lully et moi-même partîmes en arrière.

« Ça faisait longtemps qu'elle voulait sortir, celle-là ! rit Corneille .

« Nous férions mié dé partir... me confia Lully. »

J'allais acquiescer quand Racine revint à la charge, soulevant sur son passage chacun des objets du farfouis, que nous dûmes éviter. Corneille n'eut le temps de sursauter. Un uppercut l'envoya trancher la tour sur toute sa circonférence. Le combat entre les deux squelettes d'ombre se déroulait à une autre échelle de puissance... je ne pouvais rien pour eux. Leur fureur s'intensifiait à chacun de leur coups, si bien que fuir devint une nécessité. Je courrai à en perdre haleine. Des morceaux d'idées chutaient depuis les hauts de la tour, réduits en cendre par les coups dévastateurs des tragédiens. Je tombai à plusieurs reprises, toujours aidée par Lully. C'est alors qu'un grondement formidable glaça nos artères : la partie supérieure de l'immense bâtiment s'effondrait, ne pouvant plus supporter la force des catharsis. Et le farfouis se mourait également. Tous ces ustensiles, ces éléments docilement suspendus, tous s'avéraient de plus en plus contraints par la gravité. Nous mêmes, qui jusque là courrions sur les murs, commençâmes à déraper, inexorablement poussés vers un sol si lointain...

Une tasse tomba sur ma tête. Je m'époumonai, continuant malgré tout ma descente. J'avais perdu Lully de vue. Je me retournai, et aperçus avec la plus grande horreur du monde la nature de celui qui me suivait : chutant à une vitesse hallucinante, Scapin me fixait, le sac grand ouvert, et la main gigantisée tendue dans ma direction. Il était prêt à me cueillir et... deux minutes : avait-il déjà enfermé Lully ? Je sentais que le personnage se rapprochait inlassablement, tandis que d'impressionnantes explosions retentissaient au dehors de la tour, là où les deux tragédiens devaient poursuivre leur querelle. Encore derrière Scapin, l'immense masse de tout ce que contenait le farfouis s'abattait droit vers le sol ; tout droit vers moi. C'est ce qu'on appelle une mauvaise posture.

C'est alors qu'un son remarquable s'échappa du grondement de la montagne de choses qui tombent. Un cor. Lully fila hors du nuage, l'instrument de musique en bouche. Les notes qu'il produisait le propulsaient plus rapidement que toute autre chose. Ainsi, en quelques secondes, il dépassa Scapin, et atteignit mon niveau.

Le cor toujours sur ses lèvres, il me tendit les bras. Je sautai du mur, perdant ainsi l'attraction gravitationnelle faible qu'il me conférait. Une fois agrippée aux jambes du musicien, nous reprîmes une allure sonique, devançant de loin Scapin. Je voyais le bout de la tour se profiler devant nous : une simple porte posée à même le sol, que Lully ouvrit d'une volée sonique.

La peur me nouait les entrailles : nous tombions à une vitesse folle en plein dans un trou d'un mètre de large à peine. Derrière nous, un psychopathe et une montagne d'idées matérialisées nous promettaient une mort certaine. Tous nos compagnons étaient ou dupés par les ruses des motards pernicieux, ou gravement amochés par ces mêmes ennemis. Et Molière, vidé du reste de ses forces, agonisait quelque part en dessous. Lully laissa tomber le cor, et, portant ses mains vers l'avant comme un plongeur, se prépara à passer par la porte. Je fermai les yeux, malgré la confiance que j'accordai en le musicien. Stupéfiée, je repassai en boucle la dernière image imprégnée dans mon esprit avant la clôture de mes paupières. C'était un objet accroché à un mur du farfouis, un cadre. Au centre de ce cadre, une personne souriait béatement, enrobée dans des habits désuets. Et cette personne portait mon visage.

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