VII Un prêté pour un pendu
Molière s'en retourna à la guerre, frappant de ses poings géants sur ses pectoraux, en guise de menace. Je cogitais à mille à l'heure : où est-ce qu'un maniaque de la possession pourrait bien avoir caché un trésor, en plein milieu d'un supermarché ? Vite... vite... réfléchis ! Certainement pas dans les rayons : tout le monde y était sans cesse, et le personnel en vérifiait continuellement le contenu. D'autant plus que tous les étals étaient actuellement en piteux état... non. Il me fallait un endroit plus discret, qu'Harpagon n'aurait osé détruire. Un endroit qu'il protégeait. Je me souvins avoir quelques vagues souvenirs de la pièce de l'Avare, mais... impossible d'en ressortir un moindre détail. Aucune des habitudes des bikers ne me serait utile non plus. Sans prêter d'attention au combat qui recommençait rudement à côté de moi, je poursuivais mon raisonnement : aie le réflexe du détective, bon sang ! Je tentai de me rappeler de tous les détails amenés dans cette fichue aventure, un par un. Ce fut le déclic.
Contournant les belligérants, je m'élançai vers un petit voyant vert qui pointait tout au bout du magasin. En chemin, je manquai plus d'une fois de m'étaler sur les rayons démembrés et de m'y empaler. Je glissai sur des aliments divers et variés, comme une mouche dans la soupe. J'arrivai enfin devant le panonceau flanqué du simple mot : «Toilettes».
Je vous l'accorde, ce n'est pas un coup de génie ; mais avouez l'étrangeté de la braguette ouverte du personnage éponyme de l'Avare. De plus, je ne voyais pas d'autre endroit où me rendre...
Bien évidemment, et malgré toutes les précautions que j'avais prises, je glissai sur la première marche des escaliers descendants et me retrouvai à l'étage inférieur en moins de temps qu'il n'en faut pour dire «Dire». Je m'auscultai rapidement : juste quelques bleus. C'est alors qu'un terrible cri résonna depuis le magasin, qui sonna comme une alarme à mes oreilles : je devais me dépêcher avant qu'il ne soit trop tard pour Molière. Ainsi, je pénétrai dans les lieux d'aisance masculins, où un flot ininterrompu de victuailles s'écoulait depuis les hauteurs. Désormais, je pataugeais dans ce bouillon de produits jusqu'aux genoux. Un détecteur de mouvement fit s'allumer les paresseux néons plafonniers. Enfin, une lumière suffisante ! Enfin... suffisante pour quoi ? J'inspectai rapidement les cabines, sans rien découvrir. Je naviguai encore quelques précieuses secondes, traînant les pieds au sol, avant de tomber contre ce que je cherchais : une trappe. Harpagon avait caché sa cassette bien au coin des toilettes, derrière une des cabines les plus sales. Ici, il était sûr que personne ne viendrait déterrer son trésor. Du moins, pour ceux qui ne connaissaient pas son caractère...
Non sans un certain dégoût, je plongeai mes deux mains dans la mélasse et retirai la dalle qui protégeait le pactole. Quelques litres d'eau s'engouffrèrent dans le trou. Je souris, enfin certaine de notre victoire.
C'est alors que je vis une petite lumière rouge briller sous mes pieds, à l'endroit même où j'aurais attendu une simple mallette. L'eau était beaucoup trop trouble pour que j'y puisse voir quoi que ce soit d'autre. J'écarquillai les sourcils : la lumière rouge changeait de forme ! Je me concentrai, pour pouvoir y lire un 6. Puis un 5. Puis un 4.
Mon esprit ne fit qu'un tour. Je m'élançai hors des toilettes, ralentie par le courant de bourbe, y mettant toute ma force. Et la "cassette" explosa. Un mur de flamme s'éleva en soufflant les frêles murs des toilettes, soulevant un torrent de produits consommable, et me projetant au travers des escaliers comme une fusée sur une rampe de lancement, à plusieurs mètres de haut. Je sentis le sol se rapprocher dangereusement de mes pieds avant de rejoindre mes côtes avec un horrible craquement. Je me serais bien évanouie sur le champ si mes vêtements (et cheveux) n'avaient pas pris feu, en même temps que l'entièreté du magasin.
Tout s'était embrasé comme une flaque d'huile, en un rien de temps. Je me débarrassai de mon manteau et, saisissant un sécateur, tranchai ma chevelure embrasée d'un seul coup. Je commençais à suffoquer, c'est pourquoi la fuite me parut la meilleure option. Tout mon corps me faisait horriblement souffrir ; mais j'usai de la force du condamné pour me tirer de l'Intermarché-brasier.
Une fois bien au frais sur le parking, je pris quelques secondes pour humer l'air respirable. Puis je me retournai, contemplant le bâtiment en proie aux flammes. Haletante, je guettais pour le moindre signe de vie de Molière. Une minute passa, et les charpentes du magasin commencèrent à agoniser. Des larmes coulaient le long de mes joues : avais-je tué le plus grand dramaturge de tous les temps ?
Soudain, un homme sortit du magasin en courant à grandes enjambées. Mes espoirs se déchirèrent : il s'agissait d'Harpagon, effrayé comme un lièvre, qui se ruait vers sa moto... située juste derrière moi. L'écume aux dents, l'Avare me fixait de ses yeux injectés de sang qui hurlaient : « Pousse-toi ! ». Feignant la résignation, je me décalai d'un pas, et, au moment où le personnage passait à côté de moi, je tendis mon pied. Cela ne dura que l'espace d'une seconde, mais ce fut suffisant pour que Louis s'étale au sol, tête la première, glissant pendant un petit mètre contre le béton. Il resta immobile. Je frissonnai : Venais-je de tuer quelqu'un ? Puis, au terme d'une longue attente, Harpagon se remit sur ses deux jambes.
Je restai ébahie : la crise était terminée, et le personnage avait retrouvé son allure à peu près lucide, et à peu près humaine. Il jeta sur moi des yeux emplis d'un sentiment que je n'aurais pas cru pouvoir trouver chez lui : de la pitié. Une profonde et innommable pitié. Il se lamenta :
« Ah, mademoiselle. Vous en avez de la chance ; vous ne saurez jamais ce que c'est que d'être né avec un mauvais caractère : je suis sorti d'une pièce où je suis le Caractère, celui qui fait rire par sa bêtise mise en relief par les artifices de Molière. Je n'aimais pas les motos, à ce moment là. Il a suffi à mon père de faire une petite modification pour que je convienne à son gang. Mais tout ce que j'y ai gagné, à rejoindre ce putain de vrai monde, c'est de me faire tabasser, torturer, brûler, pendre encore et encore par mes « camarades » à cause d'un caractère que je n'ai pas choisi. Que voulez vous ! Hurla le personnage à une assemblée invisible. Je suis l'Avare, le seul et l'unique ! »
Harpagon se tut quelques instants, puis reprit:
« Choisis bien tes alliés, gamine. »
Puis le motard renfila son casque, abaissa sa visière et partit à vive allure. Je restais pantoise, sur le parquet de bitume du parking. Ce personnage avait tué un homme devant mes yeux. Ce personnage avait placé une bombe dans des toilettes pour empêcher qu'on le vole. Ce personnage avait peut-être tué Molière. Qu'il soit bon ou pas au fond de lui ne changeait rien à ses actes.
Ma méditation fut interrompue par une main amicale qui s'amarra à mon épaule. Je me retournai et souris de toutes mes dents restantes. Je m'adressai à l'inconnu :
« Contente de te revoir, Jean-Baptiste Poquelin. »
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