XIV Joseph aux yeux cotonneux
Molière freina en douceur, pour ménager sa douce moto Armande. Nous avions arrêté notre course au dos d'un petit théâtre abandonné, là où, selon le dramaturge, s'était réfugié Harpagon l'avare.
« Vois-tu, la règle est de toujours passer par l'entrée des artistes, au derrière du théâtre, me conseilla le biker. »
En effet, une quinzaine de deux-roues étaient garés en face de l'entrée secondaire. Je ne m'attendais pas à tant de véhicules... et par conséquent à tant d'ennemis à affronter. Molière soulagea mes inquiétudes en m'expliquant sa stratégie : diviser pour régner, ma chère Madeleine.
« Vois-tu, cette moto appartient à l'un des Gangsters supérieurs, Jordan.
- Et quelle est son aptitude ?
- Il n'en a aucune. Par contre, ce qu'il faut redouter, ce sont ses professeurs, plus puissants les uns que les autres, et qui feraient n'importe quoi pour une petite bourse de sa part.
- Rien d'étonnant donc qu'Harpagon se soit réfugié là où l'argent se terre également.
- Tout à fait. Nous allons jouer la carte de la discrétion. »
Je m'apprêtai à rentrer par la porte de derrière quand Molière m'interrompit :
« Non ! Ils s'attendent à ce que nous fassions comme le chef biker ferait ; montrons-nous un peu plus originaux.
- Par où rentrer, alors ?
- Par devant, comme tout le monde. »
Je levai mon sourcil gauche. Comment être discret si l'on arrive bien en face du nez de nos ennemis ? De toute évidence, Molière cachait bien son jeu. Ou alors c'était une véritable tête brûlée.
Nous poussâmes ainsi les gonds principaux qui expulsèrent une lourde et poussiéreuse atmosphère. Personne n'avait piétiné l'entrée du bâtiment depuis au moins une petite dizaine d'années, et nous admirâmes avec nostalgie les broderies dorées sur les murs.
« C'est bizarre, observai-je. J'ai l'impression de déjà avoir été ici...
- C'est normal, gloussa le comédien. Nous sommes tous des fils du Théâtre. Ou du moins l'étions nous, car désormais le cinéma a remplacé l'art de la scène. C'est une grande perte à mes yeux. Nous allons passer directement par ce couloir pour accéder aux loges sans gêner nos amis dans la salle principale. »
Nous avancions à pas légers, sur le parquet grinçant et tapissé des cendres du temps. Une porte nous fit face, que Molière ouvrit sans ménagement, avant de me faire un galant signe de passer devant. Dès que j'eus franchi ce seuil, une musique rythmée et rustre m'agressa les tympans. Il s'agissait sans nulle doute de country, et pas de la petite.
https://youtu.be/mOYZaiDZ7BM
Je continuai mon chemin jusqu'à ce que s'étale à ma droite l'immensité de la scène, éclairée par deux énormes projecteurs et par une boule luminescente multicolore, ce qui donnait une ambiance mi-kitsch, mi pitoyable. Toujours cachée derrière le rideau rouge, je tentai quelques timides coups d'œil rapides pour mieux concevoir la scène : Un curieux homme se trémoussait tel un cow-boy au son d'un violon électronique, tandis qu'un biker peu rassuré chantait en anglais. Un très grand brun imitait piteusement les déhanchements de son maître. Ce monde m'étonnait de plus en plus : ce dernier homme portait tous les signes distinctifs du biker, à l'exception près que son visage ressemblait trait pour trait à celui de Jean Dujardin.
« C'est Jordan, me souffla le dramaturge. Il voulait absolument ressembler à la crème de la société de maintenant, être reconnu au maximum ; devenir un gentilhomme en quelque sorte. Je lui ai donc confectionné cette apparence.
- Le bourgeois gentilhomme... laissai-je échapper.
- Tu es perspicace à ce que je vois. C'est vrai que changer son nom de Monsieur Jourdain à Mister Jordan n'est pas un gage d'anonymat pour un imbécile pareil. Je me souviens de notre première fois...
- Comment ça ?
- En 1670, j'ai joué Monsieur Jourdain moi-même. J'ai incarné mon propre personnage, et nous en sommes tous deux profondément affectés. Ah ! Des éclairs de souvenirs d'une autre vie me parviennent ! Le petit avec quatre paires de cheveux regroupées en tresses huileuses, habillé comme un manchot-biker et qui gesticule comme une dinde, c'est le professeur de danse, ou maître à danser.
- Il n'a pas de nom ?
- Non, je ne lui en ai pas donné à la base. Tous ceux qui sont dans ce cas, on les appelle généralement Rémi.
- Pourquoi Rémi ?
- Parce que c'est un nom que je n'ai donné à aucun des personnages avant qu'il me faille nommer ceux pour qui je n'avais pas prévu de le faire.
- Mais alors, cela signifie que plusieurs personnages se nomment Rémi... comment s'y retrouver parmi tous ?
- Bah on les appelle par leurs fonctions originelles. Par exemple lui c'est le maître à danser.
- Je ne comprends pas... dans ce cas, à quoi sert ton histoire de Rémi ?
- À rien. »
Notre discussion fut stoppée net : en effet, la musique s'était tue sans crier gare. Les laquais restaient tacites autour de l'attroupement pédagogique. Le violoniste, que Molière me précisa comme étant le maître à chanter ou professeur de musique, pestait envers son élève, le chanteur (dont le nom était par ailleurs Un élève ou Rémi) :
« Mais enfin, élève ! Depuis quand, explique-moi, est-ce que l'on chante cette trille de cette manière ? Enfin, il s'agit là de Joseph aux yeux cotonneux, ce n'est pas n'importe quoi. Il faut laisser couler ce « storm », pour que la rime s'assouplisse en parallèle ! »
Perturbée par l'étrange langage de ce professeur, je m'enquis auprès de son créateur :
« C'est normal le... ?
- Je les ai fait pédants au possible. Imagine-toi une grande tartine sur laquelle on étalerait un ridicule fond de raclure de connaissances et de savoirs plus ou moins exacts. Tu obtiens la parfaite allégorie des cours des auxiliaires de Jordan. »
De leur côté, les personnages continuaient leur dispute : Jordan-Dujardin tempêtait contre ses maîtres :
« Je suis las de cette musique ! Et encore plus de cette danse, tiens ! Qu'on m'apporte mon épée. Maître d'armes, auriez-vous quelques pas nouveaux en tête ? Et pendant que nous nous entraînons, veillez à prendre mes mesures pour un nouvel habit, tailleur, je crois que je me suis fortement musclé depuis notre dernière entrevue.
- C'est-à-dire hier, précisa un biker d'où émergeaient mille chiffons gris et noirs - le tailleur en question. »
Je pouffai de rire devant leur idiotie : pas étonnant que cette pièce ait fait un carton à sa représentation ! Molière murmura à mon oreille :
« Va explorer les loges. Je reste ici pour installer mes pièges. »
Je posai mes yeux interrogateurs sur les grandes arcades sourcilières du dramaturge : comptait-il vraiment sur moi pour traverser toute l'extrémité jardin de la scène ? Je protestai quelques secondes durant avant de céder.
Je pris une grande inspiration et m'élançai à tout petits pas, tentant de me fondre dans le monochrome gris du mur à ma gauche. Devinez quoi : les personnages étaient si obnubilés par leurs discussions existentielles que je passai sans même attirer leur attention ! J'étais désormais plongée dans les coulisses du théâtre, un univers sombre et étrange, où des comédiens s'étaient dirigés à la quasi-aveugle et le cœur battant la chamade, pendant des lustres d'années. J'espionnai au travers de la serrure d'une porte close pour y discerner un intérieur plein d'affaires de motards de tous genres. Intéressant. Je gravis l'escalier ascendant aboutissant à d'autres loges. Je réitérais mon action de voyeurisme quand on me surprit dans le dos :
« Pourrais-je savoir à qui j'ai affaire, mademoiselle ? »
Mon sang se glaça dans mes veines tandis que je me retournai, hâtive. Une grande et rigide femme me toisait, toute habillée de cuir et de tatouages. Elle ne pouvait représenter qu'un seul personnage :
Madame Jourdain.
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