C'est une Adara fatiguée qui nous rejoint en fin de matinée. Elle jette son sac par terre (malgré le prix exorbitant de celui-ci !) et s'assoit en lâchant un petit soupir.

- Le comptable t'a annoncé une mauvaise nouvelle ? tente Aliz.

- Non, non... bien au contraire ! répond-elle avant de gober un cachet d'ibuprofène.

On dirait que notre dragon a du mal à se remettre de la soirée de la veille. Plus de mal que nous autres en tout cas ! Il faut dire qu'elle y est allée un peu fort... Je la revois en train de danser sur des tables en jonglant avec ses flammes. Mais quelque chose me dit qu'il vaut mieux que j'évite de le lui rappeler... Elle a l'air tellement ronchon que je ne serais pas étonnée si du feu sortait de sa bouche !

Adara fait passer le comprimé en buvant quelques gorgées d'eau. Elle referme la bouteille qu'elle range dans un de ses tiroirs et remarque que nous sommes tous pendus à ses lèvres, dans l'attente qu'elle nous en dise davantage.

- Eh bien, comme je le pensais, reprend-elle, nos bénéfices sont tels que nous pouvons envisager d'engager un nouveau salarié. Notre comptable pense qu'on peut se le permettre...

La fin de sa phrase est couverte par le cri de joie que nous poussons à l'unisson. Cela fait des semaines que nous en parlons et nous sommes tous excités à l'idée d'embaucher un autre élémentaire pour élargir nos offres. Chacun y va de sa demande. Forcément, Sören veut que cela soit un mec ! Il râle au sujet du trop plein d'œstrogènes de notre agence... Pauvre chou ! Entouré de nanas, on va le plaindre, tiens ! Je décide de le provoquer :

- On pourrait essayer de trouver un autre élémentaire de l'Eau. Un qui pourrait créer des bains chauds par exemple... Oui ! Avec le pouvoir d'Aliz, cela permettrait de mettre en place des jacuzzis temporaires !

- Enfin bon, m'interrompt Adara, avec mon pouvoir sur le Feu, on peut déjà réchauffer l'Eau !

- Ah oui, c'est vrai...

Bien sûr, je le savais déjà. Je n'ai lancé cette proposition que pour titiller la fierté de Sören qui n'aurait pas apprécié qu'on marche sur ses plates-bandes. Je l'observe discrètement et son air renfrogné me ravit ! Il suggère à son tour :

- Et pourquoi pas un élémentaire de la Terre ?

- Oh ! Sören ! C'est une excellente idée ça ! s'extasie Adara.

Je crois qu'il est grand temps qu'on parle du petit faible de notre élémentaire du Feu pour ce grand couillon de Mr Freeze... Quand il s'agit de Sören, Adara perd tout sens critique et se met à battre des cils et à acquiescer à tout ce qu'il dit. Désolant, si vous voulez mon avis ! Et bien sûr, ce dernier en profite à fond ! Je ne comprends vraiment pas ce qu'elle lui trouve mais bon... Il lui a fait comprendre, pourtant, qu'il ne voulait pas « gâcher leur amitié » (la formule consacrée dont la traduction est : « je ne suis pas attiré par toi »). Malgré tout, elle ne peut s'empêcher de soupirer dès qu'il ouvre la bouche.

Mais je garde espoir qu'elle rencontre un mec qui lui remette les idées en place... Ou, à défaut, qu'un bon coup... sur la tête (n'ayez pas l'esprit mal placé) la fasse revenir à la raison. Oui, je sais, on va éviter de lui faire une commotion cérébrale...même si c'est tentant !

Bref !

Sören, donc, comme à l'accoutumé, profite de son avantage :

- Vous savez quoi ? ça tombe bien ! J'ai mon ami Nysos qui est un élémentaire de la Terre et qui s'est spécialisé dans les végétaux. On a prévu de manger un truc en ville à midi et il passe me chercher. Il devrait arriver d'un instant à l'autre, d'ailleurs... On pourrait lui en parler !

Tout le monde a l'air enthousiaste, sauf moi qui fulmine... Je suis certaine que le fourbe avait tout prévu et que ce n'est pas un hasard si son ami vient justement aujourd'hui.

Or, si on pouvait éviter d'avoir un « Sören n°2 » au boulot, ce serait vraiment bien ! Je sais que je suis injuste et que je juge ce pauvre homme sans le connaître, mais son amitié avec Mr Freeze ne plaide pas en sa faveur.

Tandis que je surfe sur le site d'un de nos fournisseurs de champagne pour préparer un devis à un de mes clients (Oui, je peux augmenter les réserves d'alcool à l'infini mais il faut toujours qu'il y ait une base... N'oubliez pas qu'il est impossible de créer à partir de rien.), j'entends le bruit caractéristique de la porte d'entrée, suivi de l'exclamation enjouée de Sören :

- Nysos ! Te voilà ! T'as trouvé facilement ? Viens par là que je te présente aux autres.

Je me retourne avec sur le visage ma meilleure imitation de bouledogue, prête à accueillir avec froideur le clone de mon collègue. Mais je suis surprise quand j'aperçois le type que Sören tient par les épaules et qui est très différent de ce à quoi je m'attendais. Je ne sais pas pourquoi, je m'étais imaginé un Mr Freeze bis : brun, grand, avec une belle carrure et un air suffisant.

Eh bien, c'est tout le contraire !

Nysos est plutôt petit (enfin... de ma taille, quoi !), blond foncé et mince. Et surtout, il sourit. Vous savez, un sourire timide et gêné mais un « vrai » sourire qui fait pétiller ses yeux noisettes aux éclats verts.

Il s'approche pour me saluer et reste bouche bée.

Alors on se calme, hein ! Ne commencez pas à imaginer qu'il est terrassé par un coup de foudre à la vue de ma beauté éblouissante. Non, je suis une brune tout ce qu'il y a de plus ordinaire, avec un visage qui pourrait passer inaperçu si je n'avais pas les yeux vairons.

Oui, j'ai un œil marron et l'autre bleu. Et ça a tendance à choquer les personnes que je rencontre pour la première fois, donc j'ai l'habitude du « syndrome de la carpe ».

A peine remis de sa surprise, il se met à débiter d'une traite un tel flot d'informations sur lui et sur son amitié avec Sören que je le classe automatiquement dans la catégorie suivante : « Personnes qui parlent beaucoup trop quand elles sont stressées. »

Vous me direz, c'est mieux que la catégorie : « Grand prétentieux dont il faut se méfier ». Devinez qui j'ai rangé dans celle-ci...

Adara propose qu'on mange tous ensemble pour discuter avec Nysos de notre façon de travailler (Ma parole ! Elle a déjà préparé un contrat de travail ou quoi ?).

- Tu viens, Héty ? me lance Aliz.

- Oui, oui, j'arrive.

J'imagine qu'avec la bouche pleine, il devrait moins parler...

(Bon... quand il ferme la bouche, il n'est pas si mal...)