III. Hé toi, grenouille !
The moonlight on the bayou, a creole tune that fills the air
I dream about magnolias in June And soon I'm wishing that I was there
Ash se tourne vers moi, comme s'il avait senti le pinceau de mon regard tracer les contours de sa silhouette. Ses sourcils s'arquent, sa mine devient moqueuse.
— Encore toi ! s'exclame-t-il.
Je repense à nos rencontres successives. Sa grossièreté monumentale. Son charisme... Sa grossièreté.
— Deux fois que je te croise, deux fois que tu agis en connard, ne puis-je m'empêcher de cingler.
L'étonnement froisse ses traits bien dessinés. Son comparse rouquin affiche un air perplexe.
— Tu la connais, cette nana ?
Ash s'approche de moi, tout sourire, absolument pas offensé par mon injure.
— Tu viens pas d'ici, toi, je me trompe ?
Je déteste qu'on me fasse remarquer cette différence, cette évidence. Je le fixe durement, muette. La colère que je porte en moi est toujours là et ne demande qu'à planter ses crocs. Ash se tient à quelques centimètres de moi.
— T'aimes la musique, grenouille de bénitier ? reprend-il. Je t'ai aussi croisée à Lafreniere park, non ? Tu nous matais avec mon pote.
— Je ne suis pas... J'accompagne ma famille, mais je ne suis pas...
— Ouais, j'ai compris, rit-il. Tu es quoi, alors ?
Bonne question.
Ash fait deux têtes de plus que moi. Seul mon sale caractère serait capable d'affronter cette stature imposante, car mon corps n'est qu'une petite chose bien frêle devant lui. La lune baigne sa figure ciselée, le satin de sa peau de bronze. Ma contrariété fond peu à peu sous l'assaut de sa beauté magnétique.
— J'étais pianiste.
Ces mots débordent puis s'échappent, je ne les retiens pas. Et déjà mon cœur se serre. Première fois que je verbalise cet état de fait, au passé. L'expression de Ash s'adoucit, au diapason de ma mélancolie. Ses yeux profonds me scannent. Pourquoi ai-je été si sincère, si intime ?
— Une pianiste, hein ? Intéressant.
— Je ne fais plus de musique, dis-je, mal à l'aise.
— Française ? Je reconnais l'accent.
Je me contente de ne pas le contredire. Pas envie d'être ramenée à ma nationalité. Ici, je préfère n'être plus personne. Derrière nous, Jet gratte distraitement sa guitare sans plus se préoccuper de mon intrusion. Il est peut-être habitué à voir Ash se trouver de la compagnie... Un homme tel que lui n'a certainement pas de difficultés à séduire.
— Quel âge ? continue-t-il.
— C'est un interrogatoire ?
Ses lèvres s'étirent en coin. Plus mes mots mordent, plus il paraît satisfait.
— Bonsoir, moi je m'appelle Ash, j'ai vingt-trois ans, et je suis musicien à la Nouvelle-Orléans. Et vous, mademoiselle « l'ex pianiste ? »
Il me tend la main. De longs doigts, cerclés de bagues, crées pour caresser davantage que des instruments de musique.
— Clara, j'ai bientôt vingt ans, et je ne sais pas trop ce que je fais là.
Mon bras se soulève de lui-même et bientôt ma main est scellée dans sa paume chaude. Tel un pacte. Il rit.
— Et tu faisais du piano.
— Et je faisais du piano. Avant de rater mon audition pour l'Orchestre de Paris.
Il siffle, impressionné.
— Eh bien, ce n'est pas rien, ça. Un Orchestre symphonique, Milady...
— J'ai échoué, ça n'a aucune valeur.
— Tu sais ce qui a foiré ?
Je hausse les épaules, entraînée malgré moi dans cette conversation insolite, inattendue.
— « Votre interprétation ne manquait pas de ferveur. Mais elle était cruellement brouillonne. » je récite.
Les pupilles de Ash pétillent d'intérêt.
— Ferveur, hein. Ça te correspond bien. Tu sembles en colère.
— Peut-être, murmuré-je, sans rompre notre contact visuel acéré.
— J'ai ce qu'il te faut, moi... Viens au concert, demain. Tu le regretteras pas.
Sa peau est beaucoup trop douce contre la mienne pour me dérober.
***
Viens au concert, demain. Tu le regretteras pas.
Avant même qu'il ne me le propose au bord du fleuve, j'avais décidé. Dès qu'il m'a mis ce foutu tract dans la main, j'avais l'intention de découvrir son univers. Désolée, tatie Suzie. Elle n'a pas besoin de tout savoir...
La salle de concert ressemble à une petite maison hantée par de vieilles âmes. Sur les murs s'étale un enchevêtrement de fresques colorées. Depuis son ventre, le bruit gronde et vibre déjà à l'extrémité de mes membres. Mes paumes sont moites. Je ne sais pas si c'est dû à la chaleur ou à l'idée de revoir Ash. La nervosité enfle. J'ai enfilé une robe noire, en coton, aux bretelles croisées dans le dos. Sans soutien-gorge. Je suis à l'aise, légère. Pour rehausser mon teint trop pâle, j'ai appliqué une touche de corail sur mes lèvres, rien de plus. Et mes cheveux sont lâchés sur mes épaules.
La salle est enfumée et noire de monde. Aussi sombre et poisseuse qu'un marécage. Ici, les look sont extravagants. Pas vraiment le repaire des « gentilles familles ». Je tente d'évoluer à travers cette marée humaine pour me faufiler jusqu'à la scène. J'entends déjà un batteur frapper ses baguettes l'une contre l'autre, le grésillement des amplis de guitares résonne dans mes tympans et mes côtes. Une excitation lancinante, électrique, brûle doucement.
Je parviens à me glisser entre les spectateurs au premier rang. Ash joue parmi un ensemble ; guitare, batterie, contrebasse, trompette. Ses mains malmènent un synthé électrique. Il porte un débardeur noir recouvert d'un motif d'alligator cartoonesque. Je souris, amusée par ce détail décalé. Ce type est un pur produit du bayou.
J'ai du mal à décrire ce qui se produit alors. Une sorte de jazz psychédélique, mâtiné de rock et d'accents blues. Je n'ai jamais vu un tel mariage de sonorités. C'est donc ça, le fameux hymne « vaudou » auquel Emmet faisait référence ? Si cette musique n'adoucit pas les mœurs, elle confine en tous cas à la transe, quelque chose de presque tribal, expiatoire, discordant et envoûtant à la fois. Irréel.
Le concert se termine, je me sens sourde et retournée. Les musiciens prennent le temps de ranger leur matériel, je ne sais pas trop quoi faire de mon corps. Je sirote un cocktail pour me donner une contenance, furetant d'un œil perplexe et fasciné la foule bigarrée de ce lieu atypique.
— Hé toi, Grenouille !
Je fais volte-face. Ash me déshabille du regard, de la tête aux pieds.
Grenouille ?
— Ça te va si je t'appelle comme ça ? s'amuse-t-il en passant un bras autour de mes épaules.
— En quel honneur, ce surnom ?
— À ton avis, Grenouille ?
Je le dévisage sans rien dire. Ash ne se départit pas de son sourire, soleil à se damner. Lumineux, espiègle. Ses iris scintillantes m'évoquent deux pierres précieuses.
— C'est donc à ça que tu ressembles quand tu n'engueules pas Jet ou que tu n'ennuies pas les passants ? cinglé-je.
— Et à quoi je ressemble, dis-moi tout ?
Je pique un fard.
— À une personne presque civilisée.
Ash éclate de rire. Une chaleur s'insinue dans mon estomac. Emmet n'a plus qu'à venir sauver mon âme, me voilà condamnée.
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