II Madeleine


Ma mâchoire faillit se décrocher : Molière ? Vraiment ? Cet homme ne se moquerait-il pas un peu de moi ? à l'évocation de ce nom, des images du visage de l'écrivain, sans doute vues mais oubliées, me revinrent ; et, fichtre, l'inconnu y ressemblait au pixel près ! Je me frottai frénétiquement les yeux : il n'était pas sensé être mort, lui, au fait ? Ah ! Tant de questions !

Et l'autre me regardait, fier de son petit effet, comme s'il n'était pas un fichu fantôme venu de je ne sais où ! Je m'emportai, visiblement paniquée (et il y a de quoi !) :

« Mais vous vous fichez de moi ? Comment est-ce que vous... pouvez être...

- En vie ?

- C'est ça.

- Eh bien c'est très simple, répondit le dramaturge bodybuildé. Mon esprit n'est jamais mort, je reste dans chaque français.

- Comment ça ? »

En guise d'explication, Molière ne fit que tirer la langue.

« Je vous avouerais que ça ne m'aide pas beaucoup... me plaignis-je. »

Langue toujours pendue, le mort tenta d'articuler :

« Ch'est la langue de Molière !

- Très drôle, fis-je. Sérieusement : pourquoi êtes-vous là ?

- Ah ! Je ne sais pas. »

Je pris quelques secondes, juste histoire de me représenter ma propre situation : j'étais face à Molière. Plus de trois siècles après sa mort. Tout simplement. Mais d'autres interrogations me brûlaient les papilles :

« Pourquoi m'avoir sauvé ?

- Il y a un truc - plutôt vieux, ça date de mon siècle lointain - qu'on appelait honneur. J'ai entendu des cris. Suis venu. Point.

- Mais je n'ai absolument rien dit...

- Ah bon ? »

Molière se tut, et sortit de la ruelle à lestes pas. Je le suivis, ne sachant quoi faire d'autre. L'écrivain arriva devant une très grande motocyclette, au grand guidon recourbé.

« Ma Harley... susurra le biker.

- Vous êtes l'homme qui murmurait à l'oreille des motos, à ce que je vois. »

L'interpellé ne réagit pas à la pique et se contenta de placer un large casque noir sur sa touffe de cheveux, et une grosse paire de lunettes sur son grand nez, ce qui lui conférait un air à la fois ténébreux et ridicule. Le ténébreux ne lui a jamais convenu, de toute manière.

« Vous allez partir, comme ça, après m'avoir sauvé ? M'insurgeai-je.

- Oui, c'est ce que font les super-héros.

- Mais vous m'avez vous même dit que vous étiez un biker...

- Bah le biker, c'est pareil. Sauf que lui, il part en moto. »

Je ris. Son humour était moins fin que ce à quoi je m'attendais.

« Vous êtes drôle, lui confiai-je.

- Je l'étais, oui. Maintenant, je me consacre à la part obscure de mon œuvre.

- C'est fantastique ! Vous êtes si peu crédible que, même sérieux, vous êtes risible.»

Je sentis, au travers des verres teints des lunettes de Molière, quelque chose qui s'assombrissait. Cet homme plongeait dans un univers qui n'avait rien de joyeux. Alors, je ne savais encore rien de lui. Toutefois, j'ai pris une décision qui allait changer ma vie, et confirmer mon destin (si telle sornette existe). Appliquant ma main gauche sur le dos de Molière en peine, je lui demandai :

« Je peux monter ? S'il vous plaît. »

Les yeux du dramaturge s'illuminèrent de la passion du Ride, son sourire s'étendit tandis qu'il s'écria :

« Parbleu, tutoie-moi ! En selle, Madeleine ! »

Je pris place à l'arrière de sa Harley. Le moteur rugit, comme un fauve impatient, et nous nous élançâmes dans les rues de la ville lumière. J'hurlai :

« Au fait, je ne m'appelle pas Madeleine ! »

Il ne me répondit pas. Il ne m'entendait pas. Il ne faisait que vivre sa chevauchée, et, à un instant de la course, je crus ressentir un centième de son bonheur éphémère.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top