IV. Moonlight on the bayou
Do you know what it means to miss New Orleans
When that's where you left your heart ?
Cette musique a mordu mon âme. Aussi puissante qu'un shot d'alcool, qu'une piqûre d'adrénaline. Ce son nouveau, obsédant, irrigue mes veines et se déverse dans mon cœur avec la violence d'un torrent. Depuis l'échec de l'audition, je rejette la musique classique. Petit monde étriqué, pétri de préjugés et de protocoles. Le Jazz de Ash n'a rien à voir ; organique, brutal, vibrionnant.
Oui, je suis retournée à Trémé... avec Ash.
Il me parle de ce quartier unique, cœur de la plus vieille communauté noire libre de Louisiane, berceau du Jazz et de la lutte pour les droits civiques. Je bois ses paroles en sirotant un verre après son concert, mais mon esprit revient sans cesse à cette révolution musicale.
— À quoi tu penses, Grenouille ?
Je grimace à ce sobriquet, référence à ma famille religieuse et certainement à mes origines françaises.
— Tu sais qu'on ne mange pas tant de cuisses de grenouilles que ça, en France ? C'est plus rare qu'on ne le croit !
— Je trouve quand même que ça te sied à merveille.
Je roule des yeux, masquant ma gêne par le mépris.
— Mais ne détourne pas la conversation. Qu'est-ce qui trotte dans ta jolie tête ? reprend-il.
— Ce concert, encore, c'était...
— C'est ton truc, alors ? se réjouit-il, sourire en coin.
Je lui montre mon avant-bras nu.
— J'en ai encore les poils dressés, revelé-je.
Son sourire est une éclipse. Il jette un œil malicieux aux instruments délaissés, figés dans la fumée et la pénombre du lieu, un tableau endormi. Il me prend la main et me pousse sur la scène.
— Viens.
— Qu'est-ce que tu fais ?
En moins d'une minute, je me retrouve avec Ash debout devant le synthé.
— Il n'attendait que toi... souffle-t-il.
Ses doigts recouvrent les miens et ensemble nous jouons des airs frénétiques, lancinants. J'ai le sentiment de revivre. Mes souvenirs de l'audition remontent avant de refluer. À la fin du morceau, je tremble, pas pour les mêmes raisons que la dernière fois. Je n'entends rien d'autre que les battements assourdissants de mon cœur, ne vois rien d'autre que les mains de Ash blotties contre les miennes.
Tous les deux, un piano électrique. Et cette atmosphère enivrante, qui, soudain, devient intime. Nos regards se croisent. Il caresse ma joue.
— Tu pleures... observe-t-il.
Je ne l'avais même pas remarqué, et je n'ai pas le temps d'en avoir honte car déjà ses lèvres embrassent mes larmes. Il se recule légèrement, son pouce efface les dernières traces de mon émoi.
— Des taches de rousseur, c'est joli.
Je déglutis. Son visage est l'œuvre d'un artiste, mais son aura vibre comme le fruit d'une nature libre et sauvage. Son odeur engloutit mes sens, effluves de vanille. Quelle heure est-il ? J'ai l'impression qu'il n'y a plus que nous, ici.
Le musicien fond lentement sur mes lèvres, il sème sur ma peau des notes de douceur. Pianissimo. Ses mains se glissent dans mon cou moite, puis dans mes cheveux emmêlés. Crescendo. Sa langue réclame l'entrée de ma bouche et je lui cède. Mezzo forte.
***
Le lendemain, j'ai rejoint Ash en fin de journée, dans le bar de prédilection de son groupe, à Tremé. Je m'étais trompée sur son compte. Il est peut-être grossier en certaines circonstances, mais ce n'est pas un connard. Tout le contraire, même. Il est lumineux, enthousiaste, vivant, un peu rebelle. Cette colère qu'il porte en lui, il la transforme en beauté pure ; celle qui exalte les sens et remue des choses au fond de l'âme.
Il cherche une musique dans le Juke-box du Marie Laveau bar, je l'attends en trempant mes lèvres dans un Sazerac. J'en suis à mon troisième cocktail local et je me sens étourdie, joyeuse. La porte s'ouvre sur un groupe d'hommes au visage fermé, poings serrés. J'ai un mauvais pressentiment. Ils se regardent, ricanent, puis progressent vers moi. Ils chuchotent un moment en m'observant. Je suis leur proie. L'un d'eux, casquette d'un groupe de baseball sur la tête, s'assoit sur une chaise haute à ma gauche, l'air goguenard.
— Que fait une jolie fille comme toi dans un tel trou à rats ? commente-t-il.
— Pardon ?
Sa main boudinée frôle mon épaule, je recule. Ash reparaît, sourcils froncés.
— Vous foutez quoi, là ? Laissez-la tranquille.
— Et sinon quoi, jazzman de merde ?
Sans prévenir, la tension monte de plusieurs crans. Virulent, le groupe se répand en insultes. Le conflit dégénère, les amis de Ash s'en mêlent et en viennent même aux mains, brisant un verre sur la tête de l'un deux. Ash saisit mon bras et m'emmène hors du bar.
Nous courons jusqu'à sa moto et rions nerveusement, contrecoup au stress de la situation, sans doute.
— Qu'est-ce qui vient de se passer, là-bas ? demandé-je en reprenant ma respiration.
— Une bande de connards qui aime s'en prendre aux habitants de Tremé. Ça arrive, parfois.
Je me sens honteuse, subitement, avec mes petits problèmes en bandoulière.
— Et on fait quoi, maintenant, on va voir la police ?
À ce moment-là, les agresseurs détalent du bar comme des chats de gouttière apeurés. Un sourire malicieux creuse la joue de Ash.
— Tu vois, Grenouille, problème réglé. Monte, je t'emmène quelque part.
Il m'entraîne sur sa moto et nous filons une trentaine de minutes sur l'asphalte, le long du lac Pontchartrain. Le jour se couche, ses derniers rayons fardent la route d'une lumière mordorée. Derrière le lac, un immense soleil écarlate domine, semblant disparaître peu à peu sous la surface. Enfin, Ash s'arrête et me guide au bord du marais de l'Île-de-Miel.
Là, une barque attend sur la berge, parmi les cyprès.
— Qu'est-ce que..?
— Ce sera mieux que n'importe quelle croisière, promet-il.
Ses yeux étincellent autant que l'onde de Pontchartain. Alors je dis oui. Avec Ash, je dirais oui sans cesse. Nous embarquons en plein milieu des bayous endormis, cernés par les chuchotements d'une faune abondante ; hérons, ragondins, aigrettes, loutres, grenouilles...
— Et les alligators ? m'exclamé-je soudain, prise d'effroi.
Ash rit, très fort. Ce son résonne dans la nuit, jusque sous ma peau.
— Le seul danger, ici, c'est moi... plaisante-t-il en se penchant doucement sur mon cou.
Il y dépose une traînée de baisers humides, parfumés aux azalées sauvages qui règnent dans le marais. Je me liquéfie. Mon short en jean m'encombre, mon débardeur colle à ma sueur.
— Tu es si belle, Clara, murmure-t-il contre ma peau. Dès que j'ai posé les yeux sur toi, j'étais damné.
Comme ça, on est deux...
Sa bouche presse la mienne, urgente. Il mordille mes lèvres, nos langues se goûtent, nos salivent se mêlent ; saveur de sucre de canne, zeste de citron. Son corps solide contre le mien est aussi brûlant qu'un brasier. D'instinct, j'écarte les jambes et entoure son bassin. À travers son jean rêche, la proéminence de son désir écrase mon intimité, déjà moite et avide. Il avale mon gémissement et ondule des hanches, ses mains agrippées à ma nuque.
Son souffle devient mon air.
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