Demi bien frais
Gigi était apparue au début du printemps, un jour de foire. Le café de la place était alors débordé. La foule était apparue soudainement, après un hiver aux journées seulement emplies par la neige, et elle envahissait maintenant la terrasse en y captant chaque rayon de soleil. Une table réclamait une coupe de glace pour chaque enfant, une autre des demi frais et les cendriers manquaient sous chaque parasol.
Arianna courait, la boule au ventre, persuadée qu'elle allait finir par heurter un enfant, renverser son plateau, ou simplement oublier les commandes qu'elle n'avait pas le temps de noter sur son calepin. Son père lui criait d'accélérer la cadence en tapant dans ses mains dès qu'une serveuse débarrassait son comptoir d'une commande prête, et la jeune femme avait failli percuter l'inconnue qui se tenait derrière la porte de la salle presque vide, boudée par les citadins frileux.
— Pardon.
Arianna avait presque crié, mais il n'y avait eu aucune réponse, juste un sourire, tandis que l'inconnue s'écartait en lui tenant la porte, ses cheveux châtains, lisses, glissant sur ses épaules pâles en reflets chauds. La serveuse avança lentement, tenu par une sorte de mécanisme qui la poussait vers l'avant alors que ses yeux glissaient sur les derbys lacés, un peu masculins, puis sur la longue robe noire, portefeuille, dont la fente laissait voir jusqu'au haut de la cuisse.
Soudain, Arianna fut avalée par le monde extérieur et l'instant se morcela sous le poids de cette matinée de printemps chaude, bruyante et festive. Sur les dalles de la terrasse, les sacs emplis de babioles s'amoncelaient et la serveuse devait faire attention à chacun de ses pas, son plateau rond vacillant au bout de son bras. Lorsqu'elle eut fini de distribuer les glaces aux enfants qui serraient encore les peluches gagnées à la vogue, et les cafés aux parents fatigués, Arianna eut la surprise de rentrer pour trouver l'inconnue penchée au-dessus du comptoir haut, en conversation avec son père.
— Ma fille va te montrer où poser tes affaires, hé, Ari, on a trouvé de la main forte pour la journée, montre-lui les casiers.
Hébétée, Arianna regarda son père sans vraiment comprendre, puis l'inconnue, qui la fixait d'un air amusé.
— Je suis serveuse, parfois, expliqua celle-ci alors que le patron lui tendait un tablier noir. J'ai vu que vous aviez du monde, alors je suis venu voir si je ne pouvais pas travailler quelques heures.
— Oh, okay.
La serveuse avait à nouveau la sensation étrange que la terrasse était un autre monde, lointain, alors que dans l'ombre de la salle une fraîcheur bienvenue l'entourait, engourdissant ses doigts, et le temps. Elle resta là, maladroitement plantée devant la jeune femme qui devait être son aînée de cinq ou sept ans, et dont le visage avait quelque chose de naturellement triste, un peu hautain. Ce n'était pas une attitude ou un apparat, mais une sensation diffuse, répartie entre les lèvres fines, à l'arche dessinée, le nez fin, droit, un peu long, et les yeux d'un marron froid qui paraissaient calmes, presque nostalgiques, même lorsque les joues s'ornaient de fossettes.
— Gigi.
Arianna sursauta, tirée de ses rêveries par l'inconnue, qui n'en était plus une, puisqu'elle venait de se présenter.
— Arianna.
Prenant conscience qu'elle se tenait encore devant le comptoir, son plateau au bout des doigts, la jeune femme rougit et se dirigea vers la porte de l'arrière-salle, où elle montra les casiers à la nouvelle recrue. Rapidement, celle-ci se mit au travail, et si elle était lapidaire et très économe de ses mots, autant envers les clients que le personnel, elle n'en demeurait pas moins efficace et appliquée.
— Tu as du feu ?
La journée était passée, les derniers flâneurs partaient et Arianna nettoyait les tables. Gigi avait pris une cigarette à une autre serveuse et elle l'avait rejoint en terrasse, chiffon en main.
— Tiens.
La jeune femme lui tendit son briquet après avoir vérifié d'un regard que son père ne l'avait pas vue, et elle le rangea avec tout autant de précaution.
— Il ne sait pas que tu fumes ?
— Non, ma mère est morte d'un cancer quand j'étais petite, alors tout ce qui risque de m'en donner un, ça lui fait piquer des crises.
— Je le comprends, mais je te comprends aussi. Tu l'aides ici, où c'est ton travail ?
— C'est mon travail, j'ai arrêté les études pour venir l'aider.
— C'est un gros sacrifice.
— Ce n'était pas pour moi, de toute façon, j'avais une phobie scolaire.
Arianna parlait rapidement et elle réalisa soudain qu'elle était à bout de souffle, et déballait sa vie devant une parfaite étrangère.
— Et toi ? demanda-t-elle précipitamment.
— Moi je travaille ici les jours de foire, se moqua gentiment Gigi en agitant sa cigarette au-dessus d'un cendrier. Je voyage, en ce moment, alors je n'ai pas de travail fixe, mais un peu d'argent, c'est toujours agréable.
— C'est sûr.
Arianna avait répondu cela un peu au hasard, incapable de penser à comment elle pourrait continuer cette conversation, alors pourtant qu'elle ne désirait pas qu'elle s'arrête. Gigi rentra et elle la vit accepter un demi de son père, qui compta avec elle les billets. Une fois ses heures payées, la jeune femme disparut aussi naturellement qu'elle était apparue, laissant Arianna figée, le regard suspendu au mur derrière lequel s'était glissée sa silhouette.
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