Ma mère était assise au bar, avachie sur le comptoir. A cette heure-là, le café devait normalement être fermé et j'étais surprise de voir que Jack se tenait à la place de Leith derrière le bar, couvant ma mère d'un regard un peu inquiet pendant que Leith rangeait la pièce en essayant de faire comme si de rien n'était.

En m'apercevant, Jack poussa un soupir de soulagement. Il déposa un verre à côté de la bouteille de vin déjà bien entamée par ma mère et contourna le comptoir pour me rejoindre.

« On va vous laisser, avec Leith, m'expliqua-t-il en attrapant sa veste sur le porte manteau, à l'entrée. Appelle-moi quand vous voulez rentrer. On vous raccompagnera.

- C'est gentil, murmurai-je. Désolée du dérangement.

- Ne t'inquiètes pas, va, me rassura doucement mon patron. Je serais un bien piètre tenancier si je laissais quelqu'un dans le besoin de chaleur humaine sur ma porte.

- Elle ne vous a pas embêté ? m'enquis-je quand même tandis que Leith déposait son balais pour imiter son père et enfiler sa veste.

- Non, c'est une amie de la famille, ajouta gentiment le serveur. Va t'occuper de ta mère. »

Je les remerciai silencieusement, d'un sourire un peu trop inquiet pour être tranquille et rejoignais à grande enjambées ce qui me semblait être le corps quasi inanimé de Sam Green. Grimpant sur le tabouret du bar, je me servais un verre de vin. La clochette de la porte tinta et je sus que nous étions seules dans le café.

« J'espère que c'est important, murmurai-je, en remuant le liquide rouge dans mon verre. J'ai quand même annulé un rencard pour toi. »

Ma mère ne réagit même pas. Je vis son dos s'arrondir, comme lorsqu'on prend une profonde inspiration puis se creuser. Au moins, elle respirait. C'était déjà une bonne nouvelle.

« Maman, c'était une blague, hein... m'excusai-je en reposant mon verre et en me penchant vers elle. »

Elle sentait le vin, un peu de son parfum au musc de lavande et la mer.

« Carly... hoqueta-t-elle tout à d'un coup. »

Sam se redressa brusquement, m'effrayant un peu au passage. Son maquillage avait presque disparu. Ses yeux étaient gonflés, ses joues, rouges et humides. Quelques larmes restaient encore accrochées à ses mèches de cheveux tandis que d'autres roulaient encore jusque dans son cou.

« Je suis là, maman, la rassurai-je. Tu me dis ce qu'il va pas ? »

Elle hocha la tête, chassa quelques larmes du revers de la main et renifla bruyamment. Comme une Green.

« C'est Viktor, marmonna-t-elle après ce qu'il me parut être une vie de suspens. »

Sam attrapa la bouteille et la porta directement à ses lèvres.

« Il m'a quittée, avoua-t-elle finalement après avoir avalé au moins cinq bonnes gorgées sans respirer. »

J'en restais estomaquée. J'ignorais que ça n'allait pas entre eux.

En y repensant, j'ignorais beaucoup de chose sur les relations de ma mère. Je savais qu'elle s'entendait très bien avec Eva, qu'elle rencontrait régulièrement Jack et qu'ils faisaient le marché ensemble, le samedi matin quand elle ne travaillait pas. Je savais que ma mère était en couple, mais je ne savais rien de Viktor et d'eux.

« J'aurais dû m'en douter quand il a commencé à annuler nos sorties... murmura-t-elle. Mais comme il continuait de répondre à mes messages et qu'il venait me voir au travail, j'ai voulu faire la sourde oreille. »

Elle poussa un petit soupir et reposa la bouteille sur le comptoir.

« Tu sais, je l'aimais bien Viktor... ajouta-t-elle. Il m'a fait beaucoup de bien. On a fait pleins de choses chouettes. Mais lui comme moi, on sait qu'on aime vraiment qu'une fois... »

J'avais envie de lui dire que ce n'était pas le cas. Que j'avais vraiment été amoureuse de Mickaël mais qu'aujourd'hui, il n'y avait plus que Seth pour faire battre mon cœur.

Son regard vague me dissuada.

« Son ex-femme est revenue, m'expliqua ma mère. Ça fait un mois qu'elle est là. C'est pour ça qu'il n'est pas venu à mon anniversaire. A croire qu'il ne lui en voulait pas tant que ça...

- T'es en colère ?

- Je crois que je comprends, me répliqua-t-elle aussitôt. Ça fait mal, mais ça fait pas mal au bon endroit. »

Elle marqua une pause, gratta une tâche de vin sur son jean.

« C'est mon orgueil qui a mal. Parce qu'il revit encore une autre séparation alors que j'étais persuadée d'avoir tourné la page. »

Ses mots se noyèrent dans ses larmes. Ennuyée, je l'attirai contre moi et la berçai doucement.

« Les mecs sont nuls, de toute façon, murmurai-je. »

Sauf Seth, mais il aurait été trop heureux de le savoir, s'il avait été là.

« Je fais n'importe quoi, en ce moment, balbutia ma mère en reprenant un peu de vin. Je me dispute avec toi, je me retrouve encore seule et j'envoie des messages à ta grand-mère pour qu'elle me réconforte. »

Nous échangeâmes un sourire furtif. Nous savions toutes les deux que Rita n'était clairement pas l'épaule sur laquelle pleurer. Malgré toute la bonne volonté du monde, ma grand-mère était incapable de trouver les bons mots. Finalement, nous étions toutes des maladroites, dans la famille Green.

« Moi aussi, j'ai fait pas mal de conneries, lui confiai-je en repensant aux derniers évènements. Je crois que le déménagement, ça nous réussit pas. »

Ma mère gratta une tâche sur son verre. Je regardais le dépôt de vin se déposer sur ses doigts alors qu'elle me scrutait, l'air songeuse.

« Tu m'en as voulu ? s'inquiéta-t-elle.

- De quoi ?

- Chambouler ta vie comme ça ?

- Au début, oui. »

Sam baissa les yeux, piquée à vif par mon ton.

« Mais j'suis contente d'être ici, ajoutai-je prestement. Bien sûr, Keira me manque. Mais on se retrouvera à l'université. J'ai pas été facile avec Viktor, mais ça me faisait bizarre de quitter mes habitudes d'un coup. Il avait l'air gentil.

- Il l'était, confirma ma mère. Mais je suis arrivée trop tôt dans sa vie.

- Et lui ?

- Il est arrivé trop tard dans la mienne. »

Elle chercha un mouchoir dans sa poche et, quand je vis l'état de ce dernier, je me permis d'emprunter une serviette en papier du café. Sam l'accepta sans rechigner, se moucha et sécha ses larmes.

Pendant un court instant, nous ne nous dîmes rien. Elle sirota son verre de vin tandis que je finissais le mien. On devait avoir l'air maligne, dans ce bar, assise l'une à côté de l'autre alors que le reste de la pièce était vide.

« J'ai rencontré ton père à la fac, murmura finalement ma mère, ce qui me surpris légèrement et brisa un silence plutôt confortable. Il étudiait principalement l'histoire et la littérature. On s'est parlé pour la première fois à une soirée sur le campus.

- C'est là que tu as rencontré Finnigan, aussi ? »

Ma mère hocha la tête.

« Ils ne prenaient pas de cours en design, poursuivit Sam. Ni en histoire de l'art. Mais pour compléter mon cursus, je suivais les cours de littérature. Avec ton père, on est resté ami jusqu'à Noël. Quand il est revenu des fêtes, il m'a proposé un rencard.

- T'as dit oui, n'est-ce pas ?

- J'ai pas hésité une seule seconde, se souvint-elle, un sourire sur les lèvres. Il était charmant, assez discret mais très drôle quand il était à l'aise avec son interlocuteur. Même ta grand-mère s'est prise d'affection pour lui.

- Et Emett ? Tu t'entendais bien avec lui ? »

Ma mère acquiesça.

« Il était doux et compréhensif. Je n'aurais jamais eu mes examens de littérature, sans lui. On passait beaucoup de temps ensemble. »

Il y eut de nouveau un petit silence. Ma mère devait avoir conscience qu'une question me brûla les lèvres puisqu'elle finit par pousser un soupir et elle regarda ailleurs.

En langage corporel Green, ça signifiait quelque chose du genre : « je m'apprête à te dire quelque chose et ça m'en coûte beaucoup, donc sois tout ouïe. »

« J'ai appris que j'étais enceinte pendant ma deuxième année en école de design. Ton père ne travaillait pas encore et préparait ses concours. Lui aussi, il voulait devenir enseignant mais je le suspectais surtout de ne pas vouloir se séparer de son meilleur ami. J'ai passé trois jours à pleurer. J'étais un peu perdue. Rita m'avait laissée prendre mon envol, j'habitais seule dans une petit appartement sur l'East River. Quand j'ai annoncé la nouvelle à ton père, il m'a dit qu'il devait réfléchir.

- Vous n'auriez pas dû réfléchir ensemble ?

- Si, sûrement, murmura ma mère qui avait toujours un peu de mal à me regarder. On a fini par se disputer. Emett avait convaincu ton père que c'était une mauvaise idée pour nous deux d'avoir un enfant aussi tôt. Nous n'habitions même pas ensemble et on avait tous les deux du mal à gagner de l'argent. Tu sais que, j'ai toujours refusé que ta grand-mère nous aide.

- Oui, je sais. Mais je comprends pas, maman.

- Qu'est-ce tu comprends pas ?

- Pourquoi est-ce qu'Emett s'est immiscé là-dedans ? soulignai-je. Ça ne le regardait pas ? »

Sam haussa les épaules.

« Ton père avait beaucoup de qualité, mais il a toujours eu peur de prendre des décisions. A un moment donné, il s'est tourné vers son meilleur ami pour choisir.

- Alors, c'est pour ça que tu le détestes, hein ? »

Ma mère porta son verre de vin à ses lèvres et en avala une petite gorgée. Elle scruta un instant les étagères derrière le comptoir, les yeux dans les vagues.

« Je le déteste pas, avoua-t-elle enfin. Je suis en colère contre lui. Cette ville n'est pas grande, Carly. Eva connaît beaucoup de monde et elle a sûrement dû parler de nous à ses amis. Il n'est même pas venu me voir. Quand il l'a fait, il m'a parlé de ton père et de toi. Emett était un ami précieux et il a toujours fait ce que ton père ne trouvait pas le courage de faire.

- Il voulait quoi ? m'enquis-je. Que tu me laisses rencontrer mon père ?

- Entre autres, avoua ma mère. Il a compris que je ne t'avais jamais rien dit, que tu ne savais rien de l'homme que j'avais aimé. Il a trouvé ça injuste.

- Pourquoi ne pas m'en avoir parlé ? relevai-je, un peu blessée. Je veux bien comprendre que tu lui aies interdit, mais il aurait pu me demander mon avis. »

Sam soupira.

« Je ne voulais pas que tu saches qui il était... Je voulais qu'il sorte de ma vie, de la même manière que ton père était sorti de la mienne pour que tu n'aies jamais à te soucier d'un homme qui n'a jamais cherché à te rencontrer. Emett a au moins eu la décence de respecter ça. »

Mais j'imagine qu'il n'avait pas eu le courage de faire comme si je n'étais personne à ses yeux. Après tout, j'étais la fille de deux personnes qu'il avait chéries. J'ignorai ce côté égoïste, il ne me l'avait jamais montré et je ne pouvais m'empêcher d'être un peu en colère. Pourquoi faire comme si de rien n'était ? Pourquoi me mentir ? Il aurait pu me parler de mon père...

« Vous êtes compliqués, vous les adultes... grognai-je. Je serais jamais aussi compliquée.

- Attends de tomber amoureuse, se moqua ma mère, recouvrant un peu de son sourire chaleureux. »

Ça devait surtout être à cause du vin, mais son visage semblait reprendre des couleurs. Machinalement, mon regard fuit à l'autre bout de la pièce et je fis mine de regarder ailleurs.

« N'est-ce pas, haha ... marmonnai-je en repensant à la main de Seth dans la mienne. »

Maladroitement, ma mère me tapota l'épaule et se laissa glisser de son tabouret.

« Bon, et si on libérait Jack et Leith ? me proposa-t-elle en reniflant bruyamment. Les pauvres doivent tourner en rond depuis tout à l'heure.

- Je les avais presque oubliés... avouai-je. Je vais d'abord ranger ton bazar. Appelle-les avec mon téléphone. »

Je lui tendis mon cellulaire portatif et ma mère le déverrouilla sans problème. Elle chercha le numéro de Leith dans mon annuaire et le composa tranquillement.

« T'as reçu une dizaine de message de Seth, me fit-elle remarquer alors qu'elle attendait que le serveur décroche. C'est lui qui t'a accompagnée ? »

Je n'eus pas le temps de répondre, Leith avait décroché.

Mais vu le regard qu'elle me jetait, elle devait bien se douter que je n'étais pas venue à pied la retrouver. Maintenant qu'elle était passée à la casserole, ça allait être mon tour.

La nuit allait être longue. Très longue.

Hey.

Un peu de Sam, juste de Sam ! ♥

Pour ceux et celles qui connaissent déjà l'histoire au complet, je suppose que vous avez vu que je prenais une autre ligne pour l'arc narratif de Sam et j'espère qu'elle vous plaira ! :)

En tout cas, j'aime beaucoup ce chapitre. Carly a toujours eu un lien spécial avec sa mère et ça fait plaisir de le retrouver entre ses lignes puisqu'elles s'étaient éloignées ! :)

Je vous retrouve très vite pour la suite! ♥

E.