Chapitre 36
Le ciel était blanc, la mer, grise. Elle chantonnait à peine et s'enroulait discrètement sur les galets. De temps à autre, le vent se levait. Il parcourait la jetée dans sa course tranquille et retombait quand il s'échappait vers l'horizon. Et, posé sur cette ligne précaire entre la terre et le ciel, les voiles de quelques bateaux se déployaient gracieusement, gonflées par la brise marine.
A côté de moi, Keira chantonnait aussi. Elle s'était blottie contre moi et nous partagions son écharpe en laine pour rester au chaud. Allongées sur le sable mouillée, nous scrutions tantôt l'étendue molletonneuse, tantôt la caresse de l'océan sur les galets. Nous n'avions pas dit grand-chose depuis que nous étions parties de la maison, ce matin. Il fallait absolument profiter de ces derniers moments ensemble avant qu'une (et encore...) centaine de kilomètres ne nous sépare.
« C'était cool, commenta finalement Keira en enserrant ma paume dans la sienne. Vraiment trop cool.
- J'avoue, acquiesçai-je. Il s'en est passé des choses, aussi.
- Tu m'en diras tant ! »
Contre toutes attentes, je m'étais défilée lorsque j'en étais arrivée à raconter mon escapade du trente et un décembre à ma meilleure amie. Comme ça me paraissait encore plus flou que dans un rêve, l'alcool oblige, je ne savais pas trop comment l'aborder. Si ça se trouve, j'avais tout fantasmé.
Je n'avais rien fantasmé du tout. Je ressentais encore la morsure du froid sur mes joues quand Seth s'était éloigné, le besoin pressant de retrouver ses lèvres, de l'observer me regarder à la dérobée. Je pouvais encore décrire l'exact odeur de musc qui l'entourait, mélangée à ces notes délicates de vin blanc et de champagne que nous avions chapardé. Si on m'avait obligé à reconstituer la scène, je l'aurais décrite dans les moindres détails.
Mais réaliser tout ça, ça me faisait peur. Admettre que cet instant était gravé dans ma mémoire, c'était reconnaître des sentiments pour Seth que j'essayai de me refuser. Ils me faisaient peur plus qu'ils me donnaient envie de les explorer. Quand je les imaginais se bousculer dans mon crâne, contaminer mes certitudes et faire chavirer mon pauvre cœur d'adepte de la romance à deux bonbons, ça me faisait tout drôle, mais ce n'était pas agréable.
Ces sentiments, ils venaient chacun avec leurs lots de questionnements et ça me déplaisait.
Résultat ? Plutôt que de les affronter, repousser l'éventualité d'en parler me semblait la meilleure solution pour les enfuir quelque part et les oublier à mesure que le temps passerait.
« Bon, et Carly...
- Hm ?
- Seth et toi, vous passez à la quatrième vitesse et vous arrêtez de vous tourner autour, hein. »
Si tu savais...
« T'es con, répondis-je. Arrête de nous imaginer ensemble, sinon tu vas être déçue.
- C'est toi qui es con, insista Keira en regardant le ciel. Tu comprends vraiment rien à l'amour.
- T'as déjà vu quelqu'un qui a compris quelque chose à ça ?
- Ouais, mes parents, me répondit ma meilleure amie. Et c'est débordant de niais et de guimauve. »
Je tirais la langue, mimant le dégoût.
« Très peu pour moi, répliquai-je. Je suis définitivement pas roman à l'eau de rose et autre conneries romanesque ou cinématographiques. Et puis, j'ai d'autres chats à fouetter.
- Ce que tu peux être coincée dans ton crâne ! »
Keira m'asséna une pichenette de la même manière que Seth dans l'igloo, la veille de Noël.
« Arrête d'être stupide ! poursuivit mon amie. Tu as le droit de paniquer, mais t'as pas le droit de faire n'importe quoi avec tes sentiments !
- Mais puisque je te dis que...
- Vous devriez parler, parce que quoiqu'il advienne de vos bouilles d'ange, vous êtes tous les deux complètements dingues de l'autre et c'est frustrant de pas vous voir sauter l'un sur l'autre dès que vous en avez l'occasion.
- Mais enfin ! m'agaçai-je. Tu m'écoutes quand je te...
- Non, je t'écoute pas. Et toi, tu t'écoutes pas non plus. »
Elle me fit un petit sourire, comme si elle se rendait compte qu'elle tapait un peu fort et se pencha vers moi.
« Tu sais, chaton, reprit-elle tout doucement, ce n'est pas parce que tu passes ta vie à te prendre des murs que ce sera toujours comme ça. Mickael, c'était un con et c'est lui qui t'a laissé tomber. Alors laisse pas tomber Seth. Pour la santé de tous, ne le laisse pas tomber. »
Et c'est ici que je vous quitte. J'ai une tête pleine de pensée contradictoire à ranger.
OoOoO
« Merci Sam, c'était vraiment super ! s'exclama Keira en serrant ma mère dans ses bras. »
Nous nous trouvions devant sa porte d'enregistrement, à l'aéroport. Keira devait s'envoler dans une quarantaine de minutes pour rentrer à New-York. Il était convenu qu'elle revienne vite, mais, bizarrement, cette idée ne m'empêchait pas de songer aux adieux déchirants qui nous attendaient.
« De rien, ma puce, lui répondit ma mère. Tu sais que tu es toujours la bienvenue à la maison.
- C'était vraiment trop cool ! ajouta encore ma meilleure amie. »
Elles se séparèrent et ma génitrice vérifia encore une fois que Keira n'avait rien oublié. C'était un rituel obligatoire quand on connaissait la tête en l'air qui me servait de meilleure amie. Malgré tout, je restais persuadée qu'elle aurait oublié une culotte, si ce n'était sa trousse de toilettes à la maison. On ne changeait définitivement pas une équipe qui gagne.
« Bon, je vous laisse vous dire au revoir, les filles, soupira ma mère. Je t'attends à la voiture, Carly. »
Sam posa une main rassurante sur mon épaule, la serra furtivement et disparut dans la foule. Keira resta un instant interdite. Je fis un petit signe de la tête vers les pistes d'atterrissages derière les grandes baies vitrées.
« J'aime pas l'avion, commentai-je, maladroitement. J'aime pas parce qu'il te ramène chez toi.
- T'es ringarde quand t'es niaise, grogna Keira.
- Tais-toi. »
Il fallait l'avouer, j'étais partie sur un joli... enfin, vous voyez ?
« Tu vas me manquer, patate, ajoutai-je.
- C'est toi qui souale à déménager à l'autre bout du pays !
- T'avais qu'à venir.
- Promis, je reviendrais ! rétorqua Keira. Maintenant, arrête de faire cette tête ou je vais pleurer et j'ai pas passé trois heures sur ce trait d'eye-liner pour le gâcher aussi bêtement. »
Nos regards complices se croisèrent et nous explosâmes gaiement de rire.
« T'es con, conclus-je. Va prendre ton avion avant que je te kidnappe.
- Ouais, j'me casse, j'ai compris, se moqua-t-elle. Sois prudente jusqu'à ce que je revienne, j'ai pas envie de te récupérer en mille morceaux. »
Oh tiens, encore une allusion à Seth.
« Occupe-toi de tes affaires et les poules seront bien gardées, soupirai-je, narquoise.
- Hein ?
- Tu m'as comprise, grognai-je. »
Keira m'adressa un clin d'œil amusé et me serra encore une fois dans ses bras. On y était bien au chaud, quand même. Si bien que j'avais presque envie de pleurer de soulagement.
« Oh putain, je pleure, paniqua Keira en me repoussant, le sourire aux lèvres.
- Tais-toi, marmonnai-je en séchant mes yeux brillants à l'aide mes gants.
- T'es pathétique, répliqua ma meilleure amie.
- Toi aussi, lui répondis-je. Allez, va-t'en, maintenant, ou tu vas rater ton avion. »
C'était comme ça qu'on se disait « je t'aime ». C'était beaucoup plus facile de se le faire comprendre. Beaucoup plus doux, aussi.
« Ciao, bella, me salua-t-elle en se retournant. Et si je peux pas pécho mon voisin d'avion parce que j'ai trop pleuré, ce sera entièrement ta faute !
- Mon dieu pardonnez-moi, gloussai-je en me reculant. »
Mais déjà, Keira n'était qu'un point brouillé derrière l'océan de larmes que je retenais à la lisières de mes paupières.
OoOoO
Mon portable vibra une première fois. Comme je n'attendais pas spécialement de message de Keira avant ce soir et qu'il faisait déjà nuit, j'en déduisais que c'était une pub. Plus personne ne sortait quand il faisait nuit noire à dix sept heures, c'était trop déprimant.
Et puis, tout à coup, mon portable s'est mit à vibrer si longtemps que j'ai bien cru qu'il allait exploser entre mes mains.
« Qu'est-ce que ? fis-je remarquer par bienséance. »
Je quittais mon livre pour observer l'écran de mon téléphone qui clignotait furieusement avant de se figer sur l'écran d'appel. La photo de Seth (un selfie de lui complètement torché, Leith figé dans une macarena particulièrement exceptionnelle) s'afficha en grand et je dus me résoudre à appuyer sur le petit téléphone vert.
« Carly ! s'exclama mon voisin, d'une voix excédée. Tu joues à quoi ?
- Woaw ! répondis-je, presque sur la défensive. Déjà, bonjour voisin. Et ensuite, que me vaut cette engueulade tardive et complètement gratuite ?
- Tu t'es pas dit que t'allais regarder ton téléphone parce que des gens s'inquiètent ? répliqua Seth sans la moindre once de pitié dans la voix. Trente-six messages, Carly ! Trente-six ! »
Je mis un instant Seth en attente pour vérifier ses dires.
« Eh, dramaqueen, soupira-je en levant les yeux au ciel. Y a que treize messages non-lus.
- Ouais, bah c'est treize messages oubliés, que dis-je ! Ignorés !
- J'avais la tête ailleurs, okay, mentis-je parce qu'en réalité, je n'avais aucune idée de pourquoi tous les messages de Seth étaient arrivés en retard et de savoir qu'il cherchait à me joindre, ça me faisait paniquer. »
Un petit blanc s'installa et j'entendis distinctement Seth descendre de son lit. Clac, que ça faisait.
« Tu veux qu'on aille marcher ? me proposa-t-il d'une voix blanche.
- Euh...
- Un petit tour dans le quartier ?
- Bah...
- Faut qu'on parle, insista-t-il. »
Heureusement que c'était encore Josiane qui contrôlait le système de respiration ici, parce que je serais peut-être morte étouffée dans la minute.
Parler ? Parler de quoi ?
De nous ?
« Je suis en bas dans cinq minutes, décidai-je. Juste le temps de me débarbouiller et de me changer.
- A tout de suite, voisine. »
OoOoO
Les dix premières minutes furent les plus longues de ma vie. Nous marchions côte à côte sans nous regarder, sans rien dire, sans même esquisser un geste vers l'autre. Est-ce que c'était moi qui me comportais bizarrement ? Ou est-ce que j'étais en colère parce qu'il ne m'avait même pas pris dans ses bras pour me saluer ?
Pardon. Seth m'avait tapé dans la main.
Au bout de ces dix minutes où nous avions fait plus attention aux chants des mouettes qu'à nos propres respirations qui paniquaient en rythme, je me décidai à briser le silence.
« Du coup, tu voulais qu'on parle ? »
Seth buta sur le dernier mot de ma phrase – au sens propre, hein. Il marqua clairement un arrêt.
« Euh ouais, reprit-il, rougissant à la lumière des lampadaires.
- De quoi ? demdandai-je d'une toute petite voix.
- Euh... de... »
Je crus qu'il allait dire de nous, mais plus son regard se dérobait au mien, moins j'y croyais.
« De Nora et Leith, marmonna-t-il nerveusement. Surtout de Nora.
- Ah, acquiesçai-je lentement, sans parvenir toutefois à cacher toute ma déception.
- Je... je voudrais que tu m'aides à... à me rabibocher avec elle.
- Ah, marmonnai-je, encore plus déçue. Et comment ? »
Seth se remit à marcher, m'obligeant à la suivre.
« Euh, bah, je sais pas... on pourrait jouer les entremetteurs. »
Avant de s'amuser chez les autres, on pourrait peut-être commencer par régler nos problèmes, non ?
« Oui, ce serait chouette, plaisantai-je, riant jaune. Euh, parce que, euh. C'est en partie à cause de ça qu'elle t'en veut.
- Ouais, je sais, appuya Seth. Cool que tu sois d'accord. Ça me soulage que tu m'aides. J'sais pas ce que je ferais sans toi. »
Oh le con.
« Seth ?
- Hm ? »
Je m'arrêtais à mon tour, fébrile. Il fallait que je sache à quel point tout était sérieux entre nous. Sans vraiment savoir si ça allait me soulager d'obtenir une réponse, peut-être qu'il valait mieux mettre les choses au clair.
« Seth, qu'est-ce qui s'est passé, le trente et un ? demandai-je, hésitante.
- De quoi ? répliqua Seth, l'air mal à l'aise.
- Euh... »
Je paniquais. Mon dieu que je paniquais. Et s'il ne se souvenait pas ? Et s'il voulait juste se prouver un truc en m'embrassant ? Et s'il était juste trop torché pour mesurer l'ampleur de son acte ? Et moi ? Est-ce que j'avais vraiment envie de faire n'importe quoi et de possiblement abîmer notre relation ? Et si ça restait ambigüe ? Si ce n'était plus jamais comme avant ?
« J'sais pas, y a une partie de la soirée qui est un peu floue, me rattrapai-je désespérément. »
Je ne savais même plus ce que j'espérais à ce compte-là. Qu'il me rassure dans mes sentiments, qu'il me réconforte et qu'il me prenne dans ses bras ?
Ou souhaitai-je qu'il me repousse pour ne pas affronter le miasme d'idées colorées qui rôdait autour de moi depuis notre exposé ?
« Euh, c'est con, parce que je me souviens plus trop non plus, répondit-il gêné.
- Ah, soufflai-je. »
Est-ce que j'étais soulagée ? Est-ce que c'était ce que je voulais entendre ? Je jetai un rapide regard à mon voisin. Il avait l'air de réfléchir à toute vitesse. Son regard un peu perdu le rendait tout à coup moins impressionnant.
« Euh, du coup, toi et moi on a pas...
- Non, le rassurai-je.
- Okay. Ça aurait été trop bizarre, non ?
- Ouais, beaucoup trop. »
Dire que j'étais perdue était un euphémisme. En ce moment-même, j'errais dans le cosmos de l'âme humaine, à la recherche désespérée d'un sens à ce qu'il venait de se passer.
Mais à quoi est-ce qu'on jouait, putain ?
Hey !
Voilà, Keira est partie ! Quand je pense que dans la première version, on ne la voyait que dans deux chapitres pour Noël, j'en suis presque soulagée de m'être mise à la réécriture. J'adore son personnage et plus de Keira dans la vie de Carly, ça ne peut clairement pas lui faire de mal.
Par contre, un Seth, c'est une toute autre paire de manche. Qu'est-ce qu'on va faire de ses deux boulets, hein ? Je plaisante. Ce ne sont pas des boulets, mais bon, je n'allais quand même pas rendre les choses aussi facile. Ils n'ont pas fini d'en baver, les deux cocos ! Mais promis, ce sera marrant, tendre, parfois un peu triste, mais bon, Carly et son sarcasme ne seront jamais très loin !
Sur ce, j'espère que ce chapitre vous a plu ! J'ai eu un peu de mal à l'écrire, mais je suis contente du résultat. Les dialogues sont particulièrement bien réussis pour le coup. Enfin bref. J'attends vos petits retours avec impatience. Chaque mots que vous me laissez me motive toujours plus à avancer, chaque vote me rassure sur votre envie d'avoir la suite et si, sincèrement, vous pouviez parler de cette histoire autour de vous, ce serait vraiment extra !
Merci pour tout, encore, et une très belle année 2020 à vous !
De belles choses nous attendent tous, j'en suis sûre !
Sincèrement vôtre,
Elwyn.
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