VI Motard-Jutsu
Je ne pus qu'entendre le choc de la chair avec la pierre, occupée que j'étais à obéir aux conseils de Molière. Je m'emparai à la hâte de quoi me défendre : à savoir un grand couteau de cuisine dans une main et une bouteille de vin d'occasion dans l'autre. Désormais équipée pour la bataille, je me réfugiai derrière une des caisses du supermarché, en espérant que le combat ne dégénère pas trop. Tout le personnel et l'intégralité des clients avaient déjà fui le magasin, à la vue de ce qu'Harpagon avait fait de l'agent de sécurité.
Depuis mon poste d'observation, je voyais dépasser la tête de l'Avare d'une rangée de rayons. Molière l'avait aplati au sol, par je ne sais quel miracle. Louis de Funès se releva en hâte, plus furieux que jamais, soulevant au passage des morceaux de carrelage qu'il avait détachés du sol. Le combat qui se déroulait devant mes yeux n'avait rien d'humain : les forces qui s'y déployaient dépassaient toute compréhension commune. Je sursautai : Harpagon venait de s'emparer d'un rayon tout entier, rempli de verreries de conserve qui s'écoulèrent à terre, en éclatant avant de provoquer une marée de verdure. Le personnage tourna sur lui-même pour prendre de l'élan et lança la structure métallique en plein dans la direction de Molière, qui m'était invisible. Pourvu qu'il ne se prenne pas le rayon en pleine face... Mais les abominables jurons de l'Avare (dont je ne retranscrirai pas le contenu) me firent comprendre que ce n'était pas le cas. J'ouïs le doux son d'un fusil à double-canon que l'on recharge, suivi du tintement dû à la chute d'une douille. Au moment même où Molière tira, Harpagon fit un bond tel qu'il rejoignit le plafond du supermarché, y progressant au travers des luminaires et de la charpente d'acier. Le surhomme ricana :
« Tue-moi si tu peux ! »
Le dramaturge grogna, puis rechargea à nouveau. Pan ! Il le rata de peu ; le soixantenaire se déplaçait avec une agilité à faire pâlir Spider-man, et à une vitesse considérable. Moi-même, j'avais du mal à le suivre dans ce dédale de poutres blanches. Nouveau tir infructueux. Encore. Louis ricana, fou ; Molière était à court de balles.
« J'aurais espéré que ce gilet ne me serve jamais... gazouilla son adversaire. »
Tout à coup, l'Avare se jeta du plafond sur Molière. Il atterrit avec un grand bruit, et plusieurs autres suivirent. Je ne pouvais rien en apercevoir, aussi me contentai-je des sons. C'est alors qu'un lourd silence se fit. Je repensai à l'état de l'agent de sécurité et espérai tout sauf ceci pour Molière, quand un rayon se mit soudainement à basculer : Harpagon venait de le traverser en trombe, tenant l'écrivain bodybuildé à bout de bras. Il parcourut toute la longueur du magasin, déchiquetant les présentoirs d'acier qui tombaient à sa suite, éparpillant leurs milliers d'articles chaotiques. Le sol était devenu un spongieux mélange de tout ce qui se boit, mange, range ou utilise. Mon souffle se coupa : Harpagon avait terminé sa course en écrasant Molière contre le mur. Le vieux bougre jubilait, tandis que Molière peinait à respirer. Cela ne l'empêcha pas d'envoyer :
« Je n'ai pas peur de quelqu'un qui s'est fait voler sa promise par son fils à cause de son avarice.
- J'ai encore moins peur de quelqu'un qui n'assume pas son nom. N'est-ce pas, Jean-Baptiste Poquelin ? Moi, j'admets qui est mon père, et c'est toi. Je suis né dans l'Illustre Gang, et à partir de ce moment, malgré ma personnalité contraire, j'ai été condamné à rester un biker. N'est-ce pas, Sieur le tapissier ? »
Harpagon lança son poing contre le torse de son ancien chef de gang, qui attrapa la main au vol et en profita pour envoyer le personnage paître le sol, avant de sortir de la cavité murale que son corps avait creusé pour écraser la petite enveloppe corporelle du radin. Molière s'exclama :
« C'est là toute la subtilité du Motard-jutsu que le Maître m'a enseigné : il ne s'agit pas de retourner la force de l'adversaire contre lui-même mais bien de retourner la face de l'adversaire en lui-même. Car si je t'ai offert une super-force, ta peau n'est pas plus dure que celle d'un autre croûton comme toi.
- Tu oublies que tu m'as toi-même enseigné cet art. »
Molière plissa les yeux de circonspection, ce qui donna l'occasion à l'Avare de s'échapper de l'emprise du comédien, pour retourner d'un saut au plafond. Le cataclysme des rayons avait au moins eu la décence de me permettre d'épier le combat de loin. Harpagon s'empara d'un couteau. Son adversaire gloussa :
« Et tu comptes faire quoi avec ton canif ? »
D'un geste vif, sans prendre la peine de répondre, l'homme-singe trancha un luminaire qui tomba en plein à l'emplacement de Molière, qui eut tout juste le temps d'effectuer une roulade préventive. Bientôt, ce fut la pluie des lampadaires, qui chutaient seconde après seconde. Lorsque le dernier fut tranché, seules les fenêtres de l'entrée permettaient de discerner ce qui se tramait au plafond. Avec un sinistre ricanement, digne des plus bons films d'horreur, le petit chauve sexagénaire craqua une allumette.
Mon esprit s'alarma immédiatement : le sol était entièrement recouverts d'alcools, d'huiles et d'autres produits hautement inflammables... si cette allumette tombait, ce serait la fin de Molière.
« Remboursez ! Gueula Harpagon. »
Et il lâcha la flammèche.
Mes pensées cinglaient en une rafale continue. Je vis la silhouette de Molière, longs cheveux au vent, se précipiter à grandes enjambées au plus loin, au plus vite. La même léthargie qui me prend aux moments où j'ai le plus besoin d'agir m'enserrait la taille. Je ne pouvais que fixer la flamme qui chutait, chutait et chutait encore. Et elle atteignit le sol.
Je m'esclaffai : l'allumette s'était éteinte en tombant. Harpagon jura comme un putois tandis que Molière me rejoignait, sûr de lui. Je lui demandai :
« Comment comptes-tu le faire descendre ? Tu ne peux pas monter là-haut !
- Tu oublies qui l'a écrit. Je sais parfaitement quel est son point faible. Mais pour que mon plan fonctionne, j'ai besoin de ton aide.
- Vraiment ?
- Oui. Vois-tu, si ce sale fils de moi vient ici tous les jours de l'année, ce n'est pas pour rien. Il y a forcément une raison, et je n'en connais qu'une seule qui pourrait l'attirer dans un magasin. Vois-tu... il fut une époque où l'Illustre Gang avait amassé une coquette somme d'argent, et chacun a eu une part équitable du magot, sauf moi qui ai pris une double part plus les droits d'auteur. Eh bien figure-toi qu'Harpagon a toujours taxé les autres pour ses dépenses, et a fourré sa part du pactole dans une cassette.
- Et il viendrait parce qu'il l'a cachée ici-même, et veut rester certain que personne ne l'a volée. Il la surveille !
- Exactement. Alors voilà mon plan : tu te débrouilles pour retrouver cette cassette pendant que je l'occupe. Une fois que tu auras la main dessus, il sera à nos pieds : il y a dix mille euros dedans.
- Dix mille !
- Surtout, sois prudente. »
Je branlai du chef. Il ne tenait qu'à moi de rejouer L'Avare.
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