Chapitre 11


Il n'y avait pas eu de retombées particulières quant à l'accident de la précédente nuit. Ma mère m'avait juste demandée d'être plus prudente à l'avenir. Je n'en revenais pas d'avoir échappé à une éventuelle punition quand je me souvenais de New-York et des privations que j'avais subies après avoir oublié de rentrer après une soirée avec Keira. Peut-être Seth m'avait-il vraiment sauvé la vie ? Si c'était le cas, je le garderais précieusement pour moi. Hors de question qu'il se prenne pour le roi du monde parce que ses chevilles avaient doublé de taille sur une simple déclaration.

« Carly, tu es en train d'écrire de travers... commenta Holly en jetant un petit coup d'œil par-dessus mon épaule. Essaye de faire un effort, je te rappelle que nous devons rendre ce devoir.

- Oups, pardon. »

Holly m'adressa un sourire poli mais je savais que je l'agaçai. Je n'étais pas facile lorsqu'il s'agissait de travailler en groupe. J'avais tout de suite un peu de mal à travailler et je me perdais régulièrement dans mes pensées. Et si par malheur, je m'entendais bien avec mon binôme, s'en était fini de ma concentration. Or Holly était vraiment studieuse et elle avait décidé de m'imposer son rythme. Dégrossir ensemble les principales lignes du sujet puis se concentrer chacune sur une partie et enfin, après, discuter. D'ordinaire, mon amie n'était pas bavarde. C'était encore pire quand elle tenait un stylo en main et qu'elle réfléchissait à ses réponses.

« C'est bien ça ? voulus-je savoir en lui tendant ma feuille. »

Holly la parcourut rapidement des yeux.

« Je pense que ça devrait convenir à Finnigan... marmonna-t-elle, sans cacher la note d'appréciation qui se dégageait timidement. Je pense que nous n'avons pas besoin d'aller plus loin, tu as dénudé la scène d'introduction de Much Ado About Nothing ! Il n'y a plus rien à dire !

- J'ai dénudé ? relevai-je, amusée.

- Oui, tu as effeuillé les lignes... »

Holly avait parfois de drôle d'expression. Pour une fille aussi rigoureuse, c'était amusant. Estimant que j'avais suffisamment bien travaillé, ma nouvelle amie s'accorda une pause et se servit un muffin sur le plat que ma mère avait laissé à notre disposition. Nous travaillions dans la cuisine, profitant de son exposition à l'ouest pour saisir les dernières lumières du soleil.

« Ta mère n'est toujours pas rentrée ? me demanda tout à coup Holly.

- Non, grommelai-je soudaine moins encline à bavarder. Elle est allée faire des courses, Viktor vient manger à la maison ce soir.

- Ah, c'est chouette.

- Bof. »

Holly fronça les sourcils. Je voyais bien qu'elle hésitait à pousser le sujet plus loin. Après tout, ne nous connaissions que depuis deux semaines. Elle se demandait peut-être si nous étions juste de bonnes copines et de temps en temps des binômes en classe, ou des amies suffisamment proches pour se confier.

« Tu sais, tu peux me poser ta question... l'invitai-je, un peu moins bougonne parce que la moue de mon amie était attendrissante. Je ne vais pas te mordre.

- Bah, je me demandai pourquoi tu n'étais pas contente pour ta mère ? articula-t-elle finalement entre deux bouchées de muffin au chocolat. »

J'haussais les épaules. C'était vrai, ça. Pourquoi Viktor me dérangeait autant ?

« Je ne sais pas... répondis-je pensive. Je le sens pas, c'est tout. Il sort de nulle part, et puis, ma mère vient d'arriver ici, c'est un peu bizarre qu'elle voit déjà un homme.

- Elle voyait quelqu'un à New-York ?

- Non, pourquoi ? »

Holly se gratta le sommet du crâne, se décoiffant légèrement par la même occasion.

« Oh, comme ça... marmonna-t-elle. »

Pour combler le blanc qui suivit sa déclaration, Holly rangea ses affaires dans son sac et avala le reste de son verre de lait.

« Je peux te poser une question, moi aussi ? finis-je par demander.

- Euh, ouais, bien sûr ! accepta mon amie.

- Nora et Seth, ils se détestent tant que ça ?

- Est-ce que tu fais référence à ce qui s'est passé il y a une semaine en cours de littérature ? »

J'acquiesçai. Holly avait deviné juste. Depuis l'accident, l'idée qu'il s'était passé quelque chose entre eux me trottait dans la tête et je mourrais de savoir ce que cela pouvait être. Curiosité maladive, peut-être, mais saine. Il valait mieux pour moi que je sache à quel point Nora détestait Seth et vice-versa. Ça éviterait d'éventuelles bourdes malvenues de ma part. Et peut-être que je saurais enfin pourquoi j'évitais naturellement de me retrouver en compagnie de Seth quand Nora était dans les parages.

« Je ne sais pas trop moi-même... m'expliqua Holly. Leur histoire remonte à avant que Nora et moi, nous nous parlions. Tout ce que je sais, c'est qu'il a trahi sa confiance.

- A ce point-là ? relevai-je. Tu crois qu'elle l'aimait.

- Non, je ne penses pas, m'avoua franchement mon amie. Je pense juste qu'il a dû lui faire quelque chose de terrible et qu'elle ne lui a pas pardonné... Elle n'en parle jamais. »

Il y eut un petit silence, le temps que je digère l'information et que j'en traite la dimension.

« Elle déteste aussi James et Alex, du coup ? voulus-je savoir, curieuse.

- Non. Elle ne les aime pas spécialement je crois. Je ne trouve pas Alex méchant, personnellement. »

Si j'avais été un peu plus attentive, j'aurais presque pu dire qu'Holly rougissait, mais c'était peut-être un jeu de lumière avec le crépuscule flamboyant qui tombait à l'extérieur.

« Et James ? insistai-je.

- Je suis indifférente et je crois que Nora l'ait tout autant. »

Bon, je n'aurais pas forcément plus d'informations, autant clore le débat. J'espérais que Josiane avait tout noté, au cas où l'occasion de creuser un peu plus se présenterait.

« Tu sais, tu as fait du bon boulot avec l'article ! me complimenta tout à coup Holly. Je ne sais pas encore si ça va aider mais c'était très sympa ce que tu as écris. Tu devrais peut-être reprendre la chronique si ça te dérange pas.

- C'est Nora qui t'envoie me faire des compliments. »

Holly rougit furieusement.

« Non, même pas... s'indigna-t-elle sans grande conviction.

- Hm. »

A nouveau, Holly mordit son muffin pour cacher sa gêne. Elle avala sa bouchée et me regarda droit dans les yeux.

« Carly, est-ce que tu trouves que je me cache derrière Nora ? Que nous ne sommes pas vraiment amies, que je la suis en quelques sortes. »

Je soufflais, étonnée par cette question.

« Non, ça se voit que vous êtes amies. Pourquoi tu me demandes ça ?

- Je ne sais pas, j'ai entendu Elena le dire. »

Ah tiens, un nouveau personnage.

« Elena ? m'enquérais-je.

- Ah oui, c'est vrai que tu ne l'as encore jamais vue... se souvint vaguement Holly. Comment te parler d'Elena ? Autant te dire qu'elle est assez populaire. Elle est assez discrète en cours, très intelligente. C'est celle qui est assise au premier rang en littérature. La brune.

- Ah oui, je vois. Et elle se permet de parler mal de toi comme ça ?

- Elena se permet tout. Le lycée est un peu son royaume.

- Et nous ses sujets ? Pour qui elle se prend ? »

Holly haussa les épaules.

« Tout ce que je peux dire, c'est quand elle décrète quelque chose, il y a toujours un moment où tout le lycée finit par décréter comme elle, conclut Holly.

- D'où ta question stupide... grognai-je. Te laisse pas abuser par une harpie, Holly. Nora ne serait rien sans toi ! »

Mes paroles semblèrent faire un peu de bien à Holly. Avec un peu de chance, je n'aurais peut-être jamais l'occasion de goûter aux paroles aimables de cette drôle de donzelle qui se pensait tout permis.

XXX

« Et le lycée, ça se passe bien ? »

Je déplaçai une tranche de bacon dans mon assiette. Un ange passa.

« Carly, Viktor t'a posée une question... souffla ma mère qui m'asséna un petit coup de pied sous la table. »

C'eut l'effet escompté puisque je relevai brusquement les yeux pour croiser le regard gris de l'ami de ma mère. Il n'avait pas l'air très à l'aise et j'éprouvais presque un peu de culpabilité à le voir se débattre avec l'envie de se planquer sous la table parce que je l'ignorai et la fierté de ne pas se montrer faible devant moi.

« Oups, pardon Viktor, m'excusai-je sans conviction. Vous disiez ?

- Tu sais, tu peux me tutoyer, m'annonça-t-il d'une voix légèrement paniquée. Alors le...

- Ah oui, le lycée. Bof. »

Ma mère me fusilla du regard. Elle n'appréciait pas vraiment mon attitude et je m'en moquai. J'étais chez moi, j'agissais comme bon me semblait.

« Tu ne m'as pas dit que tu travaillais sur Much Ado About Nothing en littérature ? grogna presque ma mère pour me faire un peu parler.

- Si, mais j'ai déjà bossé dessus à New-York.

- La ville te manque ? s'enquit Viktor. »

Ouh. Terrain miné, mon cher ami. Il allait morfler. Je pouvais sans peine imaginer Josiane s'en frotter les mains, se délectant du spectacle qui se jouerait sous ses yeux lorsqu'elle presserait le bouton rouge.

« Un peu. C'était le temps où j'avais la paix le samedi soir. »

Viktor parut tellement mal à l'aise qu'il desserra le col de sa chemise pour déglutir correctement. J'aurais pu savourer cette vision si ma mère n'avait pas brutalement lâché ses couverts dans son assiette.

« Carly, je vais chercher la salade à la cuisine. Tu veux bien venir chercher le pain.

- Moui. »

Nous nous levâmes et sortîmes du salon où nous avions dressé la table pour le repas. En entrant dans la cuisine, nous chassâmes Pampy qui se léchait joyeusement la queue, profitant de l'intimité de l'endroit pour s'adonner à sa toilette du samedi soir. La vision aurait été comique si je n'avais pas eu ma mère fulminante juste derrière moi.

« Qu'est-ce qui te prends ? grogna-t-elle à mi-voix. Pourquoi tu te comportes comme une gamine de trois ans ?

- Je me trouve plutôt normale, ce soir, répondis-je simplement.

- Arrêtes de faire la conne et écoute-moi bien, Carly ! me prévint ma mère toujours à voix-basse. J'aime beaucoup Viktor et je voudrais qu'il ait envie de passer plus de temps avec moi.

- C'est cool.

- Alors tu vas arrêter de te comporter comme un bébé et faire un effort pour qu'il se sente comme chez lui. »

Ouh. Ça, je n'avais pas envie de l'entendre.

« Il n'est pas chez lui.

- Non, mais ça pourrait bien le devenir.

- Et si je n'ai pas envie ? »

Ma mère et moi, nous nous lançâmes un regard noir. Visiblement, ça ne lui avait pas plu et la tournure de cette discussion me plaisait encore moins.

« Je crois que c'est moi qui décide, Carly, annonça fermement Sam. Et je n'en ai rien à faire de ton avis.

- Tiens, c'est nouveau ça, lui fis-je remarquer. Maintenant que tu me laisses pratiquement seule tous les soirs, tu décides aussi de me virer des décisions familiales.

- Qui je fréquente et comment je le fréquente ne relève pas de ta juridiction... rétorqua simplement ma mère. Depuis qu'on est arrivée ici, tu te sens poussée des ailes et ce n'est pas une bonne chose.

- Mais comment est-ce que tu me parles ? m'indignai-je. Tu m'abandonnes, alors j'essaye de faire ma vie et Viktor n'est pas compris dans ma vie. »

Comme toute réponse, ma mère me flanqua une claque. C'était si soudain que je sentis à peine la morsure de sa paume sur ma joue et la larme qui coula de mon œil droit presque immédiatement.

« Dégage. Prends tes clés et va faire un tour. »

Ses paroles avaient claqué comme un ordre indiscutable.

« Tu reviendras quand tu te seras calmée. »

XXX

J'étais descendue jusqu'au port à pied. Ça m'avait bien pris une demi-heure, mais au moins, je m'étais calmée. Je n'en revenais pas. La dernière fois que ma mère avait levé la main sur moi, c'était pour me punir d'avoir découpé ses vêtements pour ensuite fabriquer les guirlandes de Noël. Et après ça, elle s'en était voulu pendant une semaine. Oh ça, j'espérais qu'elle le regrettait.

Je ne comprenais pas comment elle pouvait être aussi égoïste. Qu'elle fréquente quelqu'un, pourquoi pas. Mais qu'elle choisisse Viktor ? Non. Il n'avait rien. Il n'était même pas sympathique. Bon sang, qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui trouver ? S'il entrait dans notre univers, il finirait pas tout chambouler. Il était trop différent pour nous comprendre, me comprendre. Je n'avais même pas envie de lui laisser une chance de me prouver le contraire, je savais qu'il finirait par me décevoir, de toute façon. Déjà qu'il me volait ma mère... Qu'il ose toucher à Pamplemousse, tient ! Parce qu'attention, qui s'y frotte s'y...

« Carly ? m'appela une voix. »

Je me retournai pour tomber nez à nez avec Monsieur Thorne. Un petit sourire se dessina sur mes lèvres. C'était amusant de le croiser sans son tablier de cuisinier. Il était assis sur un banc et devait probablement regarder l'océan. Il fallait avouer qu'il était particulièrement beau ce soir. La surface était encore parsemée de quelques tâches roses, résidus du crépuscule de mi-septembre.

« Bonsoir Monsieur Thorne ! m'exclamai-je.

- Allez, appelle-moi Jack. »

Mon sourire devint un peu plus grand.

« Tu veux t'asseoir deux minutes ou tu es pressée ? m'invita-t-il en tapotant le banc à côté de lui.

- Oh, je peux m'asseoir, répondis-je en songeant que je n'avais pas trop envie de voir ma mère ce soir. »

J'allais donc m'asseoir confortablement à côté de mon patron. Il était en train de fumer, à en juger la cigarette qui se consumait entre ses doigts.

« Je ne fume pas, murmura-t-il sans décrocher son regard de l'océan. Au cas où tu te demanderais.

- Hein ? Non.

- C'est mon petit rituel du samedi soir. Quand Leith était encore petit, nous allions nous promener avec sa mère sur les quais. Elle fumait une cigarette pendant que Leith courrait après les mouettes. »

Je trouvais la vision de Leith enfant plutôt attendrissante.

« Vous ne le faites plus ? demandai-je, curieuse.

- Non, pas depuis qu'Elie est partie. »

Et ce n'était sûrement pas un divorce. Jack regardait à présent ses pieds, ou alors ses grosses mains de cuisinier et la cigarette qui se consumait toujours entre ses doigts. Ne sachant pas trop quoi dire, je laissais Jack se perdre un peu dans le réconfort du silence. Avec du recul, je relativisais vaguement sur ma dispute avec Sam. Même si je n'aimais pas Viktor, est-ce que ma mère avait réellement mérité que je sois aussi désagréable ?

« La vie continue, hein... ajouta Jack sans en être vraiment convaincu.

- Oui, hein.

- Et toi, ça se passe comment à la maison ? Vous allez aussi vous balader sur le port ? »

J'eus un léger pincement au cœur.

« Nous nous promenions à Central Park avec ma mère, expliquai-je en fourrant mes mains dans les poches de ma veste. Maintenant, elle fait sa vie presque indépendamment de la mienne.

- Et ton père ? s'enquit Jack sans aucune émotion particulière, juste un peu de curiosité, peut-être.

- Je n'ai pas de père. Il est parti avant ma naissance. »

Jack fit la moue. J'avais presque l'impression qu'il s'attendait à une telle réponse.

« Un de ses quatre, passe aux cuisines en dehors de tes heures de services, me proposa-t-il. Je t'apprendrais à faire les meilleures pancakes du monde. »

Un sourire touché éclaira mon visage. Je sortis mon téléphone pour jeter un coup d'œil à mon téléphone. J'avais reçu un message. Etonnamment, pas de Keira à qui j'avais envoyé un SOS après avoir été chassé de chez moi pour le reste de la soirée. Nous ne nous étions presque pas parlées depuis la rentrée. Elle me manquait un peu mais il me semblait que c'était encore supportable pour le moment.

Le message était de ma mère.

Excuse-moi. Reviens-vite à la maison, je nous ai fait du chocolat chaud et j'ai un dvd sympa. Mom.

Je poussais un petit soupir. Peut-être que je lui devais des excuses.

« Il se fait tard, tu devrais rentrer, Carly. Tu veux que je te dépose ? J'ai ma voiture à deux pas.

- Ouais, j'veux bien. Le chocolat chaud sera peut-être chaud quand j'arriverai, comme ça. »

Jack me rendit mon sourire et écrasa au sol le reste de cigarette avant de jeter le mégot dans une poubelle prévue spécialement pour.

« C'est fou, ce que c'est beau l'automne à Blueberry... marmonna Jack en se relevant et s'étirant.

- Vous en avez vu beaucoup ? demandai-je.

- Quarante-six et c'est le premier sans Elie. Mais c'est aussi le premier avec toi, Carly. »

Quelque part, cette déclaration me fit chaud au cœur. Voilà ce qui manquait tant à Viktor. Le sentiment qu'avec lui, c'était comme être avec un père.

NB. Hello !

Petit chapitre exclusif (oui, encore un). Dans la relecture, je trouvais essentiel de revenir sur certains personnages un peu passé à la trappe lors du premier jet. Holly, Viktor et Jack en font partis ! De plus, il était peut-être l'occasion de préciser un peu la relation entre Carly et sa mère. Si la réaction de ce chapitre vous semble un peu précipité, je vous promets que cela deviendra de plus en plus clair au fur et à mesure ! :)

En attendant, j'espère que vous avez aimé ce nouveau chapitre tout frais et je vous dis à très vite pour la suite !

Sincèrement vôtre,

Elwyn.

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