X Catharsis et Cie
Je me rendis très vite compte que ce trou de verdure où chantait une rivière était bien plus qu'un simple jardin : entre les divers potagers cultivés par la communauté hippie somnolaient des tipis, des ruines antiques de toutes sortes, sans compter quelques bâtiments construits tels des temples. L'herbe s'était infiltrée entre chaque dalle, et les murs étaient parcourus de lierre à fleurs, dont les têtes des autochtones étaient décorées.
Alexandre me fit passer au travers de toutes ces faces inconnues, souriantes et droguées au possible, quoiqu'heureuses. Je lui demandai de quelles œuvres ces personnages pouvaient bien être tirés, quand il me répondit :
« Racine n'a recréé que peu des personnages qu'il a écrits ; seuls les plus honorables, pacifiques et amicaux ont eu ce privilège.
- Tu es en train de me dire que toi tu es pacifique ?
- Oui. J'ai renoncé à tout espoir de conquête de la Terre. La phalange macédonienne ne suffit plus pour étendre son empire sur la moitié du monde civilisé en onze ans. Lorsque Racine m'a fait naître dans le vrai monde, j'ai renoncé à mon pouvoir, qu'il garde toujours sur lui. Ce n'est pas le cas de tous les personnages.
- Mais alors, qui sont-ils ? M'interrogeai-je en désignant des groupes de hippies fumant à quelques pas.
- Des humains, des vrais. Nous les avons accueillis ici, à l'Arbre, où ils ne manquent jamais ni d'abris, ni d'eau ou nourriture, ni d'herbe.
- Et ils savent que vous êtes... des personnages ?
- Honnêtement, ils n'en ont cure. Tout ce qui les intéresse, c'est de vivre en paix et amour. Comme nous tous. Mais certains ont plus de peine à l'admettre que d'autres. Comme Mo.
- Mo ?
- Molière. Il venait souvent ici dans les années soixante, quand tout était à construire. Il a toujours été très proche avec Jean – bon... peut-être un peu moins de son vivant, je l'avoue – et chacun des personnages raciniens le considère comme un frère ici. »
Une fois que nous eûmes fait le tour de la carcasse d'immeuble réaménagée, je m'assis sur un morceau de vestige marbré et contemplai le ciel tacheté de nuages.
« Et comment se fait-il que la température soit si agréable céans ? m'enquis-je.
- C'est un des nombreux pouvoirs que Jean a conservés. Comme certaines de ses pièces se passent en Turquie, il a reproduit ce climat avec l'aide de quelques autres écrivains, dont Mo. Cela explique aussi pourquoi une rivière traverse l'Arbre sans qu'elle n'ait ni source ni embouchure. Elle passe juste.
- L'eau en est-elle potable ?
- Bien entendu ! »
Je descendis jusqu'à la rive du cours d'eau, et m'agenouillai tandis qu'un papillon multicolore me saluait d'un battement d'ailes. Un vrai paradis. Quand j'eus fini de me désaltérer, j'aperçus mon visage dans l'eau trouble. Cela me fit un choc. Jamais je ne m'étais vue ainsi ; le combat contre Harpagon m'avait changée : mes joues s'étaient creusées, mon teint blanchi, mes cernes élargies, et mes longs cheveux transformés en une minable touffe de poils noircis. Je me mis à pleurer, sans savoir pourquoi. Oui, j'avais mal et oui, cette aventure m'avait éprouvée plus que jamais... mais il y avait autre chose sur quoi je ne pouvais pas mettre le doigt.
Alexandre s'accroupit à côté de moi et me confia :
« Je sais ce que ça fait. Quand ça commence. »
Bien sûr qu'il le savait ! Lui, c'était un guerrier, commandeur d'armées, vainqueur d'empires entiers. Moi, dans toute cette drôle histoire de vengeance enfouie dans les centaines d'années d'existence d'un seul homme, je n'étais qu'une larve, pas fichue d'aider Molière à gagner un seul combat (qu'il présumait facile), manquant presque de le tuer ! Qu'est-ce que je faisais au milieu de ce champ de bataille ?
L'ancien roi de Macédoine réhabilité hippie plaça affectueusement sa main sur mon épaule, et, calme, proposa :
« Je crois qu'il serait peut-être temps pour toi de descendre. »
Descendre où ? Peu importe, tant que je bougeais, que je faisais quelque chose. Je suivis Alexandre le Grand qui me mena à un petit temple où il m'invita à entrer d'un geste.
« Tu ne me guides pas, m'inquiétai-je ?
- Il m'est interdit de progresser plus loin. Je ne suis qu'une feuille dans l'Arbre. Il serait impertinent de ma part que je joue le rôle de racine. »
Malgré le fait que cette histoire d'arbres et feuillages me passait totalement au dessus de la tête (zut, je n'étais pas adhérente à leur secte !), j'entrai dans le temple où seul un étroit escalier plongeant me faisait face. Je l'empruntai sans rechigner. Je progressai sur ces marches sèches avant de brusquement sursauter : une torche s'était allumée à mon approche, comme un système de détection des mouvements... magique.
J'arrivai bientôt au sous-sol, fait de couloirs bien aérés, éclairés, chauds, secs et décorés, dans lesquels je me dirigeai facilement. Tous convergeaient en un point, une large salle centrale. Je m'arrêtai net. Le sol était tapissé de symboles : des mots. Peut êtres des milliers, peut-être des millions, qu'en savais-je ? Toujours était-il que j'en retirai une sorte d'angoisse : qui avait ça chez lui ?
Une fois à la salle centrale, je serrai à nouveau la main de Jean Racine qui me fit son plus grand sourire.
« Je suis content que tu sois venue. On en a tous besoin à un moment où un autre. »
Je ne voyais absolument pas de quel "en" le dramaturge pouvait parler. Racine se pencha pour plonger ses mains dans un coquillage posé au sol, rempli d'une huile étrange.
« C'est un mélange d'herbes. Tu n'as rien à craindre. Maintenant, allonge-toi au sol. »
Quoi ? Attends, je ne m'étais pas préparée à cela... Je lui demandai plus d'explication (ce que toute personne normale ferait).
« Madeleine... souffla l'écrivain, exaspéré. Tu es rentrée de ton plein gré dans un monde dont – pour l'instant – tu n'envisages même pas les limites. Les mots ont un poids, Madeleine, un pouvoir. Et comme tout pouvoir, il peut apporter le chaos... ou l'harmonie. Toute lame est à double-tranchant.
- Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.
- ... si tu veux, oui. Mes mots, en particulier, me confient maintes aptitudes, dont je tâche d'user avec sagesse. Premièrement, je suis en relation avec toutes les plantes, elles sont comme une partie de moi et je suis plus fort en leur présence, d'où l'huile. Deuxièmement, – et c'est tout ce que tu dois savoir pour l'instant – j'ai un très grand pouvoir de guérison, en quelque sorte, dû à ma qualité de tragédien, qu'on appelle Catharsis. Donc maintenant, couche-toi au sol, c'est impératif !
- Mais attends, pourquoi j'en aurais besoin, de la "Catharsis" ? »
Agacé, Racine se rua vers moi, et d'un geste remonta mon T-shirt pour appliquer ses mains huileuses sur mon ventre nu. Je tentai de crier, mais me rendis vite compte que des vagues de frissons parcouraient tout mon corps. Quelques secondes passées, Racine me confia :
« Tu as trois côtes cassées, une multitudes d'hématomes à divers endroits et un traumatisme.
- Un traumatisme ?
- Ce que tu as vécu t'as choquée. Je peux nettoyer tout cela, je peux réparer ton corps. Je peux purger tes passions. »
Je déglutis. Avais-je réellement le choix ? Et puis, pourquoi un dramaturge bientôt quadricentenaire me mentirait-il ? Je m'allongeai au centre de la salle, formée de cercles de mots concentriques. Jean Racine acquiesça en silence, puis s'agenouilla à mes côtés. Il murmura quelque chose, dont je n'entendis rien. Après quoi il me mit en garde :
« J'oubliais de te prévenir. Comme chaque chose a un coût... sache que la Catharsis est douloureuse. Très douloureuse. Tu éprouveras une terreur et une pitié si intenses que toutes tes passions s'échapperont de ton âme.
- Comment ça, très douloureux ? »
Je voulus me relever, mais pas moyen de bouger ne serait-ce qu'un pore : encore un piège de mots ! Je sentis le sol de la salle trembler et les lettres inscrites sur les dalles de pierre s'illuminer d'un vert fluorescent. Parbleu, que se tramait-il ? Les mots m'infiltrèrent insidieusement, malgré mes protestations physiques et mentales, ils me mirent à nu, et une intense douleur irradia chacun de mes nerfs, et plus encore. Je m'asphyxiai, perdue. Ma vision éclata telle une bulle de savon en bout de course, laissant libre cours à mon imagination vengeresse. C'est un mystère que la composition de l'huile de Racine ; j'en soupçonnais quelques substances qui surpassent toute légalité.
Je ressentais tellement de vibrations dans mon corps que je finis par ne plus rien ressentir. Ma conscience sombra tout à fait. Après, plus rien.
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