Chapitre 6 : Le club des super-vilains
Ce sont sur les coups de dix-neuf heures que mon plan se met en marche. La porte s'ouvre violemment et j'entends encore des voix dans le couloir. Des pieds montent les escaliers en hurlant.
— J'en ai rien à foutre, demmerdez vous tout seuls !
Thomas doit être toujours en rogne. Étrangement, c'est une très bonne chose pour mon plan. Sans sa colère, tout tombe un peu à l'eau. Les deux zigotos qui lui servent d'amis sont presque devant ma porte et discutent comme s'ils étaient seuls au monde.
— Bon, David, tu téléphone à la pizzeria ou pas ?
Ah bah tiens, encore un prénom. J'ai l'impression d'être une enquêtrice de renom qui résout mystères après mystères. C'est assez gratifiant comme situation - alors que je ne fais strictement rien d'autre qu'écouter à ma propre porte.
— Ouais, ouais, calme-toi Arthur.
Appelez moi Ludivine Holmes. J'ai résolut le mystère des prénoms. Je suis un génie.
— On lui prend une bolo, une royale et une raclette ? Ça te va ? Et pour la facture, on coupe en deux.
— Niquel chrome.
Qui dit encore cette expression ? C'est vieillot comme tout. Ah moins que ces chers voisins étudient les minéraux ou la chimie. Là, ce serait bien marrant. Moi aussi, j'aime blaguer avec les auteurs que j'étudie.
— Oui, Rapid'za... C'est pour commander. Oui. Une bolognaise, une royale et une raclette, en taille king. Je vous donne l'adresse. Vous sonnez au troisième nom.
Ah, au moins, ils connaissent une bonne pizzeria. Je suis allée manger là-haut avec Maggie et c'était très bon. Et puis celui qui préparait devant nous n'était vraiment pas hideux du tout. Une bonne bouffe et un environnement sympathique. Que demande le peuple voyons ?
Les deux éléphants remontent donc vers leur lieu de résidence et je repas vers mon doux Colonel Shepard - qui est en train d'embrasser une meuf qui a deux cents ans, tout va bien. Chincard ronronne contre moi en parfait chat de super vilaine et je le caresse avec lenteur. On fait un super duo tous les deux.
C'est au milieu de mon troisième épisode que j'entends le bruit significatif d'un vélo qui manque de se casser la figure dans ma rue maudite. Quelle idée aussi de faire quelque chose en descente ? La moitié des livreurs se cassent la figure et se mangent une voiture. J'ai déjà vu une pizza faire un vol plané contre un parechoc avant de s'écraser comme une crêpe. Ce sont les oiseaux qui ont fait un sacré festin.
J'ouvre donc la porte en laissant la mienne à moitié ouverte - mon chat est tellement flemmard qu'il ne prendra même pas la peine de se tailler - il devra se trouver de la nourriture et chasser comme un grand gaillard, ce qu'il n'est pas du tout. (Je viens de faire une incise dans une incise, et je rajoute une parenthèse. La police de la typographie va venir me faire la leçon). Ma vue débouche donc sur le mec mignon de la pizzeria. Si j'avais su, j'aurais fait beaucoup plus de commandes. Cette information est à garder précieusement.
— Bonsoir. Vous avez commandé une pizza ?
— Absolument pas, mais vous pouvez m'aider. J'ai juste une petite question à vous poser. Vous avez des voisins ?
Vu qu'il a l'air d'avoir mon âge, il doit être étudiant comme moi. Et à moins d'avoir pas mal d'argent ou de vivre encore chez papa maman, on n'habite pas dans des maisons individuelles où le silence est le maître.
— M'en parle pas, c'est une vraie catastrophe. Je vis en résidence alors c'est la ramdam toute la journée. Impossible de bosser mes cours en paix.
Ah, il est un peu plus familier. Je préfère ça. Quand on me vouvoie, soit j'ai l'impression d'être en cours, soit je crois que je suis une vieille femme - la mamie le retour.
- Donc tu peux très bien me comprendre. Mes chers voisins du dessus me font tourner en bourrique et je n'en peux plus. Pas la peine de te dire que c'est eux qui t'ont commandé les pizzas.
— Qu'est-ce que tu comptes faire ? Te venger ?
— Tout juste Auguste ! Mais j'aurais besoin de tes pizzas pour ça. C'est mon matériau principal.
— A une seule condition alors.
Il sourit. Je sens déjà le truc bien lourd arriver et je regrette presque de l'avoir trouvé mignon. Je serre les mains derrière mon dos.
— Je peux participer ? Ça me fera une vengeance par procuration, comme je peux rien faire chez moi. Si je dis le moindre mot, je me fais virer avec un balais. Le propriétaire aime bien nous répéter qu'il y a une liste d'attente longue comme son bras pour prendre nos places.
— Mais avec plaisir ! De toute manière, j'avais besoin de toi. Allez entre. Je fais le plus vite possible.
Je sais ce qu'on va me dire. Que ce n'est pas très bien de faire rentrer quelqu'un qu'on connait depuis deux minutes chez soi. Mais le réparateur de la box est bien venu quand j'étais pas là, alors bon, ce qu'on me dit... Je me mets au feu et je ris diaboliquement devant.
— Chinchard, je te présente...euh... C'est quoi ton patronyme ?
Mon chat me fixe avec des yeux globuleux et je me retrouve vers mon associé. Il sourit toujours.
— Ezéchiel. Ton chat s'appelle vraiment comme un poisson ?
— Ouaip. J'aimais bien Daurade aussi, mais c'est trop automnal, et il est né en été. Ravie de voir que tu connais le chinchard.
— J'ai joué à Animal Crossing. J'y joue toujours, d'ailleurs. Ça vient de là ?
— C'est si obvious que ça ?
Il rit et je lui souris. Il est vraiment mignon, avec ses cheveux roses qui dépassent de son bonnet.
— Alors, quelle est donc ta vengeance diabolique ?
Je lui présente les ananas que j'ai fait un peu revenir à la poêle pour que ça paraisse moins suspect. Il les regarde avec un drôle d'air, jusqu'à que son visage s'illumine complètement, comme pris par une révélation.
— Tu vas transformer leurs pizzas en pizzas hawaïenne ?
— Tout juste ! Comme ils ont tendance à raconter leur vie devant ma porte, je sais qu'ils ne sont pas très fan de ce superbe fruit, mais que personne n'en ait allergique. C'est donc tout bénef pour moi. Et en plus, ces pizzas sont censées les réconcilier. Imagine la tête de Thomas quand il va voir qu'ils ont pris l'option hawaïenne. Ils vont se disputer, la colocation va se séparer et moi, je serais absolument tranquille.
Il continue à me fixer étrangement. Je pense qu'il est en train de mûrir ce que je lui raconte.
— Je te promets que s'ils font une réclamation, je me dénonce et je te paye les pizzas. J'ai pas envie que tu perdes ton job, quand même.
— Alors fonce. J'suis fan.
On se fait un high-five et je commence ma petite manipulation culinaire. Pour plus de piquant dans l'histoire, j'écris le mot «Desolé» sur les pizzas avec mes petits bouts d'ananas. Du pur génie, salué par Ezéchiel.
— Voilà voilà ! Merci de ta participation, c'était super sympa de me laisser faire. Si t'as le temps, tu peux rester et écouter le résultat avec moi.
Il regarde son téléphone et hoche négativement la tête. Il doit avoir une autre commande. Dommage. Il n'y aura que mon chat qui entendra mon rire diabolique.
— C'était un plaisir. N'hésite pas à refaire appel à moi dans l'avenir. Je suis disponible pour toute sorte de vengeance euuuuh ?
Je me rends compte que je ne lui ai même pas donné mon prénom. Je suis une hôte affreuse.
— Ludivine, super-vilaine pour te servir.
— On devrait former une team. La team des super-vilains de la pizza.
— J'adhère totalement.
On se serre la main pour plus de forme et il repart vers l'extérieur, en faisant le moins de bruit possible. Ça commence à s'échauffer là-haut, parce que les ventres crient famine.
Quelques minutes plus tard, j'entends le troupeau qui descend et qui paye à Ezéchiel. Je le regarde partir par la fenêtre et il me fait un signe de la main. Quel super-vilain super-mignon quand même.
Mais ma vengeance me rattrape et je vais me mettre sur mon lit, attrapant au passage le coussin de mon chat qui n'en a rien à faire de moi. Tant pis, je caresse sa peluche requin et attend. L'avantage, dans ce cas précis, c'est que les énergumènes du haut parlent vraiment fort. Je vais pouvoir tout entendre comme si j'y étais.
— Thomas, on t'as acheté quelque chose pour se faire pardonner.
— Ah ouais ?
— Tiens. Tout est pour toi. Régale-toi surtout.
Le rire me prend la gorge. Le feu d'artifice va arriver.
— C'est quoi ce machin jaune ? De l'ananas ?
— Hein ? continue l'un des deux, je ne sais pas lequel.
— Mais oui, c'est de l'ananas ! Sérieux, vous avez pris l'option hawaïenne ? Mais vous savez que je déteste ça !
— Tom, on a rien fait... Ils ont dû se tromper à la pizzeria...
— Mettez pas la faute sur la pizzeria ! C'est écrit désolé ! Ils ont quand même pas pu l'inventer ça ! Putain, vous me dégoûtez.
Il claque la porte et descend les escaliers à toute vitesse. Et contre toute attente, il s'arrête à la porte de mon appartement. Je quitte mon sourire de super vilaine et je vais lui ouvrir en étirant les lèvres comme un ange.
— Salut voisine. Dis, tu penses pas qu'on pourrait enterrer la hache de guerre, tous les deux ? Les deux débiles du haut sont vraiment plus bêtes qu'une chèvre. Tu veux pas venir manger une pizza avec moi ?
Retournement de situation. J'avais pas du tout prévu ça. Mais en y réfléchissant bien, en faisant copain-copine avec ce gugus, je vais pouvoir m'infiltrer du côté obscur de l'immeuble. Une espionne super vilaine.
— Ouais. Je prends mes affaires et j'arrive.
Je m'en retourne vers chez moi, j'écris mon rire diabolique sur un bout de papier, j'embrasse Chinchard qui dévore son dîner et je reviens vers Thomas. Au même moment, les deux zigotos du haut dévalent les escaliers en furie.
— Tom ! Écoute nous ! C'est pas nous, pour l'ananas !
— Je suis désolé. Je suis horriblement allergique aux mensonges. Et vous inquiétez pas. Je serais pas tout seul ce soir. On va manger avec la voisine.
— Avec cette agitée du bocal ?
— Ouaip. Et au fait, mon petit nom, c'est Ludivine.
Ludivine la super-vilaine, pensé-je. Une super-vilaine super-géniale.
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